1. Redistribution des Frères de la Mission
Puisque tout marchait très bien à Mardine et ailleurs, pourquoi ce remue-ménage général opéré au début de 1910 ? Les raisons sont multiples.
À la tête de la Mission était un éminent supérieur, le P. Jean-Antoine de Milan. Avec un zèle et une expérience remarquable, il avait administré son vaste champ d’apostolat depuis plus de 25 ans. Le 22 décembre 1909, il fut nommé Archevêque et Vicaire Apostolique de l’Asie Mineure, avec Smyrne pour résidence. Pour le remplacer, un décret de la Propagande, en date du 10 mars 1910, nomma Supérieur le P. Ange de Clamecy, de la Province S. Bonaventure de Lyon. Cette nomination entraîna une refonte des charges dans la Mission et une nouvelle répartition des Pères. Ainsi, les trois libanais se virent mutés à de nouveaux postes :
— Le P. Léonard passa de Mardine à Maamouret-el-Aziz (appelé aussi Mézéré).
— Le P. Thomas passa de Kharpout à Diarbakr.
— Le P. Bonaventure resta à Ourfa.
En ce temps-là, les autres Pères de la Mission étaient : Fr. Adrien d’Upie (Province de Lyon), P. Attale de S. Etienne (Province de Lyon), P. Appollinaire de Tretto (italien), P. Basile d’Angora (Institut), P. Benoît Najarian de Diarbakr (Institut), P. Colomban de Giromagny (Province de Lyon), P. Charles de Neerpelt (Province de Lyon), P. Daniel de Manoppello (italien), fr. Ferdinand de Thizy (Province de Lyon), P. Gabriel Solliet de Lyon (Province de Lyon), P. Joachim de Lyon (Province de Lyon), P. Jean-Baptiste de Castrogiovanni (italien), P. Louis Minassian de Kharpout (Institut), P. Ludovic d’Eurre (Province de Lyon), P. Raphaël Samhiri de Mossoul (Institut), P. Raphaël des Estables (Province de Lyon), fr. Vincent de Mardine (Institut), P. Athanase de S. Germain L’Herm (Province de Lyon) 1
Une autre décision changea la physionomie de la Mission. Le Père Général rattacha l’ Institut Oriental de Boudja à la Province de Venise, et, de ce fait, il n’avait plus son autonomie propre, mais était devenu « le Commissariat Provincial du Sacré-Cœur de Jésus ». Administrativement, les ponts étaient coupés entre le Commissariat et la Mission. Ce décret fut ressenti avec peine par l’ensemble des membres de l’Institut, comme on le constate chez P. Bonaventure. Comme il a été maintenu à Ourfa, il continua son travail avec entrain, bénéficiant de sa bonne connaissance, aussi bien de l’arabe que du turc. Il ne lui manquait que l’Arménien. Il avait une seule peine au cœur, la nostalgie de Boudja et de ses confrères au cours des années d’études. Il en fait part au P. Général :
Depuis trois ans et demi je me trouve dans cette station d’Ourfa, passant des jours tantôt triste tantôt joyeux. Tel est le sort des missionnaires, car depuis que notre Institut d’Orient a été confié à la Province de Venise l’ennui s’est doublé, en me voyant loin de mes chers confrères de Boudja, sans plus d’espoir de les revoir. C’est pourquoi l’idée d’abandonner notre Mission m’a tourmenté longuement. Seul m’a retenu l’ordre donné par votre paternité que tous les membres de l’Institut doivent rester au poste où ils sont. 2
Le P. Léonard, lui-aussi, montre son attachement à son cher Institut. Il écrit au P. Général :
En premier lieu, je dois vous dire Revme Père, que je suis très reconnaissant de tout ce que vous avez daigné faire pour notre ex-Institut, à l’heure actuelle Commissariat Provincial du Sacré Cœur de Jésus. Pour cela je m’unis à tous mes confrères du dit Commissariat et vous présente les plus sincères remerciements avec les sentiments de la plus haute reconnaissance.
