Récit du P. Ishac Armalé dans son livre «Al-Qouçara fi nakabat annaçara» ou « Les calamités des chrétiens »
Couverture de « Al-Qouçara »
Elie, fils de Saïd Armalé, devenu Père Ishac Armalé, prêtre Syriaque catholique, est né et baptisé à Mardine le 6 février 1879. Il quitta pour le séminaire syriaque de Deir-Echarfé au Liban, le 11 octobre 1895, pour poursuivre ses études. Ordonné prêtre le 8 septembre 1903 par le Patriarche Ephrem II Rahmani, il le prit pour secrétaire. Nommé pour Mardine en septembre 1912, on lui confia l’enseignement des religieux ephrémites. 1 Il suivit de près les massacres de Mardine et ses environs et écrivit, en langue arabe et caractères syriaques (karchouni), les premiers chapitres de son fameux livre « Al-Qouçara fi nakabat annaçara ». Son frère, le diacre Youssef, faisait partie du convoi du 11 juin avec Mgr. Maloyan et le P. Léonard. Ensemble, ils subirent le martyre. Par mesure de sécurité, il avait enfoui sous terre ses notes écrites relatant son vécu ainsi que celles de P. Léonard Melki qui les lui avait remises avant son arrestation. Il est le seul à mentionner en détail la perquisition du couvent des Capucins et l’arrestation du P. Léonard. 2 Revenu au Liban après la guerre, il s’installa à la cathédrale S. George des syriaques catholiques à Khandak-al-Ghamik (Beyrouth) où, en 1919, il publia Al-Qouçara en arabe, et se consacra à la recherche et la composition. Il a 50 livres sur son compte, dont 40 imprimés et 10 non imprimés encore, sans compter les Articles publiés dans les revues religieuses. Il était l’ami intime du P. Louis Cheikho, s. j., son compatriote mardinien. Il décéda le 13 septembre 1954, suite à un cancer, et fut enterré au cimetière de la cathédrale S. Georges dont les tombes furent profonées durant la guerre libanaise qui a commencé en 1975 et duré près de 15 ans. De cet important document, nous avons traduit librement les extraits suivants, utilisés dans l’écriture de la Biographie du P. Léonard :
Visite d’adieu de Mgr. Ignace Maloyan à Mgr. Gabriel Tappouni
Arrestation de Mgr. Maloyan, P. Léonard, le clergé arménien, les notables de Mardine,
Début des tortures
(p. 161-170)
Le mois de mai s’est passé comme nous l’avons décrit et Mgr. Ignace était abattu, inquiet et torturé dans son âme. Les soucis et les inquiétudes l’empêchaient de dormir. Le matin du mardi, au début du mois de juin, il se dirigea vers l’église des Syriens pour visiter son ami intime Mgr. Gabriel Tappouni. Il convoqua les Pères dominicains qui se trouvaient chez lui et leur fit part de l’ardeur de son amour et leur confia les secrets de son cœur. Après en avoir causé longuement avec eux, il leur révèle la douleur de son cœur compatissant, confiant à Mgr. Gabriel le soin de ceux de ses chers qui resteraient vivants. Il ouvrit sa dernière lettre et la lut en leur présence puis la plia et la remit à son ami en disant : « Garde ce dépôt auprès de toi. Sauvegarde mes diocésains autant que tu le pourras. Tu seras le délégué après moi pour régir leurs affaires en attendant que les Supérieurs prennent une autre décision, car je suis convaincu que le temps de mon départ de ce vain monde est arrivé ».
L’évêque Mgr. Gabriel et les trois Pères se mirent à l’encourager et à le consoler et à lui faire espérer d’être sauvé. Mais le bienheureux prélat ne put s’empêcher de leur dire : « Je sais pertinemment que moi-même et mon troupeau nous serons condamnés à la torture et à la mort. Je m’attends à ce que nous soyons tous arrêtés d’un jour à l’autre. Nous ne pourrons y échapper. C’est pourquoi je suis venu aujourd’hui vous faire mes adieux et vous confier à Dieu. Priez pour moi. Je pense que ce sera la dernière fois que je vous verrai. Adieu, mes bien-aimés. Adieu ». La douleur remplit alors le cœur des assistants, les larmes coulèrent sur leurs joues. Le vénérable prélat leur dit : « Dieu nous a réservés jusqu’à ce jour et il est capable de nous aider et de nous armer du casque du salut ».
Après cela, le cher visiteur revint à sa résidence, laissant au cœur de l’évêque et des Pères le plus beau et le plus doux des souvenirs qu’ils n’oublieraient point tout le long de leur vie. L’après-midi de la Fête-Dieu, le 3 juin, Mamdouh, le chef des misérables, avec ses amis El-Yawor et Haroun, les commandants de l’oppression et du malheur se ruèrent sur Mardine. Ils se dirigèrent vers le palais du gouvernement pensant qu’ils ne pourraient réussir dans l’exécution des ordres de leur Sultan. Ils oublièrent que la route de l’agression et de la trahison leur était aplanie et que les portes du mal et de la corruption leur étaient ouvertes.
Il arriva que le Moutassarrif, Hilmi Bey, était alors absent de la ville. Les agents du mensonge profitèrent de l’occasion de son absence pour commettre les méfaits à leur gré. À peine les trois mirent-ils les pieds dans le palais du gouvernement qu’on leur remit divers documents falsifiés et une série de témoignages truqués. Chacun marquait sur son papier les noms fournis par leur hypocrisie pour les remettre à la vénérable délégation lui disant : s’il y a des lacunes dans ma cause je suis prêt à la consolider par des témoins véridiques (des faux témoins). L’œil de la haine fait ressortir tous les vices, tandis que l’œil de l’amour ne découvre aucune tare.
La délégation de malheur envoya aussitôt une patrouille de soldats et une bande de soldats « khamsine » qui envahirent l’église des Arméniens et se saisirent aussitôt de l’évêque Ignace, et du P. Paul Saniour son secrétaire et les amenèrent au palais du gouvernement. À la même heure ils dépêchèrent une bande de soldats dans la ville et convoquèrent les notables Arméniens devant ce comité hypocrite. À cette heure lugubre, ils se saisirent de vingt sept hommes parmi lesquels Naoum et Gerges Djinandji, Iskandar Adam et ses deux fils Chafic et Gousto, Antoine Kaspo, Iskandar et Fathallah Kandir, Gibrail Aïn Malak, Francis Dokmak et son fils Youssef, Saïd Acho, Hanna Makhouli et Mansour son frère et son oncle Boghos, Youssef Tarazi, Abdel Massih Adam et son fils Adam et Salim Ibrani. L’inquiétude s’empara de la masse des chrétiens, ils ne comprenaient plus rien et donnèrent lieu à mille conjonctures sans pouvoir en trouver l’explication. Les traitres disaient à leurs familles : « Demain, après leur interrogatoire, ils seront relâchés ».
Le matin du vendredi 4 juin, les soldats encerclèrent la ville et ordonnèrent de faire publier par un crieur : « Quiconque sortira de la ville sera tué ». Au lever du soleil, les soldats et le nouveau bataillon des khamsine se répandirent comme les sauterelles dans les quartiers chrétiens et dans les souks et se mirent à mettre la main sur tous ceux qu’ils rencontraient parmi les riches et les notables de toutes les confessions chrétiennes, sans distinction, au point que leur nombre atteignit les six cent soixante deux hommes. Ils en fourrèrent une partie en prison et une autre dans la caserne au point que les deux places en étaient débordées. Pour compléter cette hargne et cette impiété, ils barricadèrent solidement les ouvertures, les fenêtres et les portes à tel point que les chrétiens étouffaient. Le notable Youssef Gerbaca s’évanouit à cause de sa corpulence, son fils Ibrahim appela le portier et lui glissa soixante piastres. Alors il lui permit de s’étendre près de la porte.
Dans l’après-midi, ils se saisirent encore de douze prêtres arméniens. Ils foncèrent sur la maison du curé Raphaël Bardaani et le traînèrent violemment au tribunal. Ils se saisirent de deux autres prêtres Syriens catholiques, les Pères Boutros Issa et Youssef Maamarbachi. Le samedi les soldats continuèrent encore leur besogne. Ils groupèrent environ deux cents personnes dans la maison des Sœurs Franciscaines pour les conduire tous, à l’aube, dans la prison, les y laissant entassés. Dans la même journée, ils envahirent l’église des Capucins. Ils découvrirent un cahier contenant les noms des membres de la Fraternité de Saint François. Son titre était « Fraternité de S. François ». Ils interprétèrent François par France et prétendirent que c’était une association française. Les malins ! Les Hypocrites de cœur ! Ils s’emportèrent de colère contre le supérieur, le noble Père Léonard et lui dirent : « Es-tu ici l’Imam de l’association française. Lève-toi vite et suis-nous ». Il se leva sur l’heure et les suivit…
Le lundi 7 Juin, le comité des pervers pensa qu’en mettant la main sur l’ensemble des chrétiens, un désordre pourrait surgir en ville et entraîner des conséquences néfastes. Pour éviter cette conjoncture, ils avisèrent de relâcher les membres Syriaques orthodoxes. Ainsi, les esprits seraient tranquilisés et leur œuvre se limiterait aux seuls catholiques. Ils convoquèrent donc les notables Syriaques catholiques et les menacèrent de la torture et de la mort s’ils refusaient de remettre au gouvernement ce qu’ils avaient comme armes. Ceux-ci leur assurèrent qu’ils n’avaient rien de ce qu’ils s’imaginaient. On leur souffla de payer une somme au gouvernement qui les relâcherait. Ils promirent de tout faire pour verser ce qu’on leur imposait. Ils sortirent tous en faisant des vœux au gouvernement. Mgr. Gabriel, évêque des Syriaques catholiques se persuada que le comité relâcherait les enfants de sa communauté comme il avait relâché les Jacobites. Il présenta à Mamdouh et à ses associés une pétition sollicitant le pardon. Ils ne tinrent aucun compte de sa requête. Il répéta sa demande et insista dans son recours en grâce et ne ménagea aucun moyen. Il ne reçut aucune réponse ni de oui ni de non. Le zélé prélat se retira éploré ne sachant que faire.
