Située à une altitude moyenne de 850 mètres, Baabdath est, aujourd’hui, un agréable centre de villégiature, à une vingtaine de kilomètres de Beyrouth, dans le caza du Metn. Ses trois mille habitants vivent dans une relative aisance.
La présence des Capucins, depuis plus d’un siècle, et celle des Sœurs de la Charité de Besançon, arrivées en 1907, en ont fait un village privilégié. Le niveau culturel, atteint grâce aux Missionnaires, permit aux Baabdathiens d’occuper de hautes charges dans l’Armée, le Parlement, l’Université, le commerce, l’industrie, l’Administration publique et le monde des affaires.
Religieusement aussi, le village peut se glorifier d’avoir donné à l’Église une belle gerbe de prêtres et de religieuses qui ont tenu haut le flambeau de la foi et de la charité.
Baabdath au XIXème siècle selon un dessin de Fadlallah Sawaya
2. Baabdath au XIXème siècle
La vie était bien différente au cours de la seconde moitié du XIXème siècle. Rien ne distinguait le village des localités voisines. Les habitants étaient, en général, de modestes paysans et de petits artisans, vivant au jour le jour, luttant pour survivre, avec l’espoir d’arriver à un meilleur niveau de vie. Les plus courageux pliaient leurs modestes bagages pour tenter leur chance en Amérique, surtout au Brésil, qu’ils pensaient être le paradis. L’ensemble de la population était maronite et vivait dans une paix relative, perturbée de temps à autre par de mesquines chicanes locales.
Maison paternelle de Youssef
3. Naissance de Youssef
C’est dans ce modeste village que naquit Youssef (Joseph) Oueiss,
1 fils de Habib Oueiss (1840-1906) et de Noura Bou Moussi Kanaan Yammine, originaire de Beit-Chabab (1845-1917). La naissance, en ces années là, se passait à domicile, avec l’assistance d’une sage femme, forte de sa seule expérience, n’ayant jamais suivi d’études de gynécologie ou d’obstétrique. La matrone de l’époque était Nastase (Anastasie) Chahine Daniel Labaki, femme de Nohra Labaki.
2Il n’y avait, ni certificat de naissance, ni carte d’identité. Baabdath vivait alors sous le régime appelé Moutassarrifia. On sait, qu’après les affrontements sanglants et les massacres des Maronites par les Druzes, secrètement appuyés par les Turcs et les Anglais et l’intervention des troupes françaises de Napoléon III, un Protocole avait été signé, en 1861, par la Turquie et les cinq grandes puissances d’alors : la France, l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse et la Russie. Ce Protocole imposait au Mont-Liban un gouverneur (un Moutassarrif), obligatoirement chrétien, mais non libanais. On en devine tout de suite les conséquences.
P. Youhanna Labaki, prêtre maronite, baptise Youssef le 8 octobre 1881
4. Baptême de Youssef
Selon les instructions du Synode libanais de l’Eglise maronite, tenu à N. D. de Louaizé en 1736, et la tradition suivie, les parents devaient emmener leur nouveau-né à l’église paroissiale, le huitième jour suivant la naissance, pour être baptisé des mains du prêtre, ce que firent Habib et Noura, le samedi 8 octobre 1881. Le P. Youhanna Labaki, curé de N. D. de la Délivrance, paroisse de Youssef, atteste le baptême selon la formule recommandée par le Synode. Dans le Registre des Baptêmes, il écrit ce qui suit : « Le huitième jour du même mois et de la même année [huit octobre 1881] moi le curé Youhanna Labaki j’ai baptisé Youssef fils de Habib Oueiss et son parrain a été Assaad Raji Labaki ». On en conclut que la naissance de Youssef eut lieu probablement le 1er octobre.3
Acte de baptême de Youssef, au 3ème paragraphe (©Mounir Hanna Melki)
Notre Dame de la Délivrance – Baabdath, où a été baptisé Youssef Melki
5. Première communion de Youssef
Le jeune Youssef grandit dans le milieu simple et religieux de Baabdath. Avec son père et ses frères et sœurs, il se rendait à l’église Notre Dame, toute proche de la maison familiale. Son père, qui avait une belle voix, servait la messe des dimanches et fêtes. L’assistance aux messes en semaine n’était pas très courante en cette fin de siècle.
La cérémonie de première communion ou communion solennelle n’existait pas. Ce n’est qu’en 1910, suite au Décret « Quam singulari » du Pape S. Pie X qu’elle fut introduite au Liban et propagée par le Bienheureux P. Jacques Haddad, Capucin de Ghazir.
Le petit Youssef, selon les instructions du Synode libanais de l’Eglise maronite, tenu à N. D. de Louaizé en 1736, qui a interdit l’Eucharistie aux nouveaux-nés juste après leur baptême, comme était l’usage dans toutes les autres Eglises orientales, du attendre l’âge de raison, vers 7 ans, pour recevoir, pour la première fois, Jésus-Hostie.