Quand la lettre circulaire du RP Commissaire m’est arrivée et que j’en ai compris la teneur, je me suis dis à moi-même : « Tout ceci est l’œuvre du Seigneur Dieu ». De plus, le choix du Commissaire et de ses deux assistants ne pouvait être meilleur. Certainement, ils sont trois personnages dignes, pleins de zèle, protégés et soutenus par votre Paternité Revme, ils feront certainement refleurir la régulière observance, gagneront la sympathie de tous et feront marcher le Commissariat comme il se doit. 3
2. P. Thomas à Diarbakr après Kharpout
Le P. Tho mas, sans raison connue, se voit muté d’une station à l’autre. Il écrit au P. Général :
Les cabanes sur les toits des maisons de Diarbakr où les gens passaient la journée fuyant la chaleur terrible dans les maisons (Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban)
Je vous écris cette année de Diarbakr. Il y a un peu plus d’un mois que je me trouve dans cette station de la Mission. Je me trouvais d’abord à Kharpout où je suis resté deux ans. Le RP Ange, Supérieur de cette Mission, a jugé mieux de m’envoyer à Diarbakr. Que soit faite la volonté de Dieu.
Cette Mission semble encore en formation, pourtant vous me permettrez de dire deux paroles (d’après l’idée que je me suis formée) sur l’état actuel de la Mission.
Elle compte six stations : trois en Mésopotamie où l’on parle le turc, l’arménien et l’arabe, à l’exception de Mardine, où l’on parle exclusivement l’arabe, et trois en Arménie, où le turc et l’arménien sont en usage.
Les Pères sont 17 : 10 de la Province de Lyon. Toutefois le ministère se trouve fait, presque en entier, par les étrangers, c’est-à-dire ceux qui n’appartiennent pas à la Province de Lyon. On pourrait faire du bien plus que celui qui se fait. D’après certains, la raison pour laquelle peu de bien se fait, est la rareté et le manque des moyens matériels. Selon moi et d’autres, les fonds sont suffisants, mais il manque une bonne organisation et une bonne administration. De fait à présent, on reçoit des secours plus d’une fois, et avec tout cela, le déficit et les dettes d’année s’accumulent toujours plus, sans qu’on puisse donner une raison, ni du déficit ni du pourquoi.
Maintenant à propos de moi : en arrivant dans la Mission et connaissant l’arabe, j’ai été envoyé à Mardine. Là j’ai commencé aussitôt à m’appliquer au ministère selon mes forces. Après deux ans et trois mois de résidence, voici que les Supérieurs me destinent à Kharpout pour envoyer à ma place d’autres qui savaient l’arménien et le turc, mais point l’arabe. Moi donc, ne sachant ni le turc ni l’arménien (car ces deux langues sont parlées à Kharpout) j’ai été comme paralysé. Alors je me suis mis au turc et je dois le dire avec tristesse, sans un professeur…
Peu importe, j’ai fait ce que je pouvais faire seul. Mais voilà qu’à peine j’ai commencé à me débrouiller en langue turque, on me destine à Diarbakr. Enfin, soyez bien sûr que je ne dis pas cela par dépit ou déplaisir, ni pour accuser ou murmurer contre mes Supérieurs, car je suis persuadé que leur volonté est la volonté ou la permission de Dieu. 4
3. P. Léonard à Maamouret -el-Aziz après Mardine . Migraine accablante.
Dans les nouvelles nominations, le P. Ange avait désigné au P. Léonard le poste de Maamouret-el-Aziz. Cette ville était au cœur de la Mission d’Arménie qui avait aussi les postes de Malatia et de Kharpout. La situation était en général la même, ainsi que le personnel, les programmes et la vie quotidienne. Maamouret-el-Aziz était le poste le plus important de la Mission, aussi bien par ses dimensions que par le niveau scolaire élevé atteint par les élèves du Collège. Ce milieu éducatif et spirituel semblait être tout indiqué pour un homme comme le P. Léonard. Il se mit à l’œuvre de bon pied, malgré une migraine qui s’est fait sentir dès qu’il était à Mardine.
Collège des Pères Capucins à Maamouret-el-Aziz (Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban)
D’ailleurs, c’est l’une des raisons qui ont emmené le Père Supérieur à le transférer ici, où le climat est plus doux, espérant que sa santé s’améliorera. Mais l’homme veut et Dieu dispose : la maladie harcelante le démonta complètement. Il dut mettre un frein à ses activités et passer près d’un an de travail et de souffrances physiques et morales.
