Biographie
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À Ourfa

Assaad Charbel Corbani (1896-5/9/1995)
Assaad Charbel Corbani (1896-5/9/1995)

1. Retour du Liban à Ourfa

Combien de temps exactement dura le séjour de Léonard à Baabdath ? Malheureusement nous ne le savons pas exactement, probablement quelques mois. Tout juste quelques vieux, tel le regretté Assaad Charbel Corbani,1 se rappellent l’avoir vu dans les rues du village, les Baabdathiens le montrant du doigt : le voilà le brave missionnaire Capucin en Mésopotamie… Ce qui est sûr, c’est qu’avant Noël de cette même année 1911, il avait regagné son poste, non à Maamouret-el-Aziz, mais à Ourfa, comme en témoigne cette lettre :

Revme Père Général

J’aurais voulu vous écrire pour le Nouvel an, mais je ne l’ai pas pu pour la raison que la poste turque ne reçoit pas les lettres destinées à l’Italie, à cause de la guerre.2 Pour cela, je me suis décidé d’expédier la présente à Smyrne, priant un de nos Pères de la déposer à la poste autrichienne… En outre, comme vous le savez, Revme Père, j’étais parti au Liban pour motif de santé. J’ai attendu l’arrivée de mon obédience pour vous écrire et vous remercier pour la permission que vous m’avez accordée. Le Supérieur m’avait dit que l’obédience me serait expédiée directement au Liban. Je dois vous dire que jusqu’à ce jour je ne l’ai pas encore reçue.

Je vous remercie chaleureusement Revme Père pour la permission que vous m’avez accordée et en suis infiniment reconnaissant. Voilà plus de trois mois que je suis retourné en mission, et à présent ma santé, grâce à Dieu, va mieux, quoiqu’elle laisse encore beaucoup à désirer…3

P. Léonard se trouve ainsi rattaché au poste d’Ourfa, en compagnie de son compatriote le P. Bonaventure. Il y restera deux ans et demie, de Noël 1911 jusqu’au mois d’août 1914, quand il fut nommé à Mardine, suite à la réorganisation des postes de la Mission, dûe à la mobilisation des missionnaires étrangers avec le début de la première Guerre Mondiale.

2. La ville d’Ourfa

La ville d’Ourfa serait la ville d’Ur, patrie d’Abraham, devenue la prestigieuse Edesse. Du temps de Jésus-Christ, une vieille tradition soutient que Abgar, roi d’Edesse, envoya un messager auprès du Christ le suppliant de le guérir de sa lèpre. Il fut miraculeusement guéri grâce à un portrait de Jésus « peint » par le messager et mis sur les genoux du roi assis, ce qui valut à la ville une grande réputation et au portrait le titre d’image « non faite de main d’homme ». Une autre tradition rapporte que Jésus a envoyé une lettre au roi lui assurant une protection « miraculeuse » de la ville contre les ennemis. Ainsi donc, la ville acquit une grande renommée grâce à la présence de ces « reliques » et devint un centre d’attraction pour les pélerins et pour les étudiants de son école de théologie où a enseigné S. Ephrem et Raboula. Au début du septième siècle, la ville fut conquise par les musulmans qui lui donnèrent le nom de Arraha. Au début du XXème siècle, la ville comptait quelques 55.000 habitants répartis comme suit :

— Musulmans (turcs, kurdes, divers)         40.833

— Chrétiens de tous rites                          13.843

— Israélites                                                     324

Ourfa connut des jours tristes quand, au lendemain de Noël, le 28 et le 29 décembre 1895, la horde des massacreurs envoyés par le Sultan Abd-oul-Hamid se rua sur la ville et mit le quartier chrétien à feu et à sang. Le P. Jean-Baptiste de Castrogiovanni raconte ce qui s’est passé :

Un groupe de « Derviches tourneurs » à Ourfa (Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban)
Un groupe de « Derviches tourneurs » à Ourfa (Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban)


Les chrétiens étaient tous sans armes parce qu’ils avaient été désarmés auparavant par ordre du gouverneur qui leur promettait la protection. À midi fut hissée sur le minaret de la grande mosquée la bannière verte. C’était le signal du massacre. Soldats, turcs, arabes, armés jusqu’aux dents défoncent les portes des maisons et les baignent de sang. Le derviche turc, Maulaviseek-Seeid-Ahmet massacra à lui seul, ce jour là, 120 chrétiens qu’il égorgea comme des moutons. L’église arménienne fut bondée de gens épouvantés, surtout des femmes et des fillettes.