Ce que fit Mgr. Gabriel fut entrepris également par Monsieur Andrus, le missionnaire américain, en faveur des membres de sa communauté emprisonnés. Il eut le même sort que celui de Mgr. Gabriel. Il se confina dans sa chambre et n’osa plus insister auprès du Comité. Il arriva ce soir là que le Moutassarrif Hilmi Bey arriva en ville. Il réunit le Comité plaidant en faveur des chrétiens. Personne ne lui prêta attention. Il en référa au gouverneur. La réponse fut son limogeage immédiat. Les opérations furent confiées à Khalil Adib, président du Tribunal pénal et associé aux traîtres mécréants.
Le mardi, pendant que Mgr. Girgis, évêque des Syriaques Jacobites, et leur prêtre Elias Dolbani et un groupe de leurs notables étaient dans le palais du gouvernement, voilà que leur cloche s’était mise à sonner. Petits et grands accoururent à l’église. Les catholiques s’enquérirent de la cause, ils répondirent : « Nous avons appris que le gouvernement a envoyé des soldats se saisir des Arméniens dans leur maison pour les exécuter. C’est pourquoi nous avons été d’avis de courir à l’église pour que ne périsse à la fois le sec et le vert, et que ne soit réservé le même sort au coupable et à l’innocent ». Pendant qu’ils en étaient là, leur évêque et sa suite revinrent et leur ordonnèrent de regagner leurs maisons sans retard. Ils repartirent.
Une fois que les notables Jacobites sortirent de prison proclamant leur remerciement au gouvernement et lui souhaitant la victoire, les suppôts du mal se mirent à imposer les tortures aux hommes catholiques. Le soir du lundi, deux heures après le coucher du soleil, ils vinrent avec les coutelas à la ceinture, les bâtons et les fouets à la main et convoquèrent Naoum Djinandji. Ils lui fixèrent les crochets aux pieds et lui administrèrent quatre vingt deux coups qu’il supporta avec patience, puis il l’obligèrent à marcher. En arrivant au bord de la terrasse de la prison, ils le basculèrent jusqu’en bas. Ses membres furent broyés. Les chrétiens qui se trouvaient à l’intérieur se levèrent, le portèrent et se mirent à le consoler et à le fortifier.
Après cela, Antoine Kaspo fut conduit à la salle des tortures. Mamdouh lui dit : « Hypocrite que tu es, Antoun, tu cherchais à mettre la main sur la ville, à t’emparer des biens et des maisons des musulmans et à confisquer leurs jardins et leurs champs. Viens que je t’accorde des souhaits ». Il dit cela et ordonne à Noury El-Badlissy de lui mettre les fers aux pieds et de lui infliger plus de quarante coups. Kaspo leur demanda de lui faire grâce promettant de leur payer le montant qu’ils demanderaient. Mamdouh lui répondit : « Nous n’avons pas besoin de ton argent. Ce que nous voulons, ce sont les armes cachées chez toi. Quant à ton argent et à tes propriétés et tes biens, ils vont rester en notre possession et nous en disposerons à notre gré ».
Le président du Tribunal Pénal lui dit alors : « Te rappelles-tu, Antoun, le jour où Khoder Tchelebi s’est présenté à ton magasin pour acheter du drap et tu lui as dit : “Khoder, Cette sorte de drap ne te va pas” ? Sache que Khoder Tchalabi voulait acheter ce drap pour habiller les soldats khamsine qui vont te couper le souffle ». Alors il le frappèrent horriblement sur la tête et dans le dos, le mirent dehors et le basculèrent en bas comme ils l’avaient fait pour Naoum Djinandji. Puis ils le placèrent pendant sept heures dans les toilettes en disant : « Considère les toilettes ton magasin. »
Ensuite, Noury El-Badlissy vint le trouver à part et se mit à l’amadouer et à s’informer de sa fortune en promettant de lui rendre la liberté. Avant l’aube du matin 8 juin, El-Badlissy revint chez lui à diverses reprises et lui dit : « J’ai discuté de ton cas avec le Comité “infernal” de Renouveau, ils m’ont dit que tu ne sortiras pas de prison à moins de leur livrer les armes ». Puis il se changea en lion féroce et se mit à le battre de plus en plus douloureusement et à lui arracher les moustaches. Antoun le désapprouvait en lui disant : « Est-ce là le résultat de l’amour et de l’amitié ? » El-Badlissy le quitta, insensible à ses poignantes souffrances.
La nuit du mercredi [mardi] 8 juin, ils firent venir de la caserne le prêtre arménien Abdel-Karim, lui lièrent les pieds et lui administrèrent 150 coups. Ils comptaient les coups en ricanant, puis ils le sortirent et le basculèrent en bas. Après lui, ils convoquèrent Mallallah, frère de Mgr. Ignace Maloyan et lui infligèrent toutes sortes de tortures en le pressant de remettre les armes. Puis ils firent venir le protestant Saïd Achou et le forcèrent à révéler les noms des membres de l’Association Arménienne. Il leur dit que cette Association n’a été fondé qu’avec l’accord du gouvernement dont les hommes assistaient aux réunions. Sa réponse ne servit à rien, il fut battu violemment à coups de bâtons et de fouets. Puis il fut traîné comme ses compagnons et culbuté de la terrasse de la prison jusqu’en bas. Son dos se brisa et ses membres se disloquèrent.
Iskandar Adam fut convoqué aussi et questionné en privé. Il resta silencieux. Alors ils accrochèrent une grosse corde au plafond de la salle « infernale » de tortures, et lui attachèrent les pieds de sorte que sa tête se trouvât en bas. Ils lui infligèrent quantité de coups sur tout le corps et le laissèrent ainsi suivant l’ordre de Mamdouh. Ses douleurs et ses souffrances devenant intenables, il appela Nouri El-Badlissy et lui promit une somme d’argent, alors il le délia et le descendit à la prison après avoir empoché de son fils une somme d’argent. Cependant, avant l’aube, il revint chez lui, le ramena à la chambre de tortures et l’attacha de nouveau pour que Mamdouh à son retour te trouvât comme il l’avait laissé.
Le matin du mercredi 9 juin, Mamdouh vint avec Talaat, fils de Abdi Effendi. Talaat déclara : « Vous, chrétiens, savez-vous que vous êtes les fils d’une ânesse »? Puis il dit à Iskandar Adam : « Te rappelles-tu quand mon père Abdi t’a giflé à Kayssariya ? Tu veux pour toi la liberté ? Prends pour toi la merde ». Il dit cela et se mit à le frapper et à le gifler jusqu’à ce que ses mains criminelles fussent fatiguées. Puis il dit en ricanant : « Ordonne à ton fils Gousto, membre de l’Administration, de venir te sauver. » Vers midi, ils firent venir Saïd Ibn-el-Wazir et se mirent à le frapper cruellement ; ils poussèrent l’impiété jusqu’à verser sur lui du pétrole et le brûlèrent. Son âme fut confiée au Seigneur justicier. Puis ils convoquèrent le P. Léonard, Capucin. Ils l’entourèrent et se mirent à le souffleter et à lui arracher la barbe. Puis ils lui arrachèrent les ongles des doigts, et l’attachèrent la tête en bas pendant près de deux heures. Ils se relayèrent pour lui donner des coups de bâton et de fouet, puis ils le sortirent, le poussèrent et le basculèrent jusqu’en bas. Ils lui disaient : « Appelle la France, qu’elle se dépêche de te libérer de nos mains. Appelle la religieuse pour qu’elle vienne te recréer. Convoque tes amis pour te délivrer ». Mais le doux prêtre garda le silence remettant son sort entre les mains de son Seigneur.
Puis ils firent venir le Mokdsi Syriaque Habib de Jarwé, et lui dirent : « Te rappelles-tu, Habib, le jour où tu as annoncé de ta bouche, au nom de tes compagnons chrétiens, que les Russes allaient arriver sous peu à Mardine pour vous sauver des mains des musulmans. Ecris-leur donc, presse-les de venir, tu t’es fais illusion. Tes comptes étaient faux, et vaine ton espérance. Il ne reste de ta vie que bien peu ». Alors, ils le battirent, le souffletèrent et le ramenèrent à sa place. De la même manière, ils torturèrent les notables et la noblesse. Ce que nous avons mentionné est suffisant pour ceux qui veulent s’enquérir des tortures et de la barbarie de ces impies sans conscience…
Le tribunal de Mgr. Maloyan, rencontre avec sa mère…
(p. 172-178)
…Mgr. Maloyan fut convoqué à la salle du tribunal. Il se leva sur le champ et suivit les soldats. Il vit la salle pleine et tous les membres du jury assis dans leurs fauteuils braquant les yeux sur lui. Ils ne le firent pas asseoir comme par le passé. Il se convainquit qu’il y avait une trahison et un complot. Il resta sans proférer un mot ni lever les yeux. Ils commencèrent à le harceler et à l’interroger au sujet des prétendus fusils, canons et armes, et ils lui présentèrent des arguments sur lesquels ils s’appuyaient pour affirmer leurs prétentions. Le noble prélat rejeta absolument leurs dires et déclara : « Ce qui vous a été transmis à mon sujet et au sujet de ma communauté est un pur mensonge… Cela est vraiment une affaire des plus étranges et des plus étonnantes ».