4. Les premiers Capucins de la Mission d’Arménie
Pour mieux situer les différents postes de la Mission d’Arménie, nous reproduisons quelques extraits du rapport d’un vieux missionnaire Capucin espagnol, le P. Ange de Villarubia :
Nos Pères vinrent en ce pays il y a trente cinq ans. Trente ans avant eux, les missionnaires américains protestants s’étaient installés à Kharpout où ils avaient fait une importante fondation…
Le voyageur qui monte la pente abrupte qui mène à Kharpout, voit se dresser devant lui les imposantes bâtisses des écoles protestantes qui occupent tout un quartier de la ville. Presque toute la jeunesse arménienne, au nombre de 1200, garçons et filles, va y chercher l’instruction. Tout en rendant justice aux efforts de ces missionnaires pour le progrès intellectuel qu’ils ont répandu dans le pays, on ne peut nier cependant que le progrès moral et religieux va plutôt en diminuant. Un jeune homme qui a fréquenté ces établissements, pendant une dizaine d’années, en sort avec un diplôme de professeur et… d’incrédulité. Le peu de foi qui restait encore à ces âmes déjà égarées par le schisme, a entièrement disparu. D’ailleurs, c’est le programme des Américains.
Voici comment s’exprime le Rév. Henry Toser : “Kharpout est le siège principal de la Mission américaine ; son influence s’étend sur plus de 300 villages. De là on peut conclure combien est grande l’influence exercée par elle. Or, le but premier que les missionnaires eux-mêmes déclarent poursuivre avant tout, n’est pas l’éducation, mais la Religion. C’est pourquoi ils s’efforcent principalement de réformer l’Église arménienne actuelle et de faire de chaque village autant de communautés protestantes”.
… Le voyez vous venir ce pauvre Capucin, armé d’une besace où se trouvent quelques petites pierres qu’il lancera contre le géant protestant ? Pour bien se faire voir des autorités et du peuple, il s’occupa de médecine. De toutes parts, turcs et chrétiens vinrent réclamer les conseils et les soins du charitable Père. En peu de temps, il avait conquis l’estime et la vénération de tous.
Il acheta une petite propriété dans la ville de Maamouret-el-Aziz ou Mézéré, qu’il préférait à Kharpout, car il prévoyait que dans la suite Mézéré serait appelé à devenir un grand centre. C’est ce qui est arrivé. Notre école, il y a dix ans, était encore bien modeste… Cependant, nos vieilles masures produisaient une pénible impression sur ces orientaux qui ne jugent que les apparences. Que faire ? Tout menaçait ruine, les murs crevassés allaient s’écrouler. On dut faire la classe dans les caves. Le Père Raphaël, supérieur régulier, consulta les Supérieurs majeurs. L’approbation était donnée ; on commença à bâtir.
Les plans de la nouvelle école sont vastes, quarante mètres de long sur vingt cinq de large. Après avoir construit les sous-sols, il y eut un intervalle de cinq mois. L’argent promis n’arrivait pas et la caisse était vide. Dieu sait par quelles transes a passé le pauvre supérieur. Comptant sur la Providence, on continua à bâtir. À travers mille difficultés, on put enfin mettre la dernière main à l’œuvre. L’école, placée dans un site magnifique est achevée. Sur la porte d’entrée on lit en gros caractères : Collège français. Au-dessus, flotte le drapeau tricolore, et, un peu plus bas sont sculptées, sur une pierre, les armes de S. François.
