Lamentations des chrétiens de Mardine qui, de leurs fenêtres et du toit des terrasses de leurs maisons, adressaient leurs adieux à ceux/celles qui sortaient de la ville dans les convois de la mort. 1
Ce genre de lamentations est inconnu en Occident. Nous en avons plusieurs échantillons dans le monde Oriental. Il suffit de se rappeler les lamentations de Jérémie chantonnées par les déportés juifs après la destruction de Jérusalem. Rappelons-nous aussi le psaume où les Juifs de Babylone, assis sur les rives du Fleuve refusaient de chanter autre chose que leurs complaintes sur Jérusalem. Plus proches de nous, ces séances des Juifs, le front appuyé sur le Mur du Temple à Jérusalem.
Aujourd’hui encore, dans les villages libanais les « élégies du Samedi de Lazare », la veille des Rameaux : les enfants passent de maison en maison, avec un grand rouleau et un linceul et commèmorent, en chantant, la mort de Lazare. Les gens de Mardine firent de même pour conserver le souvenir de leurs biens-aimés. À longueur de journée, ils fredonnaient ces lamentations. Nous avons traduit le texte arabe rimé, écrit en langue populaire, sans en changer le sens. Nous n’avons pas encore réussi à en retrouver la mélodie.
POUR LE CONVOI DES HOMMES
Nous sommes Turcs, pourquoi nous traîter d’ennemis ?
Et ces bandes de Kurdes d’où sont-elles venues ?
Nous pressentions ces maux, mais pas d’être égorgés
La sentence de mort tombe aujourd’hui sur nous.
L’État a décidé de nous exterminer.
La Fête-Dieu, au soir, Rachid envoie Mamdouh
On arrête l’évêque : Lève toi ! En avant.
Arrivé au sérail, sans égard ni honneur
On lui dit c’est un ordre de nos autorités
De nous saisir de toi et de te mettre à mort
Les armes, livre les; avance par ici
Pour être interrogé et mourir comme les autres
Ô chrétiens levez vous, ce soir venez prier
Pleurez, priez, peut-être se brisera l’étau
Maman, au nom du ciel, accourez à notre aide
Nous redoutions les maux mais pas d’être tués.
Au soir de ce Jeudi, ils furent tous saisis
Entassés pêle mêle dans les geôles obscures
De chaînes et de cordes ils furent enlacés
De verge et de fouet ils furent flagellés
À huit heures du soir débuta leur exode
Ensemble quatre à quatre ils furent enchaînés
Et des anneaux au cou par groupes entraînés
De leurs geôles infectes les prisonniers ils sortirent
Ils avançaient prostrés les épaules meurtries
Plusieurs marchaient pieds nus, tous le cœur angoissé
Je leur fais mes adieux, tous pleurent avec moi
Musulmans et allemands admirent leur courage
Chrétiens ! Debout ! Sortez on conduit les martyrs
Leurs croix sur la poitrine, ce sont de vrais chrétiens
Des jeunes et des nobles, l’élite de leur rite
Leurs larmes sur les joues, les cœurs endoloris
Mamdouh marche premier avec ses acolytes
La Milice khamsine, les kurdes et bien d’autres
Suivent à pas pressés et forment une haie
Poignards au ceinturon et fusils à la main
Leurs noms ? Quels étaient-ils ? Des Congrégationnistes
Quelle confrérie c’était : « Le Précieux sang du Christ »
Tous sont allés cueillir la palme du martyre
L’ordonnance impériale exemptait les Syriens
Adib n’y souscrit pas, leurs notables non plus
Il rafla Arméniens, Syriens et Chaldéens
Les jeunes et les vieux, les notables, les clercs
Chrétiens restez chez vous. C’est Maloyan qui sort
Il sort, poignets liés, poitrine décorée
sa place désormais la grotte de Cheikhan e
il sera mis à mort à Kalaat Zirzawane
Comme un troupeau d’agneaux, ils y sont tous conduits
Faîtes-vous musulmans, Vous aurez la vie sauve
« Ah ça jamais! Jamais ! » Alors on les tua
Dans les grottes et les puits leurs corps furent jetés
On prit leurs vêtements, chacun rentra chez soi.
Avant leur mise à mort, il s’isole avec eux,
Prie pour eux, les absout, leur distribue l’hostie
Ô chrétiens tenez bons. La guerre finira
Si le jour s’obscurcit, l’éternité luira
Malheureux Arméniens, le sort en est jeté
Même sans cette guerre, vous serez écrasés
Quel que soit l’avenir, vous serez sacrifiés
Si la paix ne vient pas, notre tour va venir
Jusqu’à quand ces tourments, jusqu’à quand ces malheurs
Hélas, pour notre vie, elle est vaine et perdue
Hélas, pour ces chrétiens, ils furent des héros
Mon Dieu dans ton amour aie pitié des enfants
Toi ma fille debout viens inspecter la grotte
Prends aussi tes amis, viens faire une visite
Fais-toi accompagner des prêtres et des moines
Qu’ils disent des prières pour nos pauvres chrétiens
Ils sont partis nos hommes, et nos jeunes aussi
Ils nous ont tous laissés, dispersés et proscrits
Les Turcs, ça vous suffit de tant nous opprimer
Sur les rives du Tigre gisent prêtres et évêques
Le plateau de Cheikhan e est rempli de cadavres
J’en prends Dieu à témoin, comment les oublier !
Leur nom m’est doux et cher, leur souvenir précieux
Ma vie est terrassée, mes enfants orphelins
Dieu donne-moi ta force, vois l’état où je suis.
POUR LE CONVOI DES FEMMES
Dieu, laisse-moi vagabond sur les routes
Pour demander aux passants des chemins
Où sont partis les deux convois de femmes
L’un est parti au plateau de Cheikhan e
Et le deuxième au sud vers Ras-el-Ayn
On les mena jusqu’à Abdel Imam
Par double rang, enchaînées deux à deux
Leurs nourissons juchés sur leurs épaules
Déshabillées toutes l’une après l’autre
On leur ôta pendants et bracelets
On leur ouvrit le ventre et les boyaux
Pour y chercher d’éventuels bijoux
On leur ravit leurs filles en bas âge
On vit un kurde hypocrite et barbu
Se relever après chaque prière
Pour égorger ou violenter les femmes
Il en garda deux seulement pour lui
Toutes les autres furent exécutées
Que d’orphelins, ils laissèrent hagards
Combien de cœurs, ils brisèrent et brûlèrent
Que de maisons détruites ou confisquées
Quels droits humains n’ont-ils pas piétinés.
1 Ishac Armalé, Al-Qouçara fi nakabat annaçara , 1919, p. 326-331.