Biographie
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Le plan d ’extermination

1. Les ordres dépêchés

Avec l’abolition des Capitulations et l’état de guerre, la Turquie pouvait agir librement contre les chrétiens. Et voilà un télégramme d’Anwar Pacha : « Tuez tous les chiens qui sont chez vous »,1 c’est-à-dire tuez tous les chrétiens.

À une autre occasion, Anwar déclara sans ambages : « Je ne veux plus de chrétiens en Turquie ».Jamal Pacha voulait étendre les massacres jusqu’au Liban. Le P. Berré l’affirme catégoriquement :

Je n’ai pas oublié la parole d’un officier supérieur de l’armée allemande qui disait, en tendant le poing vers les montagnes du Liban où les maisons des Chrétiens étaient partout pavoisées à l’occasion de la présence, en rade de Beyrouth, d’une escadre française : « Si j’étais maître de ce pays seulement pendant huit jours, les Maronites paieraient cher leurs démonstrations d’amitié pour la France ! »

Je pourrais citer le nom de celui auquel cette parole a été dite et qui me l’a répétée. Cet officier et son Gouvernement n’ont pas été, peut-être, maîtres absolus dans le Liban, mais leurs associés et alliés Jamal Pacha et Asmi Bey l’ont été, et ils se sont chargés de faire expier cruellement aux Maronites par des pendaisons et par l’affamement systématique de leur nation, leur reconnaissance envers la France. 3

Le maréchal germano-turc Liman Von Sanders Pacha, se trouvant à Constantinople au célèbre café Tokathan avec une nombreuse compagnie dit : « Si cela dépendait de moi, je ferais massacrer tous les chrétiens. Ce sont tous des traîtres au gouvernement ottoman ».4

2. Un plan diabolique

Le déroulement des faits au cours des premiers mois de 1915 ne laissait plus de doute qu’un plan diabolique se préparait contre les chrétiens en général et les Arméniens en particulier. P. Hyacinthe Simon le révèle ainsi :

Le peuple Arménien ne fit pas grand effort, dès février 1915, pour pressentir quel horizon lui apporterait le danger. Le péril pour lui ne devait pas sortir des forêts du Caucase russe, mais bien des jardins du Bosphore ottoman… Une ordonnance impériale prescrivait de désarmer d’abord les gendarmes et les soldats chrétiens, puis toutes les populations non musulmanes. Et le peuple crut que les soldats chrétiens seraient versés soit dans les services du train et de la manutention, soit dans les ambulances et les hôpitaux.

Nouvelle déception ! Les officiers turcs reçurent même l’ordre d’éloigner de leur voisinage et de leur domesticité tout soldat chrétien. Et donc qu’allait-on faire de tous ces serviteurs de la Patrie, depuis six mois sous le froid de la neige et sous le feu des Cosaques ? Ici le peuple arrêta ses explications : il ne comprenait plus. Il comprit moins le jour où les employés civils chrétiens : copistes, comptables, télégraphistes, percepteurs d’impôts, etc… furent licenciés. Il comprit moins encore lorsqu’il vit des fonctionnaires turcs, des députés même, parcourir les tribus kurdes, et, sous prétexte d’une levée nouvelle de chameaux pour l’armée, prêcher aux kurdes le seul langage à leur portée : la mort aux giaours! (Infidèles) Ceci se passait en février-mars 1915.

Enfin, le gouvernement ordonna la création d’une milice : tout musulman non enrôlé, âgé de 50 à 60 ans, reçut un fusil et un sabre, une giberne au dos et un insigne rouge au bras, et cela sous prétexte que les villes n’étaient pas alors suffisamment protégées contre un coup de main de l’ennemi. Ceci avait lieu en avril-mai 1915.

Alors, mais alors seulement, le peuple arménien, resté jusque là aveugle sur certains points des susdites ordonnances, saisit soudain où devait opérer la milice nouvelle. Il avait vu tant de déserteurs musulmans à l’époque de la mobilisation. Pourquoi donc aujourd’hui, chez les hommes âgés, pourquoi tant d’empressement à revêtir la livrée militaire ? C’est que ces hommes ne devaient jamais voir un vrai champ de bataille, et que leurs fonctions seraient limitées à un butin et à un massacre sur place. 5

3. La méthode des massacres

On avait d’avance étudié et prescrit toutes les dispositions les plus détaillées et les précautions les plus minutieuses à suivre pour que le résultat fût total et que personne ne pût s’échapper. Le P. Hyacinthe analyse la méthode des massacres :

[le Comité] établit d’abord trois points principaux :

— Premièrement : éloigner les suspects.

— Deuxièmement : exiler et soumettre aux travaux forcés des routes ceux qui, détenteurs d’armes, n’en auraient cependant pas usé contre l’État.