Fanfare du Collège des Pères Capucins à Maamouret-el-Aziz. Au milieu, le P. Raphaël des Estables. A droite du lecteur, au premier plan, P. Basile Tchélébian de Diarbakr, et derrière lui, le Frère Ferdinand. A gauche du lecteur, au premier plan, P. Léonard Melki, et derrière lui, P. Louis Minassian de Kharpout. (Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban)
Dès la première année, le nombre des élèves augmenta rapidement. Ils sont maintenant 300, parmi lesquels 50 pensionnaires venus de tous les points de la Mission. Le Collège occupe trois Pères, deux prêtres séculiers et onze professeurs laïcs. Les matières de l’enseignement sont celles de nos grands collèges de France : Sciences, Physique, Chimie et Philosophie. Tous les enfants doivent apprendre au moins le français, le turc, l’arménien et l’arabe ; l’anglais et le syrien sont facultatifs. L’enfant qui sort du Collège avec son brevet de professeur peut enseigner dans les écoles de l’État. D’autres, plus fortunés, s’en vont à Beyrouth continuer leurs études à la Faculté de médecine, et nous savons que nos élèves y tiennent la première place.
Le frère Ferdinand, toujours infatigable, a organisé depuis 4 ans, une fanfare de 45 instruments. Aux jours de grandes fêtes, quand notre musique se fait entendre, officiers et séculiers, viennent volontiers écouter nos airs de France… 5
5. Description du Collège
P. Attale de S. Etienne, à son tour, présente ainsi le Collège :
Orchestre de chambre du Collège des Pères Capucins à Maamouret-el-Aziz. Le Frère Ferdinand de France joue le violoncelle (Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban).
Les élèves du Collège des Pères Capucins à Maamouret-el-Aziz lors du cours de gymnastique (Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban).
Les violons du Collège des Pères Capucins à Maamouret-el-Aziz sous la direction du P. Basile de Velsen-Hollande (Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban).
On peut le dire, c’était là le poste le plus important de la mission de Mésopotamie et d’Arménie. Par ses dimensions déjà, la Résidence annonce l’importance du Poste.
Dès l’entrée de la cour, on se trouve en face d’un édifice à deux étages. D’une vingtaine de mètres de largeur, cet édifice s’étend sur cinquante à soixante mètres de longueur.
À droite, c’est le collège proprement dit. Salles d’études et de classe en bas, dortoirs en haut. L’extrémité de gauche, le tiers à peine, sert d’habitation aux Pères.
Dans le même alignement, mais séparée du Collège par un espace libre de quelques mètres, se dresse l’église. C’est une grande salle, très haute, avec vitraux, recouverte d’un toit de briques à double versant, avec un gentil clocheton au dessus de la grande porte d’entrée.
À gauche enfin, à l’angle droit sur la ligne du Collège et de l’église, s’élève le bâtiment qui sert d’école de filles.
Et, derrière cet ensemble de construction, s’étendent de vastes terrains de culture, jardins, vignes et champs arrosés par une source abondante, et entourée comme d’un enclos ou coupés en allées symétriques par de longues files de peupliers.
Les œuvres sont en proportion de l’édifice.
Le Collège d’abord. Fondé par le R. Père Marc, homme de vaste érudition autant que de zèle et de dévouement inlassable, ce collège, qui devait donner une instruction et une éducation catholique et française à la jeunesse Arménienne si intelligente et si avide de savoir, attirée en foule par le Collège américain protestant de Kharpout, fut, dès l’inauguration, sans jamais diminuer, fréquenté assidûment par plus de cinq cents jeunes gens dont une cinquantaine d’internes.
Tout de suite le Collège Français de Maamouret-el-Aziz fut célèbre dans toute l’Arménie, et ne cessa pas de l’être jusqu’à la grande guerre. Chaque année il fournit d’excellents élèves entrant de plein droit sans examen préalable, munis seulement du Diplôme du Collège, soit à l’Université Française de Beyrouth, soit aux écoles supérieures officielles de Constantinople.
À côté du Collège, l’église. La plupart des élèves, quoique grégoriens, y venaient réciter chaque jour les prières du matin et du soir. Le dimanche, dans un cadre paroissial, ils assistaient aux offices au milieu des fidèles catholiques. En effet, une communauté latine, de jour en jour plus importante, s’était formée autour de la Mission : quelques conversions d’élite, œuvre de l’étude et de la réflexion comme de la grâce, et le plus grand nombre, gens simples, venus à nous par les circonstances de bienfaisance ou de travail.