Ils insistèrent auprès de l’évêque pour extraire les canons et les leur livrer. Il répondit : « J’ai dit et je continue à dire, voici l’église, la maison de l’évêché, les chambres des prêtres et les maisons des notables de la communauté. Inspectez-les, fouillez-les autant que vous le pourrez. Si vous trouvez quelque chose de ce que vous prétendez, infligez-moi, ainsi qu’à toute ma communauté, les plus grosses sanctions et les plus atroces tortures. Sinon qu’avez-vous à redire des vanités et à contredire la pure vérité du moment que vous ne trouvez en nous aucun crime ou faute, grands ou petits ». À peine le courageux évêque eut-il achevé ces paroles que l’assistance se crispa, la colère sortit de leurs yeux et ils commencèrent à crier et à hurler en disant : « Mais oui, vous avez des armes pour vous opposer au gouvernement et pour le combattre. Attendez un peu et vous verrez de vos yeux votre châtiment et celui de votre communauté ».
L’intrépide évêque leur dit : « Votre accusation est une pure prétention. Je ne me suis opposé en rien au gouvernement. Bien au contraire, j’ai protégé ses droits en secret et en public, et je sauvegarde ses intérêts autant que je le peux, parce que je suis son citoyen et que j’ai reçu de sa bonté un firman impérial et un titre ottoman ». Mamdouh, le chef de la police, lui dit : «Vous avez à savoir que, sur le témoignage de Sarkis, membre de votre communauté, vous avez fait venir dans votre église deux caisses d’armes ». Il sortit alors de sa poche un document qu’il déplia et il lut que Sarkis avait porté les deux caisses dans la chambre de l’évêque, en présence des notables et des principaux de la communauté qui avaient réceptionné les caisses et loué ses bons efforts. L’évêque ne put cacher sa surprise et dit à l’assistance: « Faites venir Sarkis, sinon ce document est falsifié et vos prétentions sont sans fondement ». Mais eux ne prêtèrent aucune oreille à sa plaidoirie, car ils avaient déjà massacré Sarkis. Ils se mirent alors à épier les moindres indices dans ses réponses dans l’espoir d’y trouver une faille qui les mette en mesure de le condamner. Khalil Adib, le vice préfet lui dit : « Sachez que lorsque Sarkis vous a amené les armes, il a trouvé dans votre chambre les traîtres principaux de votre communauté, tels que Naoum Djananji, Skandar Adam, Antoun Kaspo et votre frère Malli. Vous avez pris les deux caisses et chacun de vous a payé à Sarkis deux livres. Qu’avez-vous donc à brouiller vos paroles et à nous cacher la vérité? »
L’innocent évêque répondit : « C’est vraiment étrange. Je vous ai dit et je vous le redis. Vous vous faites des illusions. Cette accusation ne repose sur aucun fondement ». Soudain, Mamdouh se leva de sa chaise, retroussa ses manches pour le frapper. Il ordonna aux soldats présents : « Etendez-le ». Ils l’étendirent aussitôt en plein milieu de la salle et Mamdouh se saisit de sa ceinture pour le frapper. Le courageux évêque lui dit : « Hé l’homme! Arrête-toi et n’outrepasse pas tes droits. Car tu n’as pas le droit de traiter ainsi arbitrairement celui que la Sublime Porte a reconnu comme chef d’une communauté et qu’elle a gratifié d’un firman et d’un titre honorifique ». Mamdouh ricana et dit : « Aujourd’hui, c’est l’épée qui remplace le gouvernement et votre firman et votre titre ne vous servent de rien ». L’un des assistants l’interrompit et dit à l’évêque : « Vous n’échapperez pas au châtiment, ni vous ni votre communauté, parce que vous n’avez présenté aucun argument de valeur. Cependant, pour vous monter mon amour pour vous, et par pitié pour votre état, je vous propose un conseil. Si vous l’exécutez, vous échapperez à la mort et vous resterez honoré et respecté aux yeux de tous. Mon conseil est de vous déclarer musulman et de proclamer la foi mahométane ». L’évêque imperturbable, répondit : « L’islam? Non! A Dieu ne plaise que je quitte ma foi. Jamais au grand jamais, je ne renierai mon sauveur. Comment pareille chose pourrait-elle m’arriver, moi qui ai été élevé au sein de la Sainte Eglise catholique, et qui ai sucé le lait de ses enseignements si purs et qui me suis imprégné de ses vérités indiscutables au point de devenir, sans mérite de ma part, un de ses pasteurs. Je considère que verser mon sang en faveur de ma Foi est le plus doux désir de mon cœur, car je sais parfaitement que, si je suis torturé par amour de celui qui est mort pour moi, je serai du nombre de ceux qui auront trouvé joie et béatitude, et j’aurai obtenu de voir mon Seigneur et mon Dieu là-haut. Il ne vous reste donc qu’à m’accabler de coups, utiliser contre moi couteau, épée et fusil, et me couper en menus morceaux, je ne renierai pas ma religion, absolument et définitivement ».
Un des assistants serra sa main et donna un coup de poing en disant : « Je jure par Dieu que je t’infligerai les pires tourments et te ferai goûter la mort la plus amère ». Mamdouh aussi lui donna de nombreux coups et ordonna aux soldats de l’emmener dans la cellule des coups et des tortures. Alors l’évêque soupira en disant : « Je subis dans mon corps les coups douloureux, mais dans mon âme, je supporte cela avec joie ». (2 Maccabées 6:30) Le soir, un bourreau y entra, l’étendit à terre, lui passa les crochets aux pieds et lui administra douze coups de bâton. Le prélat criait à haute voix à chaque coup et disait : « Seigneur, prends pitié de moi ». Puis on lui ordonna de se lever et de regagner la place qui lui était indiquée. Mais lui, à bout de force, n’était pas capable de marcher. Ces inhumains le traînèrent violemment par les pieds ; sa tête bénie fut contusionnée et ses membres sacrés furent écartelés, il s’écria : « Que celui qui entend ma voix me donne la dernière absolution ». Le père Boulos Saniour l’entendit, il était près de la fenêtre en dessous, il prononça pour l’évêque la formule d’absolution.
Quant à ces hypocrites, ils laissèrent l’évêque étendu à terre, le corps inerte et ils allèrent amener les instruments de torture et accoururent vers lui. Ils lui arrachèrent les orteils des pieds et cela avec vélocité, pour que personne ne les voie. Il resta dans cet état du matin du 4 juin jusqu’au 10. Durant ces jours, ces gens sans cœur et sans pitié continuaient à le torturer. Maloyan voyait les enfants de sa communauté torturés, il entendait leurs cris et leurs hurlements, et alors il insufflait dans leurs cœurs l’esprit de courage et d’héroïsme et les incitait à surmonter les dangers et à sacrifier cette courte vie à l’exemple de Celui qui pour eux avait sacrifié sa vie précieuse sur la Croix…
Ces nuits noires en prison, le zélé évêque les passait les bras étendus et les yeux levés vers le ciel. Il priait et suppliait Dieu de lui donner la force et la constance à lui et à sa communauté. On aurait dit le courageux Saint Sébastien…
Un fait crève le cœur, c’est de savoir que la vieille mère de ce prélat cherchait à le voir sans y réussir. [Elle sera martyrisée, elle aussi, peu de temps après son fils]. Cependant la nuit où il allait être déporté avec sa communauté, il envoya la demander après avoir sollicité la permission des tyrans. Il eut avec elle un entretien marqué de douceur et de tendresse. Il lui dit : « Sois sûre, maman, que mon Dieu et mon sauveur m’a réservé pour un jour comme celui-là. Je t’en prie, ne t’attriste pas et ne te laisse pas aller au désespoir. N’aie pas peur et ne t’afflige pas . Sache que demain matin avant l’aube, je prendrais avec ma communauté la route de Diarbékir; je ne sais pas quel sort nous attend à eux et à moi. Cependant je suis prêt avec le secours de mon Seigneur à verser mon sang par amour pour Celui qui m’a racheté. Approche-toi maintenant pour que je te dise adieu. Prie pour moi et entre dans ta maison en paix. Je te recommande de ne pas ménager conseils et avis à tous les miens pour qu’ils suivent mes traces et qu’ils restent fidèles, enracinés dans leur foi, et qu’ils n’aient pas peur des attaques des persécuteurs et qu’ils ne se prêtent pas aux promesses ou aux menaces de leurs ennemis ». À ce moment, les yeux de la mère et ceux de son fils s’embuèrent de chaudes larmes. Ils se firent leurs adieux dans la tristesse et l’amertume. À son départ il lui recommanda de lui envoyer des souliers larges pour qu’il puisse marcher. Il ne trouva pas opportun de lui révéler que ses pieds étaient devenus enflés à cause des coups féroces qu’il avait reçus, et cela pour ne pas attrister encore plus le cœur de cette mère affligée.
Les supplices infligés à P. Léonard Melki et aux sœurs franciscaines…
(p. 244-251)
Les calamités tombèrent sur les chrétiens de Mardine dès le 5 décembre 1914, quand se succédèrent sur eux les étapes de persécutions. En voici les détails copiés sur le cahier du noble P. Léonard. Au matin du jour J, douze soldats font irruption dans l’église des Capucins. Ils enjoignent aux religieux de leur donner leurs noms et ceux des sœurs de leurs nationalités. Il leur fut répondu que le vieux et vénérable P. Daniel était italien et que le P. Léonard était un maronite originaire du Liban. Tous deux représentent l’État français et desservent le couvent conformément aux privilèges des Nations. Ils dirent aussi que trois sœurs sont ottomanes, nées à Mardine. Ce sont les sœurs Pacifique, Assomption et Agathe. Les autres sont françaises et jouissent de la protection de la France. Alors un esprit démoniaque s’empare des soldats. Ils se lèvent aussitôt, fouillent les chambres, recherchent ce qu’elles contiennent, puis les scellent toutes, font sortir les deux religieux et barricadent les portes. Puis ils se dirigent au couvent des sœurs et commencent à les menacer et à leur faire entendre des mots secs et grossiers.