Une fois fini le massacre des hommes, ces fauves montent sur les tribunes où s’étaient réfugiées les femmes, les dépouillent, redescendent et à la hache taillent les colonnes de bois qui soutenaient les tribunes, et voici quel amas de créatures précipitées sur les cadavres en dessous. Quatre vingt bidons de pétrole sont répandus sur les victimes ; ils y mirent alors le feu.

Pendant que des cris stridents s’élevaient vers le ciel, les enfants et les femmes turcs poussaient des cris de joie et de triomphe. En l’espace de quelques heures périrent à Ourfa quatre mille personnes. 4

3. Ourfa à l’arrivée de P. Léonard

La situation d’Ourfa, à l’arrivée du P. Léonard, est présentée ainsi par une religieuse de Lons-le-Saunier :

Dans cette ville arménienne, les Capucins avaient déjà une école de garçons. Pour soustraire les jeunes filles et les enfants aux insultes des turcs, dont il fallait traverser le quartier pour se rendre chez nous, les Pères ont dû fonder deux nouvelles écoles dans le quartier arménien, écoles déjà très prospères et qui sont appelées dans l’avenir à faire une concurrence sérieuse à celles des protestants et des schismatiques. Celle des garçons est sous la direction de deux maîtres ; celle des jeunes filles sous celle de sœur Théodore et de trois maîtresses indigènes. Fondée d’hier elle compte déjà plus de deux cent élèves. Les pauvres enfants qui, avant d’entrer chez nous, connaissaient à peine les premiers éléments de la Religion, récitent déjà les prières couramment et répondent parfaitement aux demandes du catéchisme.

Outre ces deux établissements, nous avons, dans l’enceinte de l’hospice, l’ancienne école qui reste ouverte aux Syriens et aux Chaldéens. Elle compte 110 à 115 élèves, auxquels on enseigne le français, le turc, l’arabe et l’arménien. À notre arrivée, les élèves nous récitèrent plusieurs compliments en français. Un jour de la semaine que je visitais les classes avec le T. R. P. Préfet, je fus frappé de la facilité avec laquelle ces enfants prononçaient notre langue. Comme je manifestais mon étonnement, le Père Préfet me dit que ces enfants, ayant passé pour la plupart sur les bancs de l’asile tenu par les religieuses, y avaient pris cet accent si net et si clair, auquel tout étranger qui apprend notre langue arrive difficilement.

Une partie de la maison des sœurs franciscaines reste consacrée à l’asile, à une école pour les jeunes filles du quartier, et à un dispensaire où les malades pauvres trouvent gratis les remèdes qu’ils devraient acheter ailleurs à grands frais.

À Ourfa comme à Diarbakr, nos braves franciscaines rivalisent de zèle pour faire de ces jeunes filles de bonnes chrétiennes et d’excellentes mères de famille. On m’a montré des travaux de broderie et de tapisserie exécutés par les enfants de l’école et qui sont d’une beauté remarquable.

Un ouvroir, fondé depuis les événements par les soins de la Mère Cécile, fournit du travail à plus de soixante veuves arméniennes. 5

4. P. Léonard, directeur de l’école d’Ourfa

Le P. Léonard, dans une lettre au P. Général, raconte son activité à Ourfa :

Les élèves de l’école des Capucins à Ourfa (Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban)
Les élèves de l’école des Capucins à Ourfa (Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban)

Revme Père Général

A l’approche du nouvel an, je viens par la présente satisfaire à un devoir filial, c’est-à-dire vous présenter mes vœux avec les plus sincères félicitations.