— Troisièmement : mettre à mort quiconque aurait posé un acte contraire à la sûreté de l’Empire…

Convoi de déportation
Convoi de déportation


[Le Comité] entra aussitôt dans certains détails et édicta le mode de procéder dans toutes les localités. La chose sera exécutée comme lettre du Coran : on se fera un religieux scrupule d’assassiner d’après une méthode, et la méthode la voici :

— Arrêter en masse les hommes, et tout d’abord les notables.

— Les convoyer vers une destination qui leur sera toujours inconnue.

— En cours de route, diviser le convoi en groupes de 50 ou de 100.

— Sur le lieu d’exécution, obliger les victimes à quitter leurs vêtements, puis les massacrer et jeter leurs cadavres dans des puits profonds.

— En vertu du silence juré sur le Coran, taire à tout chrétien de la ville les faits et gestes des exécuteurs et le sort des exécutés. 6

Dans un autre passage, P. Hyacinthe Simon ajoute :

Qu’il me soit permis de faire ici deux remarques intéressantes sur la tragédie qui s’est déroulée à Mardine et ailleurs… Et d’abord, ce fut partout la même méthode d’extermination implacable, appliquée d’après un programme identique savamment étudié. On emprisonne, on lie chaque prisonnier, on emmène un convoi de quelques centaines d’hommes à quelques heures de la ville, dans un endroit propre à devenir charnier. Là, on déshabille les victimes, on leur propose l’apostasie et, soit acceptation, soit refus, on les fait mourir par tous les moyens. On a soin d’épargner les cartouches de l’État ; à coups de sabre on transperce le cou et le ventre, puis on jette la victime, ainsi blessée et encore vivante, dans des puits profonds. Parfois on coupe simplement les mains et les bras, et on laisse tels quels, exposés au soleil, les corps des malheureux à demi exécutés…7

Le P. Bonaventure, à son tour, donne de nouveaux détails sur ce plan des massacres :

Le résultat de la famine
Le résultat de la famine


Les premiers mois de 1915 jusqu’à Pâques s’écoulèrent sans incident. Après les fêtes, un monstrueux projet d’extermination des chrétiens commença à se manifester. L’Allemagne prêta la main aux Turcs parce qu’elle ne voyait dans les chrétiens de l’Empire ottoman que des sujets gagnés à la France et à ses alliés. Il avait donc été décidé par le gouvernement de la Sublime Porte qu’on commencerait par les Arméniens dans toute l’Arménie et qu’on ne ferait de quartier pour personne. Quant aux chrétiens appartenant aux autres rites comme les Chaldéens, les Syriens, on devait d’abord faire disparaître les chefs, les riches, les notables résidents dans les grands centres. Après, on s’en prendrait à tous les habitants chrétiens des petites localités. En principe, on devait réserver les femmes et les enfants. On les chasserait ensuite dans le désert où ces pauvres êtres mourraient de fatigue, de maladie et de faim.

Tous les détails de cet horrible complot d’État se réalisèrent à la lettre. Nous sommes là pour en témoigner. Voici quelques faits :

Les chrétiens sujets ottomans mobilisés ne furent pas épargnés. On commença même par eux. Au lieu de les employer à défendre l’Empire contre les ennemis du dehors, on les traita eux-mêmes comme des ennemis et on les massacra. Voilà jusqu’où alla l’aberration et la barbarie musulmane. Il y avait à Ourfa deux compagnies de chrétiens, composées chacune de deux à trois cents hommes, qui travaillaient à refaire les routes de Diarbékir et de Harran. Tous ces soldats un jour, furent liés et fusillés, sans autre tort de leur part que celui d’être chrétiens et surtout arméniens. Ceux qui travaillaient sur la route d’Ourfa à Diarbékir se laissèrent lier comme des moutons et fusillés sans ouvrir la bouche. Les autres, qui étaient sur la route de Harran, comprirent le sort qui les attendait et refusèrent de se laisser lier. Puis s’armant de leurs pioches ils se défendirent vaillamment. Mais que pouvaient-ils contre des hommes armés de fusils ? Ceux qui parvinrent à s’enfuir, tombèrent peu après aux mains des arabes et des kurdes non moins cruels. Cela se passait peu après Pâques 1915.

À cette date précise, on vit arriver un peu partout dans nos villes arméniennes des émissaires du gouvernement de Constantinople avec pleins pouvoirs. Ourfa en vit venir deux, dont l’un s’appelait Kalil Bei. Ils communiquaient directement avec Constantinople. Ils avaient toute autorité. Le Wali lui-même disparaissait devant eux. C’étaient de vrais dictateurs.