Nous sommes pleins de honte et de confusion en rapportant ce que dirent et firent ces truands au couvent des sœurs car, outre leur grossièreté de langage, ils firent du mobilier à leur guise, frappèrent les sœurs et les étendirent par terre et leur ordonnèrent d’avoir absolument à quitter leurs chambres et à sortir de leur couvent. Puis ils fermèrent les chambres, et scellèrent les portes. Des bandits s’attroupèrent dès lors, épiant le moment propice pour mettre la main sans fatigue sur les biens et les meubles. À la vue de ce que ces hommes au cœur dur ont fait, le P. Léonard s’empressa de descendre à l’église. Il ouvrit le tabernacle, en sortit respectueusement le saint calice, l’enveloppa d’un linge blanc, le serra contre sa poitrine et s’en alla le mettre en sécurité dans la maison de monsieur Hanna Marquisi, notable Arménien. Puis il retourna aussitôt parce qu’il avait décidé de passer sa nuit au couvent. Les soldats lui dirent qu’il n’aurait d’accès qu’à l’arrière-cuisine. Mais au beau milieu de la nuit, un agent insolent vint réquisitionner tous les matelas et força le P. Léonard à sortir et à rester jusqu’au matin à la belle étoile. Quand Mohammad Kapoucho, homme pervers, réputé pour sa grossièreté et ses violences, arriva, le tiers de la nuit ne s’était pas encore écoulé. Il rassembla tous les matelas, les emporta au palais du gouvernement, et fit sortir le P. Léonard dehors. Celui-ci ne sut plus quoi faire et resta à la belle étoile jusqu’à l’aube. Le matin du dimanche 6 décembre, il porta le saint calice à l’église des Syriaques catholiques et y célébra le Sacrifice Eucharistique.
Ce jour-là un groupe d’hommes du gouvernement se présente. Ils convoquèrent les deux prêtres et leur ordonnèrent de sortir du couvent ce qui s’y trouvait comme armes et canons, alors qu’il n’y en avait aucune trace. C’était une insinuation et une assertion inventée de toutes pièces par Abdel Rahman Al-Kawass, le meunier, pour se venger des Capucins. Les soldats circulèrent dans le couvent en se pavanant, et fouillèrent pour trouver les prétendues armes. Ils ne laissèrent aucun recoin sans le fouiller, ni aucun trou sans l’élargir. Ils allèrent jusqu’à faire descendre des hommes dans le puits pensant y trouver des armes. Ils en ressortirent bredouilles.
Ce soir là, le P. Léonard voulut passer la nuit au couvent. Les soldats ne le lui permirent pas. Il s’en alla à la maison de monsieur Hanna Marquisi et y resta quatre jours sans en sortir absolument. Les ennemis persistèrent à chercher, à fouiller et à perforer du 7 décembre au 10. Ils ouvrirent les chambres, éparpillaient livres et paperasses, endommageaient les effets et les meubles et s’emparaient de ce qui leur plaisait sans contredit. Ils ne craignaient pas l’œil de Dieu et n’avaient honte de personne. Puis ils se dirigèrent au couvent des sœurs, fouillèrent toutes les chambres, ouvrirent les coffres, s’enquérirent de leur contenu et s’en amusèrent, puis ils en firent un tas, fermèrent les portes et les barricadèrent. Ils enfermèrent les religieuses dans une seule chambre puis s’en retournèrent dans leurs maisons guettant l’occasion de s’emparer à la fois du couvent et de son contenu.
Les Pères en étaient désemparés et ne savaient par quel moyen se tirer d’affaire. Ils écrivirent à Adib, Vice Moutassarrif, pour obtenir de lui la permission de préparer la nourriture pour les Sœurs et pour tenter de les faire voyager. Il ne leur fit aucune réponse et jeta leur requête à la poubelle. Ils écrivirent également au Commissaire. Lui aussi ne leur répondit pas. Bien plus, des sentinelles montaient la garde aux portes des deux couvents et de celles de monsieur Marquisi pour empêcher quiconque d’entrer ou de sortir.
Le 8 décembre, sur ordre du Wakil Adib, les deux Pères ouvrirent leur église et y célébrèrent les offices divins. Cependant les soldats continuèrent à venir au couvent, matin et soir, mangeant et buvant au compte des religieux. Au début, ils aimaient et respectaient les religieux, puis tout changea et ils se mirent à leur tendre des pièges.
Le 10 décembre, les religieuses louèrent quatre chariots pour quatre vingts magidis et s’en allèrent à Diarbakr. Pendant leur absence, le commissaire se présenta au couvent avec un groupe de policiers, ils ouvrirent les coffres et les placards, les meubles et les paquets et s’emparèrent de ce qui leur plut. Pendant ce temps, une bande de racailles s’était attroupée aux portes en hurlant : « Maintenant faisons du couvent une mosquée et de l’école un bureau ». On vit même venir une femme musulmane armée d’un balai qui demanda : « Où est la nouvelle mosquée que nous avons confisquée de la France. J’ai fait vœu de la balayer de mes mains ». Farjallah Kaspo, professeur de l’école, la gronda s’écriant : « Tais-toi, impudente, et rentre chez toi ». Le même jour, Mgr. Girgis, évêque des Jacobites, accompagné du moine Yachouh, passèrent dans cette rue . Les voyous leur arrachèrent leurs calottes et les jetèrent à terre. L’évêque les invectiva et leur dit : « Pensez-vous que nous sommes des français pour nous traiter de la sorte ? Non ! Nous sommes des Ottomans. Pourquoi vous sous-estimez ceux qui appartiennent à la Turquie et se glorifient de la Nation » ? Ces gamins se turent et leur rendirent leurs calottes. Quant aux religieuses, à leur arrivée à Diarbakr, elles informèrent le Wali que trois d’entre elles étaient Ottomanes. Il ordonna leur retour à leur couvent. Elles retournèrent à Mardine le 24 décembre, nuit de Noël. Elles s’imaginaient pouvoir réintégrer leur couvent et reprendre ce qu’il y avait. Il leur fallut déchanter. Elles restèrent quatre mois dans la maison de monsieur Marquisi.
Le 7 janvier 1915, un crieur annonça dans les rues que les effets des religieuses seraient vendues. Achète qui voudra. Le lendemain s’attroupèrent des hommes musulmans avec leurs femmes. Arriva également avec eux un certain nombre de chrétiens, surtout Jacobites. À peine entrés au couvent, ce fut le brouhaha et le tapage, ils hurlaient comme des forcenés. Ils brisèrent les scellés et vendirent toutes les affaires aux enchères, excepté les images et les statues qui ne leur servaient à rien. Puis ils sortirent les ornements sacerdotaux et les piétinèrent avec leurs pieds souillés, après en avoir choisi ce qui leur convenait comme vêtement. Ils trièrent les bougies, les lampes et les lampadaires et les portèrent à la grande mosquée. Ils continuèrent à vendre et à acheter jusqu’à ce que le couvent fut entièrement vide, comme un immeuble qu’on vient de construire nouvellement.
À partir du 10 janvier, le couvent des religieuses fut réservé aux soldats. Ils se mirent à se réunir dans ce lieu sacré où ils passaient les nuits à manger, à boire, à s’enivrer et se livraient à toutes sortes de débauches, amusements et insolences que Dieu a prohibés. Ils donnèrent ordre au muezzin d’appeler à la prière à l’accoutumée sur le toit du couvent pour les cinq prières. Ils démontèrent la cloche et essayèrent de la briser quand un chrétien intervint et les empêcha d’achever leur projet impie.
Le 9 février, on transporta à la mosquée les livres, les chaises et tout ce qui restait comme objets. Des fonctionnaires occupèrent les chambres sauf deux qu’ils concédèrent, l’une au P. Daniel, l’autre au P. Léonard.
Le jeudi 11 février arrivèrent 55 étudiants musulmans brandissant des bannières et des banderoles proclamant des slogans islamiques. Ils entrèrent dans la place de l’église et s’installèrent à l’école. Ils proclamèrent que dorénavant l’église et toutes ses dépendances deviendraient à la fois un siège du gouvernement et un poste de télégraphe. Ils commencèrent à circuler dans le couvent matin et soir et s’approprièrent tout ce qui s’y trouvait entre autres des effets appartenant à des amis des Capucins, le tout fut confisqué. Mentionnons entre autres un grand tapis persan coûtant près de trente livres or et qui appartenait à monsieur Abdel-Massih Battikha, et d’autres tapis coûtant mille piastres à Francis Thomas. Monsieur Elias Baabousi avait des tapis de valeur de deux mille piastres ; Youssef Aho avait des peaux pour deux mille piastres ; Le professeur Rizkallah Salmo avait déposé quatre sacs de farine ; La femme de Youssef Maghzal avait des objets de valeur estimés à deux mille piastres. Tout cela fut confisqué par les hommes du gouvernement qui en disposèrent à leur gré. Les deux Pères présentèrent une requête au gouverneur de la ville, il leur fit des promesses pour les calendes grecques et ne restitua rien. Bien mieux, le gouvernement fit savoir aux locataires des boutiques des Capucins qu’ils devaient payer les loyers, non aux Capucins mais au fisc. Les deux Pères furent dans le désarroi, devant eux se trouvaient fermées toutes les voies de subsistance et de salut. La peur gagna aussi les catholiques au point qu’ils n’osaient plus s’enquérir au sujet des Pères et leur rendre visite.