Je vous offre donc Revme Père mes plus sincères et filiales félicitations et mes vœux pour les saintes fêtes de Noël et du Nouvel an. Que l’année de grâces 1913 vous soit une source de toute grâce et de tout bien et que Dieu vous conserve longuement et vous assiste avec sa puissante grâce.

Depuis déjà un an, je me trouve à Ourfa, et grâce à Dieu, je suis content et je m’occupe du saint ministère de la prédication et de la confession, malgré que ma santé ne s’est pas entièrement rétablie; de plus, je suis chargé de prêcher le carême prochain. Dernièrement, le Supérieur m’a confié l’école, et je me suis mis à la besogne de tout cœur. Nos enfants, catholiques, syriens et arméniens schismatiques, avec quelques turcs, sont actuellement au nombre d’environ 130, sans compter les petits de l’asile.

L’école marche bien, grâce à trois autres religieux qui consacrent eux-aussi leur activité pour la jeunesse. Nous trouvons un peu de difficulté dans les différentes langues que nous devons enseigner: le français, l’arabe, le turc, l’arménien et le syriaque; voilà les langues que nous enseignons dans notre école. A tous, indistinctement et régulièrement, nous expliquons la doctrine chrétienne. C’est notre premier objectif en recevant ces pauvres schismatiques qui se trouvent dans la plus parfaite ignorance de leurs devoirs religieux.

À présent, notre situation, comme celle de tous les chrétiens de ces pays, est assez critique à cause de la guerre entre la Turquie et les Etats balkaniques, parce que les Turcs la considèrent comme une guerre de la chrétienté contre les adeptes du prophète. Pourtant, jusqu’aujourd’hui, nous ne pouvons trop nous lamenter, quoiqu’il y ai beaucoup de menaces. De toute façon nous sommes remis entièrement entre les mains de Dieu. Que sa Sainte volonté soit faite.

Beaucoup d’arabes et de kurdes sont partis et partent encore à la guerre. Pauvres gens, ils font pitié à les voir partir comme des brebis à l’abattoir, dépourvus de tout le nécessaire, sans entraînement, et avec tout cela, ils vont en avant avec un courage admirable. Comme ils manquent de tout, même du pain, ils dévastent tout, sèment la terreur et la misère là où ils passent. Espérons que Dieu mette une fin rapide à tant de misères et qu’il donne la paix et la tranquillité…6

5. P. Bonaventure, administrateur de la caisse d’Ourfa

Le P. Bonaventure de Baabdath écrit d’Ourfa :

Il y a déjà sept ans et demi que je me trouve dans cette résidence et je dois remercier Dieu de m’avoir toujours donné d’excellents supérieurs locaux, sans parler du si regretté, le saint Préfet Jean-Antoine (de Milan) qui est maintenant archevêque de Smyrne. Le souvenir de sa sainte vie et de son zèle apostolique est toujours vivant et bien imprimé dans tous les cœurs.

Mais on peut dire, Rme Père, que le Seigneur nous récompense largement de cette perte douloureuse dans la très digne personne de notre nouveau préfet le P. Ange de Clamecy qui, avec ses vertus éminents et surtout avec sa prudence consommée, a gagné tous les cœurs. Je peux en témoigner avec ma propre expérience ayant eu durant les vacances passées l’occasion de voir tous nos Pères et Frères.

Il est toujours cet homme de Dieu, calme et souriant malgré tous ses ennuis et soucis. Ce qui le préoccupe le plus est l’inquiétude de sa caisse toujours vide et la peur de faire de nouvelles dettes. D’autant plus que de toutes nos résidences on lui fait appel dans presque chaque courrier, les allocations ne suffisent pas pour toutes les charges, les professeurs menacent de partir, il leur faut des augmentations etc…etc…Et lui malgré toute sa bonne volonté répond : « Je ne peux pas vous faire plus qu’il n’a été déterminé. Seulement pour ne pas vous faire mourir de faim je vous paie vos allocations à l’avance, mais cela ne nous met dans un plus large déficit. » Ainsi, ici à Ourfa, le déficit de l’année écoulée ajouté à celui de l’année précédente est arrivé à 1700 fr. malgré toutes nos économies. Je n’aurai pas osé parler de ces choses si on ne m’avait pas imposé par force l’administration de la caisse d’Ourfa. 7