Il n’eut pas grande difficulté d’entrer dans le mystère de la présence de Jésus dans l’Eucharistie. Le village de Baabdath se glorifiait de cet événement unique, survenu dans l’église S. Georges, située au bas du village. Là, le curé Geries Srour El-Hachem vit, avec foi et stupeur, l’hostie entre ses mains, se transformer en Corps vivant de l’Enfant Jésus, à la vue des paroissiens présents à la messe. Depuis lors, la famille El-Hachem prit le nom de Corbani [=Hostie]. Les nombreux descendants portent ce nom jusqu’à nos jours. Il semble bien que le village de Baabdath était réputé depuis de longues dates comme un centre de piété. Les historiens veulent lire ce nom en araméen « Beit Abdoto », qu’on pourrait traduire en arabe Beit-el-Abidate (maison des adorantes), ou Beit-el-Ibada (maison de l’adoration).
6. Confirmation de Youssef
À l’époque, les prêtres des Eglises orientales étaient chargés d’administrer le sacrement de confirmation dans la même cérémonie, juste après le baptême. Les Maronites, suite aux instructions du Synode libanais tenu à N. D. de Louaizé en 1736, en conformité avec l’Eglise latine, interdisent la confirmation du nouveau-né immédiatement après son baptême, mais bien plus tard, à l’âge de raison, entre 7 et 12 ans, selon les disponibilités de l’évêque qui, lui seul a le pouvoir de l’administration de ce sacrement. Après Vatican II, les Maronites reprirent la confirmation des nouveaux-nés en même temps que le baptême. Le jeune Youssef, une fois atteint l’âge de raison, ses parents se préparaient à passer à l’Eglise latine, à cause des querelles qui ont eu lieu à Baabdath et que nous présenterons dans les pages suivantes. Donc, pas de confirmation de Youssef chez les Maronites, mais plutôt chez les Latins, par la main du Délégué Apostolique, Mgr. Gaudenzo Bonfigli, le 19 novembre 1893, dans l’église S. Georges où les premiers Latins baabdathiens célébraient leurs offices et, parmi lesquels les parents de Youssef. Il avait alors 12 ans.4 Comme au baptême, son parrain fut Assaad Raji Labaki. Khalil, son frère plus jeune, reçut la confirmation le même jour.
Acte de confirmation de « Joseph Habib Oueïs » au N° 51 (Liber confirmatorum, S. Antoine de Padoue, Baabdath)
Saint Georges – Baabdath, où a été confirmé Youssef
7. Situation socio-économique environnante
Avant d’aborder la vie familiale et professionnelle des Melki, nous essayerons de donner une idée de la situation socio-économique de Baabdath, en ce dernier quart du XIXème siècle.5
La vie des gens était basée sur l’agriculture et l’élevage. Cela était absolument insuffisant pour la grosse majorité des villageois, vue la pauvreté des terrains rocailleux ou rocheux, le manque de débouché et le chômage répandu à large échelle. Tout cela amena le processus d’une large émigration qui vida le pays.
C’étaient les hommes et surtout les jeunes qui partaient tenter ailleurs une vie meilleure, avec l’espoir d’un retour, le plus souvent chimérique. Le Brésil et les Etats-Unis étaient les principaux, mais non les seuls pays d’attraction des Baabdathiens, qu’on retrouve aujourd’hui plus nombreux au dehors que dans la Mère-Patrie.
L’industrie et le commerce étaient inexistants. Il y avait le petit artisanat local et les boutiquiers du coin et rien d’autre.
Parler de confort est une plaisanterie. Imaginez un village sans électricité, sans eau, sans infrastructure, sans installations sanitaires, sans médecins, sans autres moyens de transport que la marche à pied, ou l’âne et le mulet.
P. Bonaventure de Baabdath ofm. cap. devant la source « Al-Ayn » de Baabdath (1916 ou 1927)
L’eau était l’un des problèmes majeurs, non seulement l’eau d’irrigation, mais aussi l’eau potable. Chaque matin et soir, à la fraîcheur, les femmes et les jeunes filles s’en allaient puiser l’eau à la fontaine la plus proche et revenaient avec une jarre fièrement maintenue droite sur la tête. C’est là que se colportaient les petites et les grandes nouvelles locales. Les commérages et parfois le non respect du tour de rôle amenaient quelques écervelées à se crêper le chignon.
