1. Un premier groupe de 5 postulants baabdathiens en 1895
La tactique inavouée des Capucins fut d’élever leurs nouveaux paroissiens à un niveau spirituel qui les amènerait à savoir oublier et pardonner. Quand ils seront meilleurs chrétiens, ils seront nécessairement préparés à rencontrer avec charité leurs frères maronites et à leur tendre amicalement la main. Travail en profondeur et de longue haleine, qu’ils exécutèrent en donnant le témoignage d’une vie de prière, d’austérité et de dévouement. La vie dans leur église paroissiale, dédiée à saint Antoine de Padoue, était le plus éloquent des discours.
Le Père André de Leonessa (Italien) 1 et son confrère le Père François-Marie Zein de Salima (Libanais) centrèrent leur attention sur les jeunes. Et voici que cinq d’entre eux vinrent leur soumettre leur vif désir de les rejoindre dans la vie religieuse capucine. Lentement, ils les préparèrent, leur donnant les premiers éléments de langue italienne adoptée au petit séminaire de San Stefano, 2 où ils les y envoyèrent, accompagnés par le P. Jean-André de Caramagna (Italie), préfet de la Mission de Syrie 3 .
Ils étaient courageux ces jeunes, pour partir ainsi vers l’inconnu, à plus de mille kilomètres de leurs parents. Leur mérite était d’autant plus grand qu’on leur avait fait savoir que leur absence serait longue, longue de plus de dix ans. Qu’à cela ne tienne, ils voulaient être missionnaires Capucins.
Ci-après les noms des cinq premiers postulants Baabdathiens ainsi enregistrés dans le registre de San Stefano :
— Youssef Habib Oueiss MELKI, né le 1/10/1881, devenu P. Léonard, martyr à Mardine, le 11 juin 1915.
— Geries Hanna SALEH, né en 1879, devenu P. Thomas, martyr à Marache, le 18 janvier 1917.
— Fares Mansour (Vincent) Fadel , né le 7/2/1879, devenu P. Bonaventure, déporté avec P. Thomas, il survécut et revint au Liban. Il mourut à Deir-Ezzour (Syrie) le 15/8/1936. Il est nommé Farés dans l’arbre généalogique de la famille.
— Antoine RACHED qui ne continua pas ses études et revint à Baabdath.
— Pierre SALEH qui ne continua pas ses études et revint à Baabdath.
2. Un deuxième groupe de 4 postulants Baabdathiens en 1897
Deux ans plus tard, P. Gabriel Marie Kneider d’Alep (Syrien) 4 s’appreta à accompagner 4 nouveaux postulants Baabdathiens à San Stefano, en août 1897. Il s’agit de :
— Mikhaël Kanj LABAKI, nommé Gibrayel (?) dans le registre de San Stefano. Devenu P. Paul, missionnaire à Antioche, Mersine, Adana et Tarse, il revint à Beyrouth où il continua son apostolat à la cathédrale S. Louis. Né le 13/9/1882, il décéda au Liban le 8/2/1963, à l’âge de 81 ans dont 60 de religion, et fut enterré en l’église Notre Dame de Baabdath, à côté de son frère, le P. Youssef Kanj Labaki, prêtre maronite.
— Elias Youssef FADDOUL, nommé André (?) dans le registre de San Stefano. Devenu P. Elie, missionnaire dans les îles grecques, il choisit de ne plus revenir au Liban et préféra partir au Brésil y continuer le service de l’Église et des émigrés orientaux, comme prêtre séculier. Né le 2/3/1883, il décéda au Brésil, en 1965.
— Michel Nouhra LABAKI, qui, malheureusement, ne tarda pas à revenir au Liban où il se maria en 1916. Né en 1884, il décéda le 27 août 1971, sans héritiers, et fut enterré à Beit-Miri (Liban).
— Jean (?) dont le nom de famille n’est pas mentionné dans le registre de San Stefano. Il n’a pas continué ses études.
Stèle funéraire du P. Paul Kanj Allabaki
3. Un veto inexplicable
Tout était prêt quand arriva, comme un coup de foudre, l’ordre d’annuler le départ : Mgr. Duval 5 , Délégué Apostolique, après l’avoir permis, s’y opposait. Père Gabriel-Marie, qui était chargé de conduire les postulants au petit séminaire capucin de San Stefano, en référa au supérieur de la Mission, qui lui dit de partir quand même. À son retour à Baabdath, il eut la surprise de se voir notifier qu’il ne serait plus curé du village et interdit de séjour au Liban. La sanction du Délégué était sans appel. Pour faire la lumière sur ce grave incident, nous citerons en entier la lettre que le pauvre curé limogé écrivit à son Supérieur Général :
Révérendissime P. Général
Je suis très affligé et malade à la suite d’un tort que j’ai reçu ces jours-ci de notre Délégué Mgr. Duval qui me déclare indigne d’être curé dans toute sa délégation et me chasse de Baabdath comme un chien, frustré pour la simple raison d’avoir trop aimé ma paroisse et pour avoir réclamé la justice à propos de quatre jeunes gens après tant de dépenses faites par leurs parents. Dès lors, ayant pleine confiance en Votre Paternité Revme, je me tourne vers vous pour que vous me fassiez justice à la suite d’un fait pareil et pour ne pas laisser ainsi déshonorer un de vos sujets avec le scandale général donné au peuple qui n’arrive pas à se convaincre d’un tel changement et pense encore peut- être que j’ai commis quelque grand scandale. Et pour mieux aviser Votre Paternité Revme, je vous dirai brièvement ce qui est arrivé.
Devant accompagner les quatre jeunes séminaristes à San Stefano, la troisième semaine du mois d’août (vu que les cours y commencent la première semaine de septembre) juste comme me l’avait ordonné le Commissaire Général le TRP Linus de Sterzing, je me suis présenté chez Mgr. Debs, d’abord pour avoir la carte [ou dimissoriale : Permission de l’évêque maronite pour que les jeunes baptisés chez les maronites passent chez les Capucins latins] de l’un des quatre jeunes qui est maronite et qui s’appelle Michel Nouhra, puis chez notre Délégué Mgr. Duval qui, à la suite de ce qu’avait fait Mgr. Debs, me signa les quatre certificats de baptême et de confirmation des jeunes ; ainsi j’étais tranquillisé au sujet du départ à San Stefano.
J’avais déjà les documents en main, j’avais fait les passeports et obtenu du Consul de France des billets gratuits sur des bateaux français, et voilà que mon évêque Mgr. Duval m’avertit qu’il n’accordait pas une telle permission à ces jeunes et qu’il retirait tout son consentement.
La nouvelle inattendue de ce contre-ordre fut pour moi un coup de foudre dans un ciel serein. J’ai fait connaître à Mgr. Duval que San Stefano n’est pas un noviciat mais un séminaire, une sorte de petit collège où les jeunes qui doivent rester quatre ans peuvent expérimenter si oui ou non ils peuvent entrer dans le saint noviciat. Et de même qu’on ne peut leur interdire ou leur nier l’entrée dans un collège quelconque, de même on ne peut non plus interdire à quiconque l’entrée à San Stefano.
Je lui ai fait aussi connaître ma position critique dans la paroisse avec les familles auxquelles j’avais fait dépenser tant d’argent pour éduquer leurs fils, les uns deux ans, les autres trois. Rien ne réussit à toucher le cœur de notre évêque. Ce que voyant, j’eus recours à mon Supérieur. En écoutant le refus de