6. Une fraternité très unie

Le P. Bonaventure de Baabdath continue sa lettre d’Ourfa :

Depuis un an et plus, je me trouve en compagnie du TRP Préfet, du RP Léonard de Baabdath, du RP Athanase et du bon frère Raphaël de Mossoul. Ils sont jeunes et excellents missionnaires. Vraiment on ne peut désirer une meilleure compagnie à cause de la grande charité qui règne parmi nous tous. Nous nous entendons à la perfection, nous nous occupons chacun dans le travail journalier déterminé, soit à l’église, soit dans les asiles d’enfants, et surtout dans notre école de garçons dont le directeur est le RP Léonard.

Il fait très bien son Office. L’école est divisée en plusieurs classes, on y enseigne la religion, l’histoire, la géographie, l’arithmétique, la calligraphie, la musique, et cinq langues: le français, l’arabe, le turc, l’arménien et le syriaque. Et pour ne pas multiplier les professeurs qui sont si chers, nous nous sommes imposés nous tous de nous sacrifier pour les écoles en donnant chacun plusieurs cours quotidiens. 8

7. Un travail accaparant

Le P. Attale de S. Etienne, qui a accompagné le nouveau Supérieur de la Mission en 1910, le P. Ange de Clamecy, exprime ses premières impressions en arrivant à Ourfa :

[Les premiers contacts] nous firent entrevoir les vastes domaines de l’activité des Missionnaires.

À l’église et à l’école les deux Pères et le Frère avaient fort à faire. Elèves et paroissiens ne sont pas très nombreux ; mais, la diversité des races, des langues et des mentalités multiplie les difficultés d’accès et de pénétration dans les âmes. Syriens et Chaldéens de langue arabe, Jacobites de langue turque, arméniens enfin de langue arménienne et turque sont divers terrains de culture auxquels les mêmes soins ne sauraient convenir ; ils exigent chacun une manière différente un traitement à part.

Les Sœurs Franciscaines, à côté des Pères, ont les mêmes obstacles à vaincre, sous une autre forme, dans l’éducation des filles.

Lentement, le bien se fait dans les âmes du petit troupeau catholique et dans les âmes des élèves de quelque race ou religion qu’ils soient…

Chaque matin, les enfants, garçons dans la première moitié de l’église, plus près du chœur, filles dans l’autre moitié vers le fond, assistaient à la messe. Ils disaient la prière du matin et chantaient un cantique ; quelques-uns communiaient. Et le soir, tous, garçons et filles, revenaient à la même place réciter le chapelet, dire la prière du soir…

La plus grande partie de la journée se passait à l’école. Sur place il était difficile, pour ne pas dire impossible de trouver les professeurs qu’il aurait fallu. Force était bien d’en employer pour l’enseignement des langues indigènes, l’arabe, l’arménien. Mais pour le français – La grande part et la plus recherchée – il fallait payer de notre personne.

Le missionnaire, afin de pouvoir atteindre des âmes, former les enfants catholiques à la piété, assurer aux chrétiens un peu d’instruction religieuse, donner à tous aux non- chrétiens comme aux autres, un peu de bonne éducation et de formation morale, acheminer de la sorte ces âmes dans la voie du bien vers une plus large connaissance du vrai, le missionnaire devait se faire professeur.

La diversité des races et des religions parmi les élèves ne facilitait pas plus l’enseignement que la discipline. Sur cent cinquante élèves environ, on comptait, à proportion presque égale, des catholiques Latins, des catholiques Syriens, Chaldéens, Arméniens, des Grégoriens, des Jacobites, des Musulmans, des Juifs.

Pour avoir plein accès auprès des enfants comme de grandes personnes, il aurait fallu savoir à la fois les trois langues parlées, l’arabe, le turc et l’arménien. Mon confrère et moi, nous nous mîmes résolument à l’étude de l’arabe. Le R. Père Supérieur, d’ailleurs, l’exigea.

