1. Les affres de la mobilisation
Quand commença la Grande Guerre, la majorité des gens ne savaient ni qui étaient les nations belligérantes, ni qui était l’allié de qui, ni les causes de la guerre. Ce que l’on savait, c’était que les jeunes gens étaient enrôlés pour le service militaire dans les rangs de l’armée ottomane, en abandonnant femmes et enfants à la merci de la faim et de tous les dangers physiques et moraux. Quant aux parents, femmes et enfants, ils savaient une seule chose : celui qui les entretenait était pris comme soldat, sans laisser trace ou adresse. Au début, l’enrôlement affectait les hommes de vingt à quarante cinq ans. Mais bientôt il engloba ceux de dix-huit à cinquante ans. 1
La jeunesse, en grand nombre, fuyait le service militaire ou le désertait. C’est pourquoi le gouvernement envoya à travers la ville des patrouilles pour ramasser dans les rues tous ceux qu’elles estimaient bons pour le service militaire, les enchaînaient avec des cordes ; et une fois atteinte la quantité suffisante, on les livrait au bureau du recrutement.
Des chefs de patrouilles acceptaient des pots de vin de la part de qui pouvait en offrir contre sa liberté. Certains médecins militaires devinrent de vrais trafiquants, abusant de leur profession en délivrant des certificats d’invalidité qui étaient loin d’être gratuits.
Ceux qui se soustrayaient au service ne le faisaient pas seulement par crainte d’affronter les coups de feu, mais pour échapper à la vie misérable que menaient les soldats. Les voitures et les trains étaient insuffisants à l’intérieur de l’Empire ottoman, ce qui obligeait le soldat à des marches à pieds durant des jours et des nuits, nu, sans repos, sans nourriture. Le repas ne consistait qu’en un peu de lentilles ou de haricots. Lorsqu’il y avait trace de viande, c’était un cas extraordinaire.
À part cela, on réservait au soldat arabe un traitement cruel. On l’appelait « Piss Arabe », c’est à dire « Sale arabe », ce qui le poussait à fuir le service et les insultes.
Dès le début de la déclaration de guerre, le gouvernement séquestra toute sorte de draps utiles à l’armée, le bois, le fer, le fil, ainsi que toutes les draperies, les tissus écrus et tous les autres tissus qu’on estimait d’une certaine utilité à l’armée. Les soldats s’emparèrent de même d’objets de luxe, tels que les parfums aromatiques et les tissus précieux. Ils les prenaient à leur propre usage. De même le beurre, la farine et le cuir, tout cela, sans payer un seul sou, ni donner reçu des biens séquestrés sous le nom de frais de guerre.
La population vivait dans le deuil et l’angoisse, car il n’y avait plus aucune famille qui n’eût au service un enfant, un frère ou un soutien. Les gendarmes circulaient dans les villages pour rassembler la jeunesse et l’enrôler, de sorte que les paysannes devaient travailler au lieu de leurs maris. 2
À Mardine, un convoi est préparé presque chaque jour. Le mardi 4 août 1914, un premier convoi de trois cents conscrits quitta la ville au son des tambours, mêlé aux larmes des femmes qui criaient leur angoisse et leurs adieux. Le 5, un nouveau convoi d’une centaine, suivi le lendemain de deux autres d’environ deux cents cinquante. Le vendredi 7, ceux qui partirent reçurent l’ordre de se procurer de la nourriture pour cinq jours. Une centaine se mirent en route, affamés et pieds nus. 3
Bientôt on commença à accepter le versement d’une côtisation pour être dispensé du service militaire. Des chrétiens se mirent à vendre les bijoux de leur femme ou à s’endetter pour rassembler le montant de la côtisation.
Les curés Arméniens catholiques et grégoriens, les curés Syriaques catholiques et Syriaques orthodoxes, ainsi que les Chaldéens et les Protestants durent venir au Bureau pour faire état de l’âge exact de leurs fidèles, destinés arbitrairement à l’enrôlement. Cela n’empêcha pas les préposés au Bureau d’Enrôlement de prendre pêle-mêle jeunes et moins jeunes.
Pourquoi les chrétiens et les autres tentaient-ils d’échapper à l’enrôlement dans l’armée turque ? Le P. Rhétoré l’explique dans les pages suivantes :
Jamais l’armée turque, dans toute son histoire, n’a fait aussi triste mine que dans la guerre présente bien qu’elle ait été formée et qu’elle fût commandée par les Allemands qui s’estimaient les princes de l’art militaire… Et pourtant ils n’ont rien fait, rien que donner le spectacle lamentable de la désorganisation.