8. La famille de Youssef
Youssef était le septième d’une famille de onze enfants, six garçons et cinq filles : Daoud, Oueiss, Mariam, Kalim, Kalimé, Mansoura, Youssef (Léonard), Yousfiyé, Khalil, Farés, Zayné.6
La maison familiale était située au haut du village. C’était, comme la plupart des maisons de l’époque, une bâtisse d’un étage, divisée à l’intérieur en cloisons, l’une pour l’habitation, l’autre pour les provisions de blé, d’huile, etc… et une dernière comme étable et poulailler. Les murs, à l’intérieur, étaient recouverts d’une couche de terre glaise, le plafond était un assemblage de poutres faites de troncs de pins et d’acacia. Le toit était un peu comme celui du paralytique de Capharnaom, une masse d’épines touffue, recouverte d’une épaisse couche de terre glaise, plus ou moins imperméable. En hiver, après chaque grosse pluie, le maître de maison grimpe sur le toit par un escalier extérieur et passe et repasse avec un rouleau en pierre lisse pour tasser la terre glaise et arrêter les infiltrations. Ce rouleau, appelé « Mahdalé », est percé de deux trous latéraux où viennent s’insérer les deux bouts d’un arc en fer qui permet de le manipuler dans tous les sens. Ce n’est qu’en 1923 que fut bâti, au dessus de l’habitation primitive, un nouvel étage, avec une toiture en béton ; c’est, paraît-il, la première fois que le béton fut utilisé pour les toits à Baabdath. En 2010, la maison fut démolie et un grand immeuble a été élevé à sa place. Le propriétaire a offert une chambre, à l’entrée de l’immeuble, pour être consacrée au P. Léonard. Elle a été aménagée pour être un lieu de prière à l’intention de sa béatification. Le visiteur pourra aussi lire, sur des panneaux grand format, sa biographie, ses vertus et le récit de son martyr, écrits en arabe, français et anglais.
Quel était au juste le métier de Habib Oueiss Melki. Nous pouvons dire qu’il n’en avait aucun. C’était, comme tant d’autres, un villageois moyen, qui trimait pour se procurer une subsistance très limitée, à partir de ses lopins de terre, au haut du village, dans le champ du Chêne multiséculaire (Balloutat el Hakleh) où la grande famille Melki cultivait la vigne et faisait la mélasse dans des cuves creusées dans le roc.
Il y avait aussi les jardins potagers, arrosés par trois sources jaillissant dans leur propriété même. Pendant l’été, Habib, comme d’autres villageois, construisait une hutte de branchage où il s’installait, pour mieux surveiller ses récoltes contre les braconniers et les bédouins.
Le chêne multiséculaire (Ballouta) des Melki, nouvellement aménagé
Stèle commémorative au nom du P. Léonard Melki installée dans l’espace Ballouta
Pour arrondir les revenus de la famille, il cultivait les mûriers pour la culture des vers à soie. C’était d’ailleurs le revenu principal des paysans libanais. Dès que ces feuilles de mûrier commencent à pointer, on met au chaud les graines des vers à soie. Les chenilles sortent voraces, mais il faut leur couper très fines les feuilles de mûriers et continuer à les répandre dans les grandes anses d’osier jusqu’au jour où la chenille « hausse sa tête et la balance ». C’est le jeune qui précède le grimpage dans les branchages pour se transformer en cocon. Le ramassage des cocons est un grand événement social ; le propriétaire et les amis se solidarisent pour enlever les cocons des branchages et les envoyer à la filature la plus proche. La vente des cocons est appelée « la saison » ou « al mawssem ». C’est le temps où l’on paye les dettes dont l’échéance est toujours « al mawssem ».
Il y avait aussi, vers la fête de la Croix, le 14 septembre, le mouton que la femme gavait en lui fourrant dans la gorge des feuilles de mûriers assaisonnés de sel. C’était une réserve de viande pour l’hiver. Les villageois devaient veiller aux provisions : huile, figues, raisins secs, confiture, bois de chauffage… Vie frugale que n’accepterons plus même les pauvres aujourd’hui.7
1 La famille Melki de Baabdath comportait deux branches : Oueiss et Salameh. A l’époque, on appelait la personne par son prénom suivi du nom de son père ou de la branche de sa famille. Dans notre cas, c’était Youssef Oueiss et c’est ce qui était inscrit dans les documents officiels. Près d’un siècle plus tard, les descendants de Youssef présentèrent une demande auprès du tribunal libanais pour effacer le nom de la branche (Oueiss) et la remplacer directement par le nom de la famille (Melki), demande qui fut acceptée et signée par le juge le 15/5/1974. C’est ainsi que Youssef Habib Oueiss de Baabdath, devenu P. Léonard Oueiss, s’appelle, maintenant, P. Léonard Melki.
Quand au nom Oueiss, il est d'origine arabe et veut dire chameau ! Le nom Melki suggère une origine araméenne et veut dire royal ou roi. 2 Joseph Labaki, Youssef Habib Oueiss el-Melki (P. Léonard), sa vie à Baabdath entre l’an 1881 et l’an 1897, Baabdath, 12 août 2005. 3 P. Salim Rizkallah ofm. cap., vice postulateur de la Cause de béatification de Léonard, avance la date du 4 octobre qui coincide avec celle de la naissance de François d’Assise. Nous émettons des réserves sur cette date non confirmée, jusqu’à présent, par un document officiel. 4 L’Acte de confirmation indique 11 ans ?! Imprécision involontaire… 5 Joseph Labaki, Youssef Habib Oueiss el-Melki (P. Léonard), sa vie à Baabdath entre l’an 1881 et l’an 1897, Baabdath, 12 août 2005. 6 Enquête menée par l’auteur de ce site. 7 Joseph Labaki, Youssef Habib Oueiss el-Melki (P. Léonard), sa vie à Baabdath entre l’an 1881 et l’an 1897, Baabdath, 12 août 2005.