Les ennemis de la religion ne s’arrêtèrent pas là dans leurs vexations et leurs injustices. En effet, le 5 juin 1915, ils arrêtèrent le P. Léonard et le conduisirent à la prison où était détenu Mgr. Maloyan et ses ouailles comme nous l’avons rapporté. Ils le traitèrent avec tant de violence qu’à peine parvenu à la porte de la prison, le geôlier l’empoigna avec rudesse et le souffleta avec violence. Toute la bande du mal qui était là s’attroupa autour du doux prêtre et se mit à le gifler et à lui donner des coups de pied, à lui arracher la barbe et à lui dire : « Appelle la France qu’elle te délivre ». Puis ils le suspendirent la tête en bas pendant deux heures, et ils s’acharnèrent à le battre avec violence. Ils lui arrachèrent les ongles des mains et des pieds puis le basculèrent dans l’escalier . Dieu seul sait ce qu’il eut à souffrir de violences et de tortures quand il fut déporté avec le premier convoi, le 10 juin, où ils l’exécutèrent remettant son âme toute pure entre les mains de son Créateur…
Quant au vénérable vieillard, le P. Daniel, ces criminels ne mirent point la main sur lui à cette occasion. Il resta reclus dans une maison dans le voisinage de l’église et il n’en sortit à aucun moment jusqu’au 17 juillet. Il fut alors saisi et jeté en prison. On fit sur lui une forte pression. Mamdouh et ses compagnons lui soutirèrent vingt trois livres contre la promesse de le libérer. Il avait en outre à payer 150 autres livres qu’ils considéraient leur « compensation » pour avoir déporté son confrère le P. Léonard et l’avoir mis à mort comme martyr… Le P. Daniel dut payer les 150 livres, prix du sang innocent. Il fut libéré le 3 août après avoir passé 17 jours en prison. Dès lors, il resta enfermé dans sa maison jusqu’au 18 novembre 1916. Il fut déporté de là vers Alep puis Konia en compagnie des Pères Dominicains. Il y a beaucoup de choses à dire au sujet des deux couvents [celui des Pères et celui des Sœurs] et des démolitions entreprises. La clôture du côté sud fut abattue de fond en comble, la grande place du couvent fut jointe à la rue principale. L’église fut transformée en dépôt de grains et les chambres des deux couvents furent affectées au logement des soldats jusqu’à ce jour.
Le martyre du P. Léonard et ses compagnons
(p. 184-197)
La nuit du jeudi 10 juin fut horrible… On pouvait voir les soldats monter à la citadelle en vitesse et en redescendre portant les chaînes de fer et les grosses cordes et les menottes Ils appelaient les prisonniers et les liaient fortement deux à deux pour les empêcher de fuir de leurs mains ; puis ils mirent à part ceux qu’ils prétendaient affilés à la présumé organisation arménienne et leur passèrent les anneaux au cou et attachèrent leurs poignets avec des chaînes. Ces bourreaux passèrent le plus gros de la nuit occupés à lier et à serrer, tels des loups bondissant contre des agneaux, ou des éperviers fonçant sur des colombes, ou des tigres enfonçant leurs griffes dans les chairs de leurs victimes.
Après les avoir attachés deux à deux, ils les firent sortir de la porte de la caserne et de la prison et leur commandèrent d’observer un silence total. En même temps, ils envoyèrent annoncer à travers la ville : « Le chrétien qui sortira de sa maison sera saisi et joint à ses camarades. » Ils marchèrent donc à l’aube du jeudi à travers la rue principale. Ils étaient au nombre de 417, prêtres, vieillards et jeunes gens, arméniens, syriens, chaldéens et protestants. Quand ils traversèrent le quartier musulman, les femmes sortirent bruyamment et pleines de joie. Elles invectivèrent les chrétiens, les raillèrent et les menacèrent de tous les châtiments. Les enfants leur lançaient des pierres et se moquaient d’eux à haute voix. Quand ils arrivèrent au quartier des chrétiens, il leur fut interdit de sortir de leurs maisons, de parler avec eux ou de leur faire les adieux. Les chrétiens restèrent donc dans leurs maisons, cachés derrière les lucarnes de leurs toits, pleurant et se lamentant et poussant vers Dieu leur supplication, lui demandant d’atténuer la fureur des ennemis de la religion et de leur faire justice contre les oppresseurs. Certains parmi eux les observaient de la fenêtre dans l’espoir de les atteindre : mais ce fut en vain. Ils étaient comme la Vierge Marie accompagnant jusqu’au Calvaire son Fils bien aimé.
Quant aux chrétiens, ils marchaient silencieux, comme des élèves se rendant en classe ou plutôt comme leur Sauveur et Seigneur bien aimé On ne leur entendait aucune voix et aucun murmure. Quand ils arrivèrent à la porte-ouest de la ville, tous les religieux ephrémites et les Missionnaires Protestants montèrent à la terrasse de leurs Institutions pour jeter sur leurs amis le dernier regard et leur dire les versets d’adieu. Ils les virent dans un état horrible qui glace le sang dans les veines et fait frissonner les membres… Ils étaient entourés de soldats féroces qui ne leur ménageaient pas les coups, précédés du maudit Mamdouh, marchant en tête, l’épée dégainée, liés quatre à quatre ou cinq à cinq. Les prêtres et l’évêque marchaient enchaînés derrière tout ce convoi, entourés de soldats armés jusqu’aux dents, qui ne se faisaient pas faute de frapper sauvagement les retardataires, fussent-ils vieux, malades ou blessés…
Arrivés à un point d’eau, les prisonniers comptaient pouvoir étancher leur soif. Mais le cruel Mamdouh ne les y autorisa pas. Il fit boire ses montures et ordonna de continuer le chemin.
A la pointe du jour, les soldats commencèrent à séparer les vieillards et les infirmes pour les emmener vers un endroit tout proche où ils les déshabillèrent, prirent tout ce qu’ils avaient sur eux, puis s’en débarrassèrent. Les soldats revinrent vers le convoi pour prendre un autre groupe, sous d’autres prétextes… Cependant le noble Mgr. Ignace découvrit leur perfidie et se convainquit de leur ruse. Il était sûr que ceux qui avaient été détachés du convoi avaient été exécutés, qu’on avait versé leur sang et qu’ils étaient partis recevoir leur récompense. Il s’adressa au perfide Mamdouh, chef de cette bande d’ignobles assassins, et lui dit: « Hypocrite, tu ne pourrais plus nous cacher tes balivernes malgré tout ce que tu nous racontes. Je suis certain que mon troupeau tout entier a été tué par tes adjoints, conformément à tes ordres et qu’il n’en reste aucun survivant. C’est pourquoi il me reste une demande que je te propose de m’accorder dans ta bienveillance. Accorde- moi de réunir mes enfants un petit moment pour leur exprimer les sentiments de mon cœur et leur communiquer ma dernière parole. Après quoi tu seras libre de faire ce que tu voudras. » Mamdouh demanda à ses hommes de s’écarter des fidèles une heure de temps. Le courageux prélat, ainsi que ses prêtres et sa communauté se mirent à genoux et levèrent les mains vers le Dieu des Armées, implorant de lui soutien et secours.
L’évêque était comme un roi entouré d’une armée fidèle, attentive à ses paroles avec amour et confiance. Il réchauffa leurs cœurs pour qu’ils soient héroïques dans leur foi et les exhorta à affronter les affres de la mort sans crainte, puis il prit du pain, prononça les paroles de la consécration, leur donna la dernière absolution et l’indulgence plénière et les communia avec la Sainte Eucharistie pour les soutenir dans leur foi et les fortifier pour affronter la torture. Puis il les bénit et leur dit : « Ne craignez ni les armes ni le nombre. Ne prêtez attention ni aux promesses ni aux menaces. Soyez braves pour votre foi, affrontez la mort par amour pour Votre Seigneur. Achetez avec les souffrances d’un moment très court la joie du bonheur éternel. » Il dit cela, puis se tourna vers Mamdouh et lui dit : « J’ai fini le travail, fais ce qui te plaira et te satisfera. »
Nous avons appris ce fait. Pendant que les chrétiens étaient prosternés à genoux implorant Dieu leur Seigneur, une nuée lumineuse s’abattit sur eux et les couvrit pendant la prière et un parfum exquis, jamais respiré auparavant, se répandit autour d’eux. Leurs visages parurent rayonnant d’une lueur admirable qui attira les regards de ces hommes sans cœur qui se tenaient là, mais elle n’eut aucun effet sur leur âme remplie de haine et d’hypocrisie. Cependant ces hommes avouèrent que jamais de leur vie ils n’avaient vu un spectacle si nouveau et si étrange. Après cela, les chrétiens, leur pasteur et leurs prêtres eurent le sourire aux lèvres, leurs figures furent comme auréolées de majesté. Ils sentirent leurs forces revenues, leur âme exulta de bonheur et il leur sembla qu’ils étaient déjà au paradis céleste, enivrés de l’amour de leur Rédempteur Bien aimé.
Une fois leur prière achevée, la nuée se dissipa. Ce fait a été rapporté par un certain nombre de soldats et de kurdes qui l’ont raconté surtout à des chrétiens qui avaient apostasié récemment. Après cela, la nuée de l’erreur et de l’orgueil enveloppa le cœur de ces criminels : ils se lancèrent comme des loups contre ces doux agneaux et ils les conduisirent sur la côte de la citadelle nommée Zarzawane, les dévêtirent de leurs habits et s’ingénièrent à inventer à leur égard les pires tortures, puis il les exterminèrent jusqu’au dernier sans en laisser un survivant.
Il ne restait après ces héroïques martyrs que leur chef, le Saint évêque. Mamdouh se mit à lui demander avec insistance de lui avouer son secret et de lui indiquer où était la cachette des armes et des canons. L’énergique prélat lui répondit : « Mamdouh, je vois que tu ignores ou que tu feins d’ignorer que je t’ai dit et que je dis la vérité. Il n’y a aucune trace et aucun fondement à ce que tu prétends, toi et tes camarades. Allons, déverse sur moi la coupe de ta colère et laisse moi rejoindre rapidement mes enfants pour assister à la cérémonie de leur noce et prendre part avec eux à leur joie. Sois certain qu’il me sera très pénible de les voir recevoir sans moi la couronne de gloire, pendant qu’ils me laisseront seul dans ce vain monde. Allons donc, vas-y. Frappe-moi, torture-moi, égorge-moi, crucifie-moi, brise la branche de ma vie pour que je ne revoie plus ton visage et celui de tes pareils. » Mamdouh se retint et avala sa colère. Il lui restait à accomplir ce que sa religion exigeait de lui. Il dit à l’auguste prélat : « Ne voudrais-tu pas proclamer que tu es musulman? Le pasteur lui répondit : Il est étonnant que tu répètes la question. Je t’ai répondu plus d’une fois que je vis et que je meurs pour ma religion qui est la véritable et que je ne me glorifie que dans la Croix de mon doux Sauveur. » Mamdouh grinça les dents, dégaina son revolver et tira sur le martyr qui rendit l’âme en disant : « Mon Dieu, aie pitié de moi. Entre tes mains je remets mon esprit. »…
C’est ainsi que périrent les quatre cent dix sept martyrs, leurs restes éparpillés dans les montagnes et les vallées, jetés comme les martyrs du premier siècle, qui ont orné l’Eglise par leurs couronnes ensanglantés et leurs victoires contre les forces du mal. Leur martyr eut lieu le 10 et 11 juin 1915.
Récit du P. Matta Khrimo
(p. 208-225)
Le P. Matta Khrimo est un prêtre Syriaque catholique de Mardine, servant sa communauté sous les ordres de Mgr. (plus tard patriarche et cardinal) Gabriel Tappouni. Le matin des massacres du 11 juin, pendant qu’il essayait d’analyser dans sa tête l’affreuse scène du départ des 417 déportés, la police vint l’arrêter. Jeté en prison, torturé puis déporté avec le convoi du 15 juin, comprenant près de 600 prisonniers, il fut sauvé à la dernière minute. Revenu à Mardine, il eut à peine le temps d’écrire le récit de ce qu’il vécut pour le remettre au P. Ishac Armalé qui l’inséra textuellement dans son livre Al-Qouçara (p. 208-225), avant d’être arrêté une deuxième fois et exécuté.
Nous le reproduisons ci-après parce que nous considérons que le convoi du 11 juin et celui du 15 juin comme étant le même groupe de martyrs : Ils n’ont pas été emmenés le même jour parce que leur nombre était trop grand. C’était le même massacre perpétré en 2 temps : le 11 et le 15 juin ; même scénario de l’arrestation, des tortures, de la déportation et de la mise à mort.
Arrestation
Nous sommes au lendemain du massacre de Mgr. Maloyan et de ses 417 compagnons qui a eu lieu le vendredi 11 juin 1915. Le samedi 12 juin à midi, je m’étais isolé dans ma chambre, analysant dans ma pensée la situation des chrétiens et l’humiliation à laquelle ils ont été réduits, quand soudain, Saleh El Farroukh et Fouad Al Kurjiyé pénétrèrent chez moi ; leurs visages bouillonnaient de colère. Saleh me cria : « Debout, dépêche-toi et suis-moi au poste de police ». Je lui dis : « Attends-moi un moment ». Il se saisit d’un livre que je tenais à la main et le jeta à terre et dit : « Dépêche-toi ». Je lui dis : « Qu’as-tu à te mettre en colère ? Quel crime ai-je commis, et que veux-tu de moi ? ». Il m’asséna sur la joue un soufflet qui m’étourdit. Il me dit : « Es-tu membre de l’Association Fedawiyé ? » Je répondis : « Tu fais erreur ». Il me dit : « Debout, dépêche-toi ». Je lui dis : « Peut-être te plaît-il d’avoir un peu d’argent » ? Il s’emporta et dit : « Ton nom est inscrit dans le cahier et je ne peux faire silence à ton sujet ». De fait, les chefs du Comité inscrivaient chaque nuit, sur un papier spécial, les noms de ceux qu’ils voulaient arrêter. Le matin, ils remettaient cette liste à la police. Je me suis apprêté au départ. Ils convoquèrent aussi l’abbé Hanna Tabé et Boutros Mallache, sacristain de l’église, et Girgis El Moussalli, le domestique des Pères Dominicains et d’autres qu’ils virent sur la place de l’église et dans les chambres. Ils nous emmenèrent au siège de la police où nous restâmes jusqu’au soir. Ils inscrivirent nos noms avec les noms de ceux qu’ils avaient fait venir, Arméniens, Syriaques et Chaldéens. Et ils nous conduisirent. En cours de route, en passant la maison du Haj Ali Bey, voici que les voyous « Ahlâge » se sont mis à se moquer de nous et à nous lancer des pierres. Il arriva même que trois d’entre eux dégringolèrent du toit et tombèrent à terre les uns sur les autres.
Tortures
À notre arrivée à la porte de la prison, ils se sont mis à nous fouiller un à un. Ils frappèrent l’abbé Hanna Tabé et lui brûlèrent la barbe avec du soufre, puis ils nous firent descendre et nous engouffrèrent dans une chambre exigüe et incommode. Notre nombre atteignit les trois cents. Deux heures après le coucher du soleil, ils se saisirent de trente trois personnes, parmi lesquelles Mikhaël Maghi, paralysé du pied. Ils les traînèrent violemment à la cour interne du Sérail et se mirent à les frapper et à les rosser avec leurs fusils. Puis ils prirent les souliers de Mikhaël, son « tarbouche » (couvre-chef rouge), son porte-monnaie. Ils les menèrent en prison et les poussèrent du haut de l’escalier jusqu’en bas. Ainsi, le nombre total des chrétiens en prison atteignit les 309 arméniens, syriens, chaldéens et protestants. [le nombre exact est 333] Il arriva que Touma Chad et Farajallah Gerbaca venaient d’arriver d’Alep. Les soldats firent une descente dans leurs maisons et les conduisirent en prison et les joignirent au groupe des fidèles. Cette nuit même, ils convoquèrent quelques-uns des prêtres et des notables dans la chambre des tortures et les suspendirent avec de grosses cordes et commencèrent à les frapper avec cruauté. C’est ce qui arriva à l’Abbé Hanna Banabili et autres. Au cours de la première partie de la nuit du lundi 14 juin, le geôlier vint chez nous et nous demanda de sortir tous de la dite chambre. Nous avons porté avec nous le paralysé, et nous sommes sortis terrifiés et tremblants. Nous avons vu un groupe d’officiers et de soldats alignés, le cœur joyeux et l’air détendu. Ils s’élancèrent sur nous des cinq côtés, je veux dire de droite, de gauche, de devant, de derrière et du milieu, et ils nous emmenèrent à la caserne.
Enchaînés
Après cela, un officier s’avança et ordonna aux prêtres de se ranger de côté. Nous obéîmes à son ordre. Il commença à nous appeler chacun à son tour et à nous enchaîner. Le premier convoqué fut l’abbé Matta Mallache. Il lui passa au cou un cerceau de fer, avec un sourire de satisfaction, puis il lâcha contre nous les brutes Mechkawiyi et Dachiyi, tels que Farés, gendre du pacha, son oncle Omar et Wassi, fils de Mohammad Saïd Agha et son cousin Yassin et d’autres. Ils choisirent parmi nous quatre-vingt quatre personnes auxquelles ils mirent des cercles de fer au cou. Ils attachèrent également les mains de l’abbé Hanna Tabé et le lièrent à un jeune arménien de Tell-Armen. Quand ils n’eurent plus de chaînes de fer, ils eurent recours à de grosses cordes et lièrent chaque cinq personnes à une corde. Les autres soldats restèrent les épées levées au dessus de nos têtes de peur de laisser s’échapper l’un de nous. Quand ils eurent fini de lier et d’enchaîner, le préposé à la déportation et la Milice Khamsine se présentèrent aussitôt et nous encerclèrent tout joyeux. Naaman Neme et son frère Assaad étaient debout. Ils interpellèrent le préposé à la déportation et lui dirent : « Voici venu le temps de réaliser vos desseins. Courage donc et ne soyez pas comme les gens de Mardine, le jour où ils repoussèrent les kurdes en 1895 et les empêchèrent de tuer les chrétiens ».
Déportés
À l’aube du lundi 14 juin, ils nous déportèrent. Arrivés à la porte Machkié, ils contrôlèrent les cordes, consolidèrent celles qui s’étaient relâchées et fixèrent ce qui s’était détaché, et ils se mirent à nous rouer de coups et à nous piquer, à nous gifler et à nous donner des coups de pieds, ils nous crachaient au visage, nous assénaient des coups de bâtons, nous insultaient de leur mieux et ne ménageaient aucune des grossièretés auxquelles s’était habituée leur langue immonde. Il se trouvait que j’avais à mes côtés Ahmad Chayal, il ne cessait de me frapper et de me cracher au visage ; je ne pus m’empêcher de lui dire : « Laisse moi, idiot, impie. Ne vois-tu pas que je marche en silence derrière mes compagnons ; laisse moi donc tranquille ». Il me laissa pour s’en prendre à d’autres. Quand nous avons dépassé la source voisine, ils ont commencé à nous arracher nos vêtements et nous enlever tout ce que nous avions comme argent et nourriture. Il convient de noter un incident qui arriva à Elias Chouha. Après avoir vu ses quatre frères à la fleur de l’âge, emportés avec le premier convoi, il se vit pris d’une grosse fièvre et dut s’aliter et était à un doigt de la mort. Or quand il fut arrêté et contraint de marcher avec nous, il sentit ses forces revenir et sa santé se rétablir. Ainsi Dieu lui donna la guérison sans remède. Arrivés à la source nommée Ayn Agha, nous demandâmes un répit pour boire de l’eau ; ils nous ordonnèrent de nous asseoir et se mirent à vérifier leurs fusils et à les préparer pour nous tuer, et ils se concertèrent au sujet du partage de nos dépouilles.
Halte en chemin
Quand nous arrivâmes aux abords de Cheikhane, nous passâmes devant le lieu de pèlerinage nommé cheikh Moussa, les soldats nous commandèrent de nous asseoir et de nous lever par trois fois, par respect pour ce lieu vénérable chez eux. Ils étaient décidés à nous égorger et à nous présenter en offrande à leur vénéré Cheikh Moussa. Nous sommes arrivés à l’endroit mentionné, nous nous sommes accroupis près d’un cours d’eau, affamés, assoiffés, épuisés ; ils nous permirent de boire de l’eau… Nous avons imploré d’eux qu’ils nous vendent du pain, ils nous présentèrent des pains d’orge noir que nous avons dégustés et nous nous sommes reposés.
Nuit dans une grotte
Bientôt ils revinrent à nous, ils voulaient nous diviser en deux groupes pour emmener l’un vers une grotte et disperser l’autre sur ce lieu de pèlerinage. Nous n’avons pas accepté parce que nous avons préféré souffrir et mourir ensemble. Nous leur avons dit : « Nous irons ensemble ». Alors ils nous conduisirent à travers les épines et la boue jusqu’à la dite grotte pour y passer notre triste nuit. Nous y sommes entrés et nous y sommes restés environ deux heures. Il y avait là les kurdes et les tribus comme des bourdons, ne respirant que le mal, tenant en main des haches, des fusils, des poignards, des coutelas, des épées et des gourdins. Nous fûmes saisis de frayeur. Alors le préposé à la déportation arriva et commença à nous adresser la parole en turc. Il nous dit : « Mes enfants, vous allez passer la nuit ici. Mais j’ai peur que les Kurdes et les tribus vous attaquent et vous ravissent ce que vous avez d’argent, de bagues d’or ou d’argent. Le mieux est de me les confier. Je les inscrirai sur une feuille à part. À votre arrivée à Diarbakr, je rendrai à chacun ce qui lui revient ». Le préposé ramassa ce qu’il voulut et remplit une sacoche d’or, d’argent, de montres, de bagues et de chaînes. Il la prit sous le bras et s’en alla allègre et joyeux. Les soldats vinrent après lui, fouiller ce qui serait resté. Ils s’emparèrent de nos bagages, de notre argent, de nos souliers, de nos tarbouches (couvre-chefs) et de nos habits et nous laissèrent tout juste de quoi nous voiler. Il nous fut alors évident que sous peu nous allions quitter ce bas monde et ne plus voir ces visages dégoûtants. Je me suis levé ainsi que mes confrères prêtres, mes compagnons d’exil et de persécution, et nous nous sommes mis à exhorter les fidèles pour être prêts à boire le calice de la souffrance avec patience. Ils commencèrent à pleurer, à prier, à se frapper la poitrine et à confesser leurs péchés. Puis ils entonnèrent le cantique [composé par le vénérable P. Jacques, Capucin libanais, et amené à Mardine par son confrère le P. Léonard de Baabdath] :
« Au ciel, au ciel, nous recevrons notre récompense Notre récompense au ciel, nulle oreille n’en a entendu parler Notre récompense au ciel, nul œil ne l’a jamais vue. Notre récompense est au ciel. Cela est notre foi L’angoisse de ce temps n’est rien face à la récompense ».
Nous restâmes ainsi jusqu’à huit heures du soir. Les gardes surveillaient la grotte et les kurdes attendaient l’heure propice pour commencer l’attaque et répandre le sang.
Premières Victimes
À la fin de la nuit, un soldat poussa un cri effroyable qui fit retentir la grotte et frissonner les cœurs. Il nous dit : « Ceux qui ont les mains attachées et le cou cerclé, sortez ». Les gens de Tell-Armen et un groupe d’habitants de la ville (Mardine) et les prêtres sortirent au nombre de quatre vingt quatre ; ils nous dirent adieu et partirent. Nous autres, nous récitions le rosaire avec recueillement pour demander à nos frères aide et courage et implorer pour eux la persévérance et le secours. Les Kurdes et les Oubaches ainsi que les soldats et les voyous s’élancèrent contre les quatre vingt quatre et commencèrent à se partager leurs habits, si bien qu’une lutte s’engagea entre eux et la Milice Khamsine, vu que chacun voulait avoir une part du butin. Ils s’insultèrent, se frappèrent, se querellèrent et se combattirent. Les soldats frappèrent même un kurde qu’ils assommèrent et envoyèrent au diable. Ensuite les soldats ripostèrent et s’efforcèrent de repousser les kurdes loin des doux agneaux ; la mêlée entre eux se prolongea. Mais il ne leur fut plus possible de prendre plus que ce qu’ils avaient pris, parce que le jour pointait déjà… Les soldats revinrent après avoir exécuté nos confrères et nous dirent : « Sortez tou s ». Nous fûmes pris de frisson, et nous dîmes à ceux qui restaient de notre groupe : « Les masques sont tombés, la vérité s’est faite jour. À coup sûr notre sang sera versé comme a été le sang de nos frères ».À peine sortis de la grotte, ils tirèrent nos épaules et nous dirent : « Si vous voulez boire l’eau, buvez ». Nous descendîmes pour boire, sans nous rendre compte que c’était un guet-apens préparé par la Milice Khamsine et les kurdes ; en effet, ils s’étaient tapis dans le fourré, immobiles et silencieux, si bien qu’à notre arrivée à l’eau, ils déchargèrent sur nous leurs fusils. Nous restâmes éperdus et déboussolés ne sachant pas s’il fallait boire ou non. De fait, le plus grand nombre d’entre nous s’abstint de boire. Ceux qui s’étaient approchés de l’eau furent atteints par les balles. Quinze d’entre eux furent tués, parmi eux l’abbé arménien Gibraiel, le syrien Habib Hallak. Furent blessés Hanna Bnabili, Jamil Igho, Youssef Terzibachi et un homme de Tell-Armen.
Ordre de cesser le carnage
Le P. Khrimo Matta continue son récit et note comment le convoi poursuivit sa route vers Diarbékir, quand soudain trois cavaliers apparurent à l’horizon. Ils étaient porteurs d’un ordre demandant d’arrêter le massacre. C’était un geste du Sultan Rachad à l’occasion de sa guérison. La caravane fut conduite à Diarbékir, puis ramenée à Mardine où les déportés non arméniens furent libérés, les autres remis en prison pour être exécutés dans des convois ultérieurs.
Récit de Hanné Maloyan, belle-sœur de Mgr. Ignace Maloyan
(p. 280-286)
P. Ishac Armalé, dans sa recherche scrupuleuse de la vérité sur les massacres de Mardine, a consigné dans son livre (p. 280-286) le récit de Hanné (Jeanne), femme de Malallah, frère de Mgr. Maloyan, exécuté en même temps que lui. Le 15 Juillet 1915, les soldats passèrent de maison en maison et emmenèrent les femmes des notables chrétiens de Mardine. Parmi les déportées figuraient Thérésia, la mère de Mgr. Maloyan et Hanné, sa belle-sœur, femme de son frère Malallah, qui a pu s’échapper dans la suite et rapporter le récit de ce qui arriva à son convoi.
Le chef des soldats nous dit : « Vos maris sont aujourd’hui à Alep, ils envoient vous demander de les rejoindre. Nous ne pouvons qu’obtempérer à leur désir. Cependant nous vous conseillons de nous remettre ce que vous avez comme bijoux, pierres précieuses, or et argent, car nous avons peur que les bandits arabes et kurdes vous attaquent et vous les ravissent. À Alep, nous vous les rendrons ». Nous leur remîmes deux croix, deux bagues, une montre en or et un chapelet d’ambre précieux. Puis nous avons ramassé ce que nous avions de bijoux, de perles, d’or et d’argent, une pleine caisse. Ils prirent tout cela et nous dirent : « Prenez avec vous la nourriture nécessaire pour deux jours, car nous allons emprunter la route de Veranchéhir ». Ils dirent cela et s’en retournèrent emportant la caisse avec eux au Sérail.
À l’aube du vendredi 16 juillet, dix soldats se présentèrent et nous comptèrent. Ils nous firent sortir et nous emmenèrent jusqu’à la porte de Bab-Essour. Là, nous nous joignîmes au reste des hommes et des femmes. Nous fûmes entourées de soixante soldats divisés en deux patrouilles, leurs chefs à cheval, les autres à pied. Quant à nous, certains avaient des montures, les autres étaient à pied.
Nous arrivâmes ainsi après trois heures à un monticule dont je ne connais pas le nom. Nous reçûmes l’ordre de nous arrêter pour nous reposer. Alors ils commencèrent par nous appeler quatre à quatre pour nous fouiller. La barbarie et la cupidité les poussa à défaire même les couches des bébés pour les inspecter l’une après l’autre. Ils emportèrent ce qui nous restait comme bijoux et argent, les remplirent dans des sacoches et retournèrent en ville. Il ne resta avec nous qu’un certain nombre de soldats et d’officiers et des membres de la Milice Khamsine. Puis ils nous ordonnèrent de nous lever, et nous pressâmes le pas jusqu’aux abords de Tell-Armen.Ma belle-mère, Mme Thérésia, mère de Mgr. Ignace fut épuisée et ne put plus marcher. Un soldat s’approcha et dit : « Laissez-la ici cette nuit, demain elle vous rejoindra ». Deux autres marchèrent avec elle la distance d’un jet de pierre, et ne tardèrent pas à revenir. Nous fûmes persuadées qu’ils l’avaient tuée. Quant à nous, nous passâmes cette nuit là aux abords de Tell-Armen. Il advint que passa par cette route Souleiman Nazif Bey, fils de Said Pacha de Diarbékir, homme réputé pour ses hautes vertus et sa noble conduite. Il décida de sauver la vie de quelques unes des femmes et de les délivrer des griffes de ces loups. Il assura qu’il avait l’intention de les emmener dans sa demeure et de leur garantir les biens et le vivre jusqu’à la fin de la guerre. Mais Mamdouh s’opposa à Souleiman Bey et lui présenta les ordres du perfide Rachid exigeant qu’il fallait verser le sang de tout ce convoi sans aucune exception. Souleiman Bey lui dit : « N’oublie pas que moi aussi je suis un gouverneur et j’ai le même grade que ton gouverneur Rachid. Laisse-moi accomplir ce que je veux. Je veux épargner le sang de ceux que je pourrai de ces infortunés chrétiens ».
