Contrairement à l’ensemble des habitants du Proche-Orient au XIXème siècle, où l’analphabétisme était quasi général, sauf dans les centres animés par les Missionnaires Européens, les chrétiens libanais avaient un niveau scolaire enviable. Déjà, en 1736, le Concile Libanais, tenu à Loueizé, avait donné l’ordre aux paroisses d’avoir des écoles élémentaires obligatoires pour les garçons et les filles. Si des enfants s’y refusaient, le Concile ordonnait : « Traînez-les par la force ». Dans la région du Metn, les Capucins italiens avaient installé un réseau de petites écoles de village, supervisées par eux et confiées, généralement, au curé local, auquel étaient assurés, en échange, des honoraires de messes. Dans les archives du P. André de Leonessa, Capucin directeur du Collège N. D. de Lourdes à Salima, nous trouvons une liste de ces écoles. Baabdath était du nombre. De son côté, le comité pastoral maronite de Baabdath y avait ouvert, en 1887, une école gratuite, dirigée par l’instituteur Elias Chebl Labaki.1
L’école du chêne, semblable à celle qui était du temps de Youssef Habib Melki.
En hiver, les cours étaient donnés à l’intérieur de l’église S. Georges. En été, les élèves s’installaient dehors, sous le grand chêne de la place de l’église. Ce système, très répandu au Liban, avait créé le nom de « l’école du chêne ». Bien sûr, ce n’était pas les établissements scolaires que nous imaginons. Il n’y avait ni bureau du professeur, ni pupitres. Les enfants étaient accroupis sur des peaux de moutons, l’hiver, et sur des nattes d’osier, l’été. Chacun amenait la sienne et la ramenait. Comme bancs, on installait une planche ou un tronc d’arbre. On changeait de place suivant la position du soleil. Point de livres : le maître fixait sur le chêne un grand carton sur lequel figurait l’alphabet, les mots usuels, les opérations de calcul. Pour le reste, prières, psaumes, chants syriaques et arabes, il n’y avait aucun problème : à force de répéter après le professeur, ces mémoires enregistraient un appréciable bagage de connaissances.
Le papier étant très rare, on avait recours à l’ardoise entourée d’un cadre de bois. Pour écrire sur du papier, on utilisait les plumes fines pour le français, larges pour l’arabe et le syriaque. Tous les élèves savaient les tailler dans des roseaux secs. L’encre sèche était diluée dans de petits encriers que l’élève gardait soigneusement.
P. Geries Yacoub Abi Hayla
C’est ce genre d’école que fréquenta le petit Youssef Oueiss Melki. En 1891, son professeur était le curé, le P. Geries Yacoub Abi Hayla. Mais cette année là, l’école fut fermée par ordre de Mgr. Youssef El-Debs, évêque maronite de Beyrouth, dont dépendait Baabdath.2 Qu’en est-il de l’année 1892, au cœur de la tempête qui secoua la communauté de Baabdath et amena plus de la moitié des Maronites du village à se déclarer protestants ? Selon toute probabilité, Youssef fut inscrit par ses parents « protestantisés » à l’école ouverte cette année là, par les « Friends » de Broummana. Ce fut seulement pour un an car, en janvier 1893, les Capucins reprirent en main le groupe récalcitrant, et leur ouvrirent une école dans la maison de Geries Hayek, près de l’église S. Georges (actuelle maison de Matar Najm Matar). Youssef allait y passer quatre ans, de janvier 1893 à 1897.3
L’école des Pères Capucins à Baabdath en 1933. Assis, à partir de la droite du lecteur : Le professeur Emile Geries Melki, Fr. Isidore de S. Jeurres (architecte), P. Léonard de Marseille, P. Youssef Kanj (maronite) (© Geries Nakad Corbani)
Le professeur était ce même P. Geries Yacoub Abi Hayla, secondé par Milad Nicolas Labaki, professeur d’arabe, sous la vigilante surveillance d’un directeur chevronné, le P. André de Leonessa, fondateur du Collège de Salima. Ce n’étaient plus les méthodes rudimentaires de « l’école du chêne » mais un programme à l’européenne, avec une grande insistance sur la langue française et sur la formation catéchétique et religieuse. Il était heureux maintenant de se retrouver dans son ambiance catholique : messe, confession, communion, chapelet, visites au Saint-Sacrement. Très éveillé, il n’eut aucune difficulté à s’intégrer aux programmes et aux méthodes très différentes de ceux de l’ « école du Chêne ». Il se distingua par sa belle calligraphie et son amour de la musique et du chant. Avec ses camarades, il chantait avec entrain ces mélodies latines auxquelles il ne comprenait rien. Les nouveaux latinisés se cramponnaient avec fanatisme à tout ce qui était latin —histoire de s’affirmer.
Le P. André était loin d’entrer dans leur jeu. Avec tact, humilité et pacifisme, il orientait vers le pardon et la charité. Son exemple, sa vie de prière et son dévouement au service de ses paroissiens et de ses élèves impressionnaient profondément ces enfants. Ils souhaitaient eux aussi être comme lui, Capucins. Jusque là et depuis l’an 1626, les Capucins n’avaient accepté de recevoir aucun candidat libanais à leur vie religieuse. Les deux seuls exemples connus sont le cas du P. François-Marie Zein, maronite de Salima, et le P. Fulgence Aba, arménien de Beyrouth. La raison profonde : leur refus de créer sur place un clergé latin oriental. Maintenant qu’il y avait à Baabdath une paroisse latine libanaise, pourquoi pas ? C’est justement ce P. François Zein qui fut nommé à Baabdath pour remplacer le P. André, muté à Beyrouth.
1 Joseph Labaki, Youssef Habib Oueiss el-Melki (P. Léonard), sa vie à Baabdath entre l’an 1881 et l’an 1897, Baabdath, 12 août 2005.
2 Ibid.
3 Ibid.