Nous avions l’avantage d’avoir en la personne d’un Père Missionnaire [P. Bonaventure] un excellent professeur. Outre que l’arabe était sa langue maternelle, ce Père en possédait de plus une connaissance approfondie. Pas une minutie de la grammaire et de la syntaxe arabe – et combien il y en a de ces minuties – qui lui fut inconnue. Il avait même composé, en manière de tableau synoptique, ce qu’il appelait « l’arbre de la grammaire » et « l’arbre de la syntaxe ». Sur le tronc, sur les branches et sur les feuilles étaient inscrites en développement logique, les principales règles de grammaire et de syntaxe. 9

8. D’une fête à l’autre

P. Attale décrit l’ambiance des fêtes :

Les fêtes vinrent, en leur temps, rompre la monotonie de notre vie. À Noël, la messe de minuit attira dans notre église une foule de personnes que l’on n’y voyait guère d’ordinaire. Le son des cloches, les accents de la fanfare s’élevant au milieu de la nuit étaient, en effet, chose extraordinaire en cette ville ou le silence de la nuit n’est interrompu que par le sifflet des veilleurs ou la résonance de leur bâton sur le pavé.

À peine le premier trimestre scolaire était-il passé qu’un hiver extraordinaire vint interrompre le cours des classes. Pendant des journées, des semaines, la neige tomba sans cesse. Autour de la ville, vers les montagnes au nord, dans la plaine au sud, partout, à perte de vue, c’était un sol tout blanc. Dans les rues, où tout le monde jetait la neige des terrasses, elle atteignit bientôt une telle hauteur que la circulation devint impossible. Par force chacun dut rester chez soi. Mais ceux qui étaient à la campagne, tels les bédouins du désert ou bien ceux qui, en ville et dans les villages, n’avaient pas de quoi se chauffer, ne tardèrent pas à souffrir de la neige et du froid. Plusieurs périrent. Beaucoup furent ruinés par la perte des troupeaux ou par l’arrêt du travail. Que de misères à soulager pendant cet hiver et longtemps après encore ! Combien d’autres détresses les missionnaires durent voir sans pouvoir hélas y remédier…

Enfin, aux premiers jours de printemps, la neige ne tarda pas à disparaître et la vie extérieure reprit partout son cours normal.

Après la période laborieuse du Carême et de pâques, nous pûmes, à la Fête-Dieu, organiser une procession qui fit vraiment sensation. De notre église à la maison des Sœurs, la voie publique va assez large sur une centaine de mètres. Le S. Sacrement en un beau cortège, fut porté par le R. Père Supérieur de l’église chez les Sœurs, puis, au retour, dans la cour de la Mission avant d’être reposé à l’église. Sur le parcours de la procession, la fanfare unissait ses harmonies au chant des cantiques ; toutes les terrasses étaient couvertes de monde. A vrai dire, beaucoup étaient venus par curiosité plus que par dévotion. Il restait néanmoins que ce triomphe était pour Notre- Seigneur présent dans le St- Sacrement. C’était aussi un acte de foi en même temps qu’une prédication…

À côté du cérémonial habituel, partout le même en Orient, il nous était possible parfois de donner des bribes de vérité, un brin de bons conseils. Ces vérités restaient surtout un rapprochement qui, de la civilité, passait parfois à la sympathie. Par le missionnaire les âmes alors allaient un peu vers Dieu lui-même.

La fin d’année scolaire, avec un surcroît de travail pour les examens et la séance des prix nous apporta la joie de voir nos enfants jouer fort bien une pièce de théâtre biblique, composée tout exprès par un missionnaire : « Joseph fils de Jacob ».

À voir ces enfants vêtus aujourd’hui des mêmes costumes que les enfants de Jacob autrefois, en ces lieux où Jacob lui-même —Haran est à quelques kilomètres d’Ourfa— avait vécu longtemps chez Laban son beau-père, il semblait que les distances séculaires avaient disparu. Ce que la Bible nous dit de Joseph il nous semblait le voir revivre sous nos yeux.