L’impie Mamdouh lui hurla à la face avec colère : « Renonce à ton projet, sinon je donnerai ordre aux soldats de se saisir de toi et de t’emmener de force enchaîné jusqu’a Diarbakr ». Souleiman se tut, abasourdi devant la barbarie de Mamdouh et de ses compagnons et s’en retourna à sa tente remettant les événements entre les mains du Dieu Unique et vengeur.Le 17 juillet, les soldats nous ordonnèrent de nous préparer au départ. Nous nous levâmes sur l’heure et nous marchâmes. En passant par le marché de Tell-Armen nous fûmes attaqués par les Kurdes et les « Ajlâfs » qui essayèrent d’enlever de nos mains les filles et les bébés. Les soldats leur tirèrent dessus, ils se battirent et s’entretuèrent pendant une heure, pendant que nous nous étions au centre. Aucun de nous ne fut atteint. Nous arrivâmes ainsi à un village nommé Abdel Imam. Vers midi, vinrent à nous le fils d’Ibrahim Pacha avec ses hommes et Osman Agha chef de Abdel Imam. Ils nous firent bon accueil. Nous restâmes dans ce village jusqu’au soir, pensant que nous allions poursuivre notre route jusqu’à Veranchéhir, sans que nous vienne l’idée que ceux qui étaient venus nous accueillir n’étaient là que pour creuser des fosses et préparer nos tombes.
En effet, le fils du Pacha s’approcha des hommes qui étaient avec nous, tels Boutros Djanendji, Chukri Kaspo, Farajallah Chellemé, Boulos Makhouli, Boghos le fils de Naoum Djanandji et le vartabied Ohannés et il se mit à leur parler avec son hypocrisie innée et avec des paroles douceâtres, il leur fit espérer qu’ils voyageraient et seraient saufs tous ensemble. Pourtant, avant le coucher du soleil, le fils du Pacha revint avec ses hommes ; ils convoquèrent le Vartabed et les hommes mentionnés plus haut. Ceux-ci se levèrent et les suivirent. Ils se mirent à les dévêtir ; moi je les voyais. Puis ils les firent monter dans une voiture tout nus et les conduisirent près d’un gouffre voisin où ils les égorgèrent et revinrent. Alors les cris s’élevèrent, les cœurs frémirent, nous fûmes tous saisis de consternation. Ils nous menacèrent de nous tuer si nous ne nous taisions pas.
Ils commencèrent alors à nous appeler famille par famille, ils déshabillaient les femmes et les filles, les faisaient monter dans la voiture jusqu’au gouffre mentionné, là ils les tuaient et revenaient tout de suite. Avant de mettre à mort, ils laissaient à chacune le choix d’embrasser l’Islam pour avoir la vie sauve. Quels tyrans impies ! Cependant, le préposé à la déportation proclama tout haut : « Nous avons un ordre absolu et clair de les tuer tous sans exception ». Malgré cela, les kurdes, au comble de l’impudicité et de la haine, commencèrent à choisir parmi les filles et les petits enfants ceux qu’ils convoitaient. J’ai vu le fils du Pacha se saisir de Rosa, femme de Chafik Adam et de sept autres filles. Rosa cria à haute voix en invectivant les officiers : « Qu’avez-vous donc à rester ainsi silencieux ? Pourquoi n’empêchez-vous pas ces voyous de nous enlever ? N’avez-vous pas dit que vous ne laisseriez survivre aucune d’entre nous ? Venez donc, sauvez-nous des mains de ces impudiques voyous et égorgez-nous comme vous en avez reçu l’ordre ». Les officiers se hâtèrent, la libérèrent et la joignirent au reste du convoi.
Cependant ils laissèrent Mounira, fille de Monsieur Younan, femme de Fathallah Chellemé entre les mains de ces bandits. Cheikh Taher El Ansari la conduisit à un endroit tout proche et voulut la violer, elle ne se laissa pas faire. Il lui conseilla de se déclarer musulmane, elle ne lui répondit pas. Il se mit en colère, la tua et revint avec ses habits.
Quant à Madame Chemouni, épouse de Naoum Djinandji, elle venait à peine de s’éloigner de nos regards qu’ils se ruèrent pour la déshabiller et déshabiller ses compagnes. Elle leur cria de sa plus haut voix : « Honte à vous, impudiques. Qu’avez-vous à nous forcer à ce qui n’est pas permis. Nous pensions que vous étiez des gens qui ont une religion, un honneur, une miséricorde et une pitié. Nous voilà convaincues que vous n’avez aucune religion dans votre cœur, ni aucun honneur. Sinon, qui vous a permis de nous déshabiller ? Vous avez reçu l’ordre de nous tuer, tuez-nous donc sans nous dévêtir, débarrassez-vous de notre vue, mais ne touchez pas à notre pudeur ».
Le Moullah Khalil s’emporta contre elle et lui cria: « Tais-toi, impudente. Nous savons et nous avons la preuve que tu es une traîtresse ». Le préposé à la caravane l’interrompit et ordonna aux « ajlafs » de laisser au reste des femmes leurs habits. Ils les conduisirent en chemise au gouffre et s’en prirent à elles à coups de fusils, d’épées, de poignards et de gourdins et les égorgèrent et les tuèrent sans miséricorde et sans pitié. Amina, fille de Saïd Makhouli Boghos resta évanouie entre les roues de la voiture. La croyant morte, ils l’y laissèrent. La dernière de toutes, ils me conduisirent ainsi que toute la famille de Mgr. Ignace Maloyan au lieu du massacre. Nous avons vu ces infidèles traîner les cadavres ensanglantés pour les précipiter dans ce gouffre et revenir. Quand mon tour arriva, ils me proposèrent l’islam, j’ai refusé. J’ai mis à terre devant moi ma fille Aznef et j’ai serré dans mes bras mon petit enfant Albert et me suis préparée à être torturée.
Ils insistèrent pour que je me déclare musulmane et être sauvée. Je n’ai pas accepté. Ils se mirent alors à me frapper avec leurs poignards ; je reçus une vingtaine de coups et tombai évanouie, inconsciente. Je ne savais plus si j’étais morte ou vivante. Puis ils me tirèrent par les pieds et me jetèrent toute nue au dessus des cadavres. Une heure plus tard, je repris connaissance, je n’ai plus vu mon petit Albert. Quant à ma fille Aznef qui était dans les bras d’un arabe, elle me déchirait le cœur avec ses cris, je l’entendais dire : « Je veux aller chez maman ». Je ne savais plus que faire, mon cœur palpitait d’appréhension pour ma fille. Je devins comme folle, ne sachant où j’étais ni ce que je pouvais faire. Ces scélérats s’étaient éloignés de nous, et il ne restait là que cet arabe et un soldat. Ils se dirigèrent vers une femme qui agonisait et s’apprêtèrent à l’achever. Elle leur dit : « Si vous m’épargnez, je vous donnerais dix livres ». Ils délièrent ses nattes, empochèrent la somme et la tuèrent. Quand ils arrivèrent à moi, je les ai suppliés de me laisser libre pour aller chez ma fille dont le gémissement me tourmentait et me torturait. Le soldat me donna plusieurs coups sur la nuque, je perdis connaissance une seconde fois. Il me laissa pensant que j’étais morte et s’en alla.
Près d’une heure plus tard, je me réveillai à nouveau et entendis les gémissements de ma fille qu’un arabe, nommé Joumaa, avait prise. Je l’appelai et il me dit : « Es-tu encore en vie » ? Je lui répondis : « Je ne sais pas. Mais je t’en supplie. Prends moi chez toi ». Il me donna son manteau pour me voiler. Je le suivis pendant que le sang giclait de ma tête et de tout mon corps. Nous arrivâmes ainsi au village de Abdel Imam. Entrée dans sa maison, il étendit un matelas pour moi et pour ma fille. Je dormis jusqu’au matin. Les voisins vinrent chez Joumaa et lui dirent : « Emmène-la là où sont ses compagnes et tue la ». Il répondit : « Non, elle restera chez moi et sous ma protection ». Puis il repartit vers le lieu du carnage fouiller les cadavres. Il trouva quatre livres et les rapporta tout joyeux. Il déclara : « J’ai décidé de soigner cette femme jusqu’à ce qu’elle guérisse et retrouve ses forces ». Il acheta un mouton, l’égorgea et m’enveloppa de sa toison vingt quatre heures, puis il lava mon corps et emmena une sorte de gomme et un autre remède qu’il mélangea avec du beurre de vache et en oignit mon corps. Il répéta cette opération durant huit jours, jusqu’au moment où mes blessures furent cicatrisées et que mes forces me revinrent. Je ne suis plus sortie de sa maison jusqu’à la fin de décembre 1915.
1 Mgr. Mikhaïl Aljamil, Tarikh wa Syar – Histoire et Biographie des prêtres syriaques catholiques de 1750 à 1985, Beyrouth, 1986, p. 22.
2 Ishac Armalé, Al-Qouçara fi nakabat annaçara, 1919, p. 244-251.