Enfin, comme si le Collège et la Paroisse ne suffisaient pas à l’activité apostolique des Pères, trois succursales avec école et chapelle, avaient été ouvertes dans les villages alentour :
— Ussénik d’abord, à une heure de marche de Maamouret. Chaque dimanche, un père allait y dire la messe et prêcher ; et, par des visites fréquentes, d’autres jours, l’école était surveillée de près.
— Koflou ensuite, beaucoup plus loin. Il fallait y aller à cheval la veille et revenir le lendemain matin. Les fidèles à l’église comme les élèves à l’école, étaient assez nombreux déjà, et l’on pouvait espérer un plus grand développement encore.
— Bismichan enfin, dans une direction opposée, avait, comme desservant, un prêtre indigène dépendant de la Mission. Souvent, un Père devait cependant y aller, selon que l’exigeaient les circonstances.
On s’imagine aisément ce que devait être la vie d’un Père, à la fois professeur, missionnaire et curé. Cette activité multiple n’était pas pour déplaire, certes, au zèle ardent de tous. Chacun, d’ailleurs, ajoutait son œuvre particulière. Tel, un cercle littéraire et philosophique, au Collège ; tel autre, dans la Paroisse, un patronage avec gymnastique à peu près sur les modèles de nos patronages de France. 6
Carnet de notes du Collège des Capucins à Maamouret-el-Aziz (Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Acta Ordinis 2)
6. Importance du Collège
On peut juger de l’importance du Collège par les résultats obtenus par le passé. Le P. Ludovic d’Eurre en fait état :
Quels furent les résultats de cette œuvre ? Il faudrait pour le dire exposer comment le pays se transforme petit à petit sous l’action de nos anciens élèves. Ceux-ci n’ont pas craint d’aller à l’Université de Beyrouth affronter les examens qu’y fait passer chaque année une commission française, adjointe aux professeurs, et nous comptons déjà 66 diplômés, dont six docteurs en médecine et trois pharmaciens. Plusieurs professent le français dans les lycées de l’Empire; d’autres occupent des emplois importants dans les administrations publiques: les Postes, les Douanes, la Régie, etc… À l’heure qu’il est, nous avons huit étudiants à Beyrouth, deux élèves en pharmacie à Constantinople, trois à l’École des Ingénieurs, trois à la Faculté de droit, et, s’ils suivent les traces de leurs aînés, ils sortiront en bon rang, le premier peut-être. Nous l’espérons, car ils sont laborieux et tenaces, et le Recteur de Beyrouth veut bien les considérer comme les meilleurs parmi les jeunes gens. 7
7. Activité de P. Léonard pendant sa maladie
Le ministère du P. Léonard dans cette station fut très limité. Quelques exercices de musique, quelques cours de français, quelques heures de surveillance des élèves pendant les récréations et les études, des confessions et la messe quotidienne. Et c’était tout. Son cas est des plus inquiétants et des plus inexplicables. Il en fait part au Père Général :
Revme P. Général
À l’approche de la fin de cette année, je me hâte de vous offrir mes vœux filiaux pour le nouvel an. Je vous souhaite une année heureuse, pleine des meilleures bénédictions du Ciel. Que l’année de grâce 1911 vous soit une source apportant les grâces du Seigneur dont vous avez besoin dans votre sublime et difficile gouvernement de tout l’Ordre.
L’année passée, je vous avais adressé aussi ses mêmes vœux, mais je me trouvais dans un état bien différent de cette année-ci. Dès le début de 1910, je suis tombé malade à Mardine, et jusqu’au jour actuel, je me trouve dans un état tel que je ne peux réciter l’office divin. La sainte messe, je la célèbre avec grande difficulté.
Mon mal consiste en un mal de tête acharné qui ne me donne jamais de trêve. Tombé malade, je dus naturellement abandonner le saint ministère et me mettre dans un parfait repos mental et cela sur ordre du médecin.
Après quelques mois passés à Mardine en cet état, et ne trouvant aucune amélioration à ma santé, j’ai prié les Supérieurs de quitter Mardine et de venir à Mamouret-oul-Aziz, ce qu’il m’ont accordé bien volontiers. Ici, grâce au bon climat et aux nombreux médecins experts, j’espérais ma guérison. Mais, jusqu’aujourd’hui l’amélioration est minime sinon nulle.