Les parents des élèves, eux, admiraient autre chose dans les jeunes acteurs. Ils prenaient plaisir à entendre leurs enfants, sous ces costumes locaux et familiers, chanter et parler sans difficulté en français. 10

9. P. Attale de S. Etienne prêche en arabe

Le P. Bonaventure de Baabdath corrige les sermons du P. Attale de S. Etienne écrits en arabe :

Il s’agit avant tout pour moi d’apprendre les langues de ce pays, c’est-à-dire l’arabe pour le moment. Cependant, ayant déjà appris un peu cette langue tandis que j’étais à l’Etude au Liban, je puis, dès maintenant, donner de petits sermons, que le P. Bonaventure de Baabdath me corrige et que j’apprends par cœur. 11

 

10. Sur le qui-vive

À Ourfa plus qu’ailleurs restait vivace le souvenir des massacres barbares de 1895 et 1897. Les vides dans les familles où les hommes ont été exécutés, les files de chrétiennes en noir se rendant à la messe, le visage où le sourire s’est éteint des centaines d’orphelins, garçons et filles, tout cela était un rappel permanent du passé et une hantise d’une alerte insoupçonnée.

Cela demandait aux missionnaires beaucoup de tact et de tendresse. Eux aussi guettaient les plus minimes indices pour se rassurer et rassurer leur peuple.

L’abdication, en 1909, du sultan Abd-oul-Hamid le sanguinaire, qui avait ordonné les massacres de 1895 et 1897, ne rassura personne. Le nouveau sultan, Mohammad Rachad, dû faire face à plusieurs défaites.

En effet, en 1912, lors de la guerre italo-turque, la grande peur saisit les missionnaires et tous les chrétiens à la gorge. L’Italie venait d’occuper la Libye, dernière province turque en Afrique du nord ; le Maroc, l’Algérie et la Tunisie étaient devenus des colonies françaises et l’Egypte était sous le pouvoir des Anglais.

En 1912 également, la guerre balkanique se solda par la perte de la Serbie, de la Bulgarie, de la Thrace et de l’Albanie. La Turquie, humiliée, n’eut plus en Europe que la région d’Andrinople dans la Thrace Orientale.

Le gouvernement et les officiers qui soutenaient le nouveau sultan subirent le plus complet discrédit auprès des masses. Le Comité Union et Progrès en profita pour prendre en main la direction du pays, faisant du sultan rien qu’un fantoche manipulé. Le Comité était composé du triumvirat Talaat, Djawid et Anwar, rejoints plus tard par Jamal Pacha.

Le P. Léonard se fait l’écho de l’état d’âme des chrétiens dans ces années d’angoisses :

La guerre actuelle est une cause de beaucoup d’ennuis pour les missionnaires et en général pour les chrétiens de l’Empire Ottoman; les turcs ne font pas de distinction et disent, du moment que les Italiens sont des chrétiens, donc la guerre a un caractère religieux, et pour cela il faut combattre contre les chrétiens en général. Ils sont même arrivés enfin à dire que le Pape est l’auteur de la guerre. Ainsi raisonne le monde turc. Dieu veuille mettre fin à cet état des choses et finir au plutôt cette guerre, cause de plusieurs maux…12

1 Témoignage donné à l’église S. Antoine de Padoue, Baabdath, le 10 juin 1990.

2 Il s’agit de la guerre de Tripolitaine, entre la Turquie et l’Italie.

3 Lettre du P. Léonard au P. Général, Ourfa, 20 mars 1912, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Privati 20.

4 Analecta, 1897, p. 215.

5 Revue Le Petit Messager de Saint François, 1909, p. 265.

6 Lettre du P. Léonard au P. Général, Ourfa, 18 décembre 1912, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Privati 30.

7 Lettre du P. Bonaventure de Baabdath au P. Général, Ourfa, 4 janvier 1913, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Privati 31.

8 Idem.

9 F. Laurentin, Souvenirs, 25 août 1928, Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban, p. 8, 14 – 15.

10 Idem., p. 16-17.

11 Lettre du P. Attale de S. Etienne au P. Général, Ourfa, 22 janvier 1910, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Privati 2.

12 Lettre du P. Léonard au P. Général, Ourfa, 20 mars 1912, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Privati 20.

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...et, une fois de plus, la bure franciscaine fut teinte du sang des martyrs...
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