Ils commencèrent par envoyer des mandats d’arrêt contre un petit nombre parmi les notables chrétiens. Ils leur faisaient subir des interrogatoires, puis les relâchaient pour les reprendre et les relâcher ensuite. Ces manières félines avaient pour but d’éviter un affolement de la population. Les gens pouvaient croire que ces hommes du gouvernement venaient prendre des informations et ils subissaient sans trop de défiance ces fastidieuses formalités. Mais le fait est que tous ces chrétiens notables étaient ramenés en prison. Et toutes les nuits, on en prenait plusieurs à qui on infligeait d’abord le supplice des coups de bâton sur la plante des pieds, parfois jusqu’à évanouissement de la victime. On recueillait des aveux, et finalement ils étaient entraînés à trois ou quatre lieues d’Ourfa. Alors, on les liait quatre à quatre, et pour épargner les munitions, on tirait sur eux une seule balle qui traversait les quatre poitrines. Les kurdes ensuite se chargeaient de les achever à coups de hache et s’emparer de leurs dépouilles. 8

Et le P. Rhétoré de compléter :

Les massacres ne devaient pas se faire dans les villes pour qu’à leur occasion il n’y eût pas de troubles parmi les habitants. On faisait des malheureux chrétiens des convois plus ou moins nombreux que l’on transportait successivement loin des villes et qui, au lieu voulu, recevaient la mort de la main des soldats, leurs conducteurs, ou des Kurdes que ceux-ci invitaient à l’exécution et au partage du butin.

Les exécuteurs ne devaient pas se servir d’armes retentissantes et ils étaient tenus au silence le plus absolu sur tout ce qui se rapportait à leurs opérations, de sorte que le public restait longtemps sans savoir ce qu’étaient devenus les convois de chrétiens ou de chrétiennes emmenés de la ville. Grâce à ce système d’isolement et de strict silence, les massacres pouvaient prendre leur temps sans compromettre leurs opérations en les brusquant, ainsi que cela était arrivé dans les massacres hamidiens. Alors, en effet, les massacreurs, trop pressés d’en finir, avaient opéré au sein des villes, entrant même dans les maisons…

Le Kurde est un loup, un loup toujours affamé, qui ne résiste jamais à une occasion de pillage ou de tuerie. Depuis longtemps, les Turcs le connaissent et il est leur homme pour l’exécution de mauvais coups qu’ils n’osent pas faire d’eux même. Dès qu’on lui a ouvert la carrière, le Kurde se lance, ravage, détruit, massacre, et comme il est très avide et en même temps très ladre de nature, il emporte même tout ce qu’il peut de ses pillages, jusqu’aux châssis des portes et des fenêtres, jusqu’aux pitons enfoncés dans les murs, jusqu’aux vases fêlés ; il racle tout et ne laisse rien que le vide dans les ruines. Avec cela, c’est un être lubrique qui se livre sans frein à toutes les hontes et les fait subir aux autres. Si, l’affaire finie, il se voit condamné par l’indignation publique ou par le Turc lui-même qui ne se gêne nullement pour trahir lâchement son mandataire, il tire de sa poche ou de son bonnet les ordres écrits qu’il a reçus des autorités et il dit : « Est-ce moi le coupable ? » C’est ce qu’il a fait pour les massacres de 1896, et ce qu’il a fait pour ceux que nous allons lui voir accomplir. Mais parfois le Turc pend son Kurde pour qu’il ne révèle rien ; c’est aussi ce que nous voyons à présent. Cela devrait instruire les frères du pendu ; mais non ! ils resteront jusqu’à la fin dominés par leur nature avide et rapace, comme le loup l’est par la sienne, malgré les coups de fusil qu’il reçoit et les pertes qu’on lui fait subir parmi les siens.

Dès le commencement de juin 1915, on mit les Kurdes à l’œuvre dans les villages du Sandjak de Mardine. Du 1er au 15 juin, ils attaquèrent les chrétiens de Békhairé à 1h de Mardine, de Gellès à 8h, de Bafâwa à 7h, de Maisarté à 6h, de Dara à 8h, de Mansourieh dans les jardins mêmes de la ville. Guidés par les miliciens et aidés par eux, ils pillèrent les villages, brûlèrent les maisons, massacrèrent les hommes car on leur avait bien appris que c’était les hommes qu’il fallait avant tout détruire. Ils tuèrent même les femmes et les enfants car leurs mains, comme les dents du loup, avaient besoin de faire couler le sang. Cependant, plus généralement, ils s’adjugeaient les femmes, les jeunes filles et les enfants d’un certain âge dont ils pouvaient tirer parti pour eux-mêmes ou en les revendant. Plus de 3000 personnes ont péri dans les massacres des villages susnommés. 9

Mgr. Flavien Mikhaïl Melki
Mgr. Flavien Mikhaïl Melki


4. Le témoignage de Mgr. Flavien Melki

Mgr. Flavien Mikhaïl Melki, évêque Syriaque catholique d’Al-Jazira,10 martyrisé lui aussi le 29 août 1915, donne des informations supplémentaires sur les étapes du plan d’anéantissement :

Il était évident que le gouvernement préparait un mauvais coup contre les chrétiens, mais personne n’en prévoyait l’ampleur ou les modalités. D’abord c’est l’obstruction des formalités gouvernementales : Les permis, les déclarations de cadastres, les demandes d’état civil moisissent dans les tiroirs. Puis commencent les petites incitations religieuses. La nuit, des tirs sont lancés contre la maison des Dokmak et des Adam, notables de Mardine ; une autre nuit la maison des Djinendji est prise pour cible. La clôture de l’église est maculée d’ordure avec une croix sur le grand portail. Toutes les plaintes sont sans réponse.

Un nouveau pas officiel cette fois est franchi. Les églises sont sommées de présenter leurs permis : on sait qu’en général elles n’en ont pas. Ce ne sont que de simples maisons où les fidèles se réunissent pour la prière. Bientôt c’est la relève du cadastre avec les mesures (longueur, largeur, contenu), là aussi ces données n’existent pas et les fonctionnaires, supposés chargés de dresser le relevé, ne viennent pas. 

Et voilà qu’on touche aux personnes. Le gouvernement demande le nom des prêtres en charge et en limite le nombre à sa guise. Il en est de même pour les diacres estimés trop nombreux. C’est l’État qui se charge de les désigner et de les reconnaître.

Enfin c’est la contribution pour la guerre qui est exigée. Chaque communauté doit fournir le nécessaire pour l’alimentation de l’armée… mieux encore un nombre indéterminé de fusils et autres armes. On en déduit ce qu’exprime le proverbe arabe : Celui qui veut égorger sa chèvre, prétend qu’elle est galeuse. 11

1 Jacques Rhétoré, Les Chrétiens aux bêtes, Cerf, Paris, 2005, p. 10, 162.

2 Ibid., p. 14.

3 Rapport du P. Marie-Dominique Berré, 15 janvier 1919, Revue d’Arménologie Haigazian, Vol. 17, Beyrouth, 1997, p. 102.

4 Jacques Rhétoré, Les Chrétiens aux bêtes, Cerf, Paris, 2005, p. 19.

5 Hyacinthe Simon, Mardine la ville héroïque, Maison Naaman pour la culture, Jounieh, Liban, 1991, p. 37 – 39.

6 Ibid., p. 41-42.

7 Ibid., p. 146.

8 P. Bonaventure de Baabdath, Rapport sur la résidence d’Ourfa pendant la guerre 1914-1918, Beyrouth, 1919, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Acta Ordinis 15.

9 Jacques Rhétoré, Les Chrétiens aux bêtes, Cerf, Paris, 2005, p. 37, 118-119.

10 Né en 1858 à Kalaat Mara près de Mardine, de parents orthodoxes. Entré à Deir Ezzafaran, siège du patriarche syriaque orthodoxe, il est ordonné diacre en 1886. Éclairé par l’évêque syriaque catholique de Mardine, il professe la foi catholique. En 1879, il est envoyé au séminaire de Charfet (Liban) pour y achever ses études théologiques. Ordonné prêtre en 1883, il est affecté au couvent S. Ephrem de Mardine, où il passe 6 ans dans l’enseignement des Frères. Réclamé en 1889 par le diocèse de Diarbakr, il est envoyé prêcher la Foi dans les nombreux villages. Devenu vicaire général et ordonné chorévêque, il se donne, 12 ans durant, à une mission ardue, construit des églises et des écoles, ranime la foi, sème la concorde et œuvre pour l’unité de l’Église Syriaque. En 1901, le patriarche E. Rahmani le nomme vicaire patriarcal de Jazirat Ibn Omar (Turquie). Il y poursuit, pendant 10 ans, son action missionnaire. Promu vicaire patriarcal de Mardine en 1910, il y passera trois ans et veillera à la construction de la nouvelle résidence patriarcale et au renouveau de la foi. À la requête générale des fidèles, il est sacré évêque de Jazireh, le 19 janvier 1913, à Beyrouth. Incarcéré et torturé par les Turcs, il meurt, témoin de la Foi, le 29 août 1915. Il fut béatifié le 29 août 2015 lors d’une célébration qui a eu lieu à Deir Echarfé (Liban).

11 Archives du Patriarcat Syriaque Catholique, Charfé, Liban.

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...et, une fois de plus, la bure franciscaine fut teinte du sang des martyrs...
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