Point de direction. On lançait les troupes dans tous les sens pour les faire revenir sur leurs pas et les relancer encore sur les mêmes chemins. Les canons, les munitions de guerre couraient l’aventure comme les soldats.
Point d’organisation. Par exemple : un bataillon arrive à Ras-el-Aïn sans ses officiers et sans qu’on sache à quel régiment il appartient. Amené à Mardine par les gendarmes il reste là et chacun, dans l’administration militaire, se demande quelle caisse doit pourvoir à la subsistance de ces hommes. C’étaient probablement des fuyards comme il y en avait tant, se promenant dans la campagne et qui avaient jugé plus sage de rentrer dans les rangs. On recevait du reste facilement ceux qui étaient dans leur cas. En septembre 1916, l’armée de Mossoul avait perdu un de ses bataillons qui fut retrouvé à Diarbakr.
Point d’intendance. Dans la région d’Erzéroum, c’est par centaine de mille que les soldats sont morts de faim, de froid, de manque de vêtements. Et pourtant les approvisionnements ne manquaient pas, mais ils étaient mal administrés ou volés.
Point d’organisation médicale. Les médecins étaient en nombre minime et faisaient la plupart leur devoir, mais ils manquaient de tout pour le soin des malades. Ceux-ci couchaient par terre et mouraient sans secours.
Point de moyens de transport pour les blessés. On les envoyait à pied rejoindre comme ils pouvaient les centres où ils devaient être traités, à plusieurs jours de distance. Mais là aussi c’était la terre nue pour couche, l’eau pour boisson avec la mort en perspective. Et la mort fauchait à tour de bras parmi eux. En septembre 1916, à Diarbakr, on comptait 250 morts par jour parmi les soldats malades. Dans ce même mois, on envoya cinq mille malades à Mardine. Ils devaient faire le voyage à pied, 4000 meurent en chemin, 600 des plus valides se sauvèrent où ils purent, et 400 seulement arrivèrent à destination. En novembre, on envoya 1000 autres malades dans la même ville. Cent cinquante seulement y arrivèrent.
Dans l’hiver de 1915, 250 mille soldats de l’armée d’Erzéroum périrent par le typhus. On ne regardait même plus la vie de ceux qui étaient jugés désespérés, ils recevaient un remède qui les finissait plus vite ou bien on les enterrait encore vivants, comme cela s’est vu en divers lieux. On a raconté qu’à Erzéroum où régna le typhus qui enleva tant de soldats, on pratiqua la désinfection comme suit : une grande salle était pleine de malades dont la moitié était déjà morts. Le chef de la salle dit à haute voix : « Que ceux qui vivent encore se lèvent et s’en aillent, on leur donne la permission d’aller se faire soigner chez eux ». Bien entendu, beaucoup de malheureux, qui vivaient encore n’avaient rien entendu ou ne pouvaient plus bouger. Cependant quelques-uns purent évacuer cet enfer et, quand ils furent sortis, on mit le feu au bâtiment qui brûla avec les morts et les vivants.
Horrible serait un récit complet de ce qu’ont eu à souffrir les malades et les blessés de l’armée turque. Sur les champs de bataille, les soldats vivaient dans une malpropreté telle que les poux les couvraient et engendraient même en eux des maladies dégoûtantes et parfois mortelles. Les fuyards apportaient ces maladies dans leurs pays et c’est ainsi que les villages de Diarbakr et de Mardine furent un moment ravagés par la maladie des poux. Des soldats faits prisonniers par les Russes racontèrent que ceux-ci, en les voyants, leur disaient avec dégoût : « Sales Osmanlis, retournez chez vous avec vos poux ».
Dans les quatre premiers mois de l’année 1915, mois de froid et de neige dans les pays arméniens, une terrible mortalité se mit parmi ces soldats affamés, mal habillés, pouilleux, maladifs ; leurs cadavres, ensevelis sous la neige, apparurent au printemps, couvrant les champs et les chemins, mêlés à ceux des ânes et des mulets qui faisaient les transports. Pour vivre, les soldats vendaient leurs effets, les provisions de l’État et même les armes. Je sais une église qui servit de dépôt militaire et où l’on vit disparaître les parquets, les tables, les bancs d’école et d’autres objets pour la valeur de 100 livres turques (2300 F) que les préposés à la garde du dépôt volèrent et vendirent pour pourvoir à leurs besoins. Ils n’épargnèrent même pas le dépôt confié à leur garde, en retirant tout ce qu’ils purent d’habits, de vivres et même de munitions qu’ils vendirent à leur profit.