Il me coûte beaucoup de devoir passer mes jours dans un état aussi inactif. Et quand je pense au ministère que j’exerçais et que je pourrais encore exercer si je n’étais pas malade, je tombe dans une grande tristesse. Mais, quand je réfléchis que le Seigneur est celui qui envoie les infirmités pour notre meilleur bien, je me résigne à sa suprême volonté et je supporte mon mal. Pour ne pas m’ennuyer, je m’occupe à quelques travaux manuels, et ainsi je passe mon temps, ne pouvant faire autrement… 8
8. Dévouement de Léonard lors de l’incendie du Collège
Le P. Léonard et ses médecins étaient convaincus de la nécessité d’un changement plus radical. Au lieu de ce séjour à Maamouret-el-Aziz, pourquoi ne pas tenter une cure au Liban, au village même du P. Léonard ?
Lui-même abandonna le projet à la suite d’une catastrophe survenue au collège qui fut entièrement dévoré par les flammes, le 6 février 1911. Un confrère, le P. Joachim de Lyon, en relate les détails :
…C’était donc dans l’après-midi du 6, par un froid rigoureux et un brouillard épais tels, que nous avions été forcés de fermer nos écoles pour la huitaine. Les religieux vaquaient à leurs occupations ordinaires, tandis que les quelques internes qui nous restaient alors se récréaient dans leur salle d’études.
Tout à coup, le RP Basile, qui se disposait à sortir en ville, entendit un crépitement non loin de sa chambre. Il n’y prêta pas garde d’abord, quand soudain un second bruit plus distinct que le premier se reproduisit encore. Aussitôt, le Père, pour la cause que je vous dirais plus bas, eut comme l’intuition de l’accident survenu. Le feu a pris à la bibliothèque! se dit-il. Il accourt, hélas! Ce n’était que trop vrai. Vite il revient à sa chambre, prend sa cuvette, et se précipite pour en jeter le contenu sur le brasier. Il prévient le P. Léonard, descend en hâte chez moi, frappe à la porte du P. Raphaël et crie par toute la maison: de l’eau, de l’eau, le feu est à la maison! L’alarme est donnée.
Aussitôt, religieux et internes accourent. On se hâte d’apporter de l’eau. Mais, peine inutile, le mal était fait, l’accident irréparable, l’incendie, par la cloison de la bibliothèque des Pères, avait gagné le grenier. Impossible alors de pénétrer dans les galetas, pour la bonne raison que la seule porte qui y donnait accès se trouvait toute en feu. Une fois dans la toiture, je vous laisse à penser avec quelle rapidité le feu s’y développa. En moins de trois minutes, les premières tôles au-dessus de notre chambre cédaient sous l’effort des flammes et laissaient échapper au dehors une fumée noire et épaisse.
En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, chacun courut à son logis pour dérober aux flammes livres, manuscrits, lits et meubles. Les internes eurent tout juste le temps de descendre leur literie et leurs caisses pour remonter encore et prendre les instruments de la fanfare. C’était assez: le feu, maître du plafond d’en haut dans toute sa longueur léchait déjà les portes et les fenêtres intérieures du couloir. Il fallait donc descendre.
Cette rapidité effrayante avec laquelle l’incendie se propagea fut cause que les locataires d’en haut eurent fort peu de temps pour débarrasser leurs chambres et sauver les livres renfermés dans les deux bibliothèques. Le P. Louis, alors à Kharpout, ne retrouva à son retour pour tout souvenir, que la clé seule de la porte laissée au réfectoire. Sa chambre, ses papiers, ses effets restèrent à la libre disposition du feu dévastateur. Il en alla de même de la chambre du Supérieur: rien ne put en être retiré. En bas, le sauvetage fut plus aisé, mais malheureusement, il demeura très imparfait pour le motif que voici.
Dès le début de l’incendie, le signal d’alarme fut donné à la caserne et, sur le champ, tout un bataillon de soldats accourut. Dès lors, le cordon fut établi autour de l’établissement et la foule tenue respectueusement à l’écart. Ce n’est qu’à grand-peine ou bien lorsque tout secours nous devenait inutile que quelques amis intelligents et dévoués purent nous rejoindre. Les soldats se mirent à l’œuvre, et de la part de quelques uns, chez leurs chefs surtout, nous trouvâmes des aides utiles. Malheureusement le grand nombre était des kurdes: c’est tout dire. Ils vinrent chez nous avec toute l’espérance d’une bonne aubaine. C’est ce qui vous fera comprendre pourquoi tant de linges, de livres, d’objets variés ont disparu. Les flammes ravageaient le bâtiment et les soldats s’appropriaient le mobilier!
Ce que nous regrettons le plus, c’est le dommage qu’ils ont fait subir à notre sacristie. A un moment donné, les flammes poussées par un vent violent menaçaient sérieusement d’atteindre notre église. La prudence nous dicta donc de soustraire les ornements et les vases sacrés. Le TRP Raphaël consomma d’abord les saintes espèces et en rien de temps notre chapelle fut dégarnie et de ses tableaux et de ses statues et de ses autels.
Ce déménagement précipité ne se fit pas, cela va sans dire, sans bris ni rupture. On se demande encore comment nos vitraux n’ont point volé en éclats, alors que du train qu’ils y allaient nos sottes gens défonçaient d’un vigoureux coup de pied les placards des crédences et les portes qui leur résistaient. La méchanceté, unie à la sottise, fut la cause que nos crucifix et les personnages de la crèche eurent la tête et les bras brisés, et que manipules, nappes et dentelles devinrent la proie de ces ravisseurs.
Que vous dirai-je encore bien cher Père, si ce n’est qu’à l’heure actuelle, il ne reste à Mézéré, de la station que vous visitiez en juillet dernier, que l’église et l’école des filles. Mais, grâce à Dieu, ce malheur n’a point été un malheur pour nous seuls. Ce fut un malheur pour la ville entière. On nous l’a dit et nous avons été heureux de le constater.
Depuis huit jours, les sympathies de tous les habitants, turcs et chrétiens, civils et militaires, catholiques et protestants, nous sont témoignées de bien des façons. Au plus fort de l’incendie, c’était émotionnant de voir le directeur de l’établissement allemand se dépenser pendant deux heures à charrier de l’eau. Il fallait voir aussi tel chef de police s’exposer réellement pour dérober aux flammes les provisions. Il était consolant aussi de voir nos anciens élèves, maintenant docteurs, professeurs ou commerçants, tout trempés, tout couverts de neige, et néanmoins travailler encore pour tenter de sauver “leur berceau qui brûlait!” Oui, on peut le dire, la désolation a été générale, d’autant plus que cette année le nombre des élèves allait sans cesse grandissant. Dieu nous a donné cet établissement, Dieu nous l’a ôté! Que son Saint Nom soit béni! Néanmoins, ses enfants ne se décourageront pas et tenteront, nonobstant le malheur, de continuer leur travail et les œuvres.
Par le dernier télégramme que le TRP vous adressait, on vous faisait savoir que les écoles continuaient. En effet, nous les rouvrons le 19. Nous nous sommes arrangés pour que les classes fussent faites, partie dans la nouvelle église, partie dans la salle du théâtre. Les Pères logent dans leur « Rivo Torto » c’est-à-dire à l’école des filles. La dite école sera transférée au 1er mars. 9
1 Liste des nominations de 1910, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, N° 13.
2 Lettre du P. Bonaventure de Baabdath au P. Général, Ourfa, 2 février 1909, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Privati 102.
3 Lettre du P. Léonard au P. Général, Ourfa , 20 mars 1912 , Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Privati 20.
4 Lettre du P. Thomas de Baabdath au P. Général, Diarbakr, 10 décembre 1910, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Privati 17.
5 Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban, 1909.
6 F. Laurentin, Souvenirs , 25 août 1928, Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban, p. 11 – 12.
7 Revue Le Petit Messager de Saint François, décembre 1911, p. 466.
8 Lettre du P. Léonard au P. Général, Maamouret-el-Aziz , 23 décembre 1910 , Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Privati 7.
9 Lettre du P. Joachim de Lyon au P. Provincial, Maamouret-el-Aziz, 15 février 1911, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Acta Ordinis 3.