Le désespoir se mit parmi ces hommes si mal traités et qui tombaient toujours en grand nombre sous les balles russes sans remporter de victoires. Ils ne pensaient plus qu’à fuir. Ils fuyaient dans les marches, ils fuyaient de leurs quartiers, ils fuyaient sur les champs de bataille. Des bataillons de régiment, même des divisions entières levaient le drapeau blanc et passaient aux Russes. 4
2. L’abolition des Capitulations
Une des premières décisions des Jeunes-Turcs après la déclaration de la guerre fut l’abolition des Capitulations qui donnaient à la France, entre autres, un droit de protection des chrétiens de l’Empire et, par conséquent, la protection des missionnaires Capucins. Le député allemand Traub, à son retour d’un voyage en Turquie, deux ans après l’abolition, don na une conférence à Vienne dans laquelle il rend hommage aux qualités militaires du soldat turc, ajoutant qu’il était opposé à toute activité de la part des Missionnaires dans l’Empire Turc. Voici quelques extraits :
…Le régime des Capitulations fut un régime odieux pour les Turcs. Tandis que les sujets du Sultan devaient se soumettre à toutes sortes de charges et d’impôts, les étrangers résidant dans l’Empire en étaient non seulement tout à fait exemptés, mais ils jouissaient encore de privilèges aussi nombreux qu’importants.
Cette étrange distinction justifiait les privilèges à considérer les autres comme des créatures dont le seul devoir était de tout endurer et d’assurer le bonheur de ceux auxquels ils avaient offert l’hospitalité.
L’administration hamidienne tendit aussi à soutenir le point de vue des étrangers, en les encourageant, en leur permettant de prendre toutes sortes de libertés.
Le Souverain, les Ministres et tous les fonctionnaires de l’administration n’avaient en vue qu’un seul objet, celui de s’assurer par eux-mêmes une vie brillante et facile, exempte d’inquiétude…
Le peuple turc, voyant son individualité se développer, lui-même conscient de ses droits, il lui apparut soudain évident qu’il était le seul maître de sa maison et que personne ne devait l’exploiter ou le supplanter en rien. Les étrangers, à ses yeux, n’étaient bien moins que des hôtes qui avaient droit à son respect, mais qui n’avaient pour devoir que de se rendre dignes de l’hospitalité qui leur était accordée.
L’abolition des Capitulations fut la première manifestation de ce nouvel esprit, que nous venons de mentionner. Les sujets étrangers devaient à l’avenir se soumettre aux mêmes charges que les indigènes.
La suppression des écoles fondées et dirigées par des Missions religieuses ou des particuliers appartenant à des nations ennemies, ne fut pas moins importante. Grâce à leurs écoles, les étrangers pouvaient exercer une grande influence morale sur la jeunesse du pays et ils exerçaient virtuellement la direction spirituelle en Turquie. En fermant ces écoles, le Gouvernement a mis fin à une situation aussi humiliante que dangereuse, une situation qui malheureusement n’a que trop durée. D’autres mesures d’ordre politique et économique furent prises, pour compléter ce qu’on pourrait appeler la prise de possession du pays par ses propres enfants, qui avaient trop longtemps été privés de leurs droits. 5
1 Ishac Armalé, Al-Qouçara fi nakabat annaçara , 1919, p. 86 – 89.
2 Abdo Bezer , Mémoires , Studia Orientalia Christiana, Collectanea, No. 29-30, Franciscan Centre of Christian Oriental Studies, Le Caire, 1998.
3 Ishac Armalé, Al-Qouçara fi nakabat annaçara , 1919, p. 86 – 89 .
4 Jacques Rhétoré, Les Chrétiens aux bêtes , Cerf, Paris, 2005, p. 194 – 196.
5 Article éditorial du journal turc « Hilal » du 4 avril 1916, par le député allemand Traub, avec pour titre « Un fief hier, notre Pays aujourd’hui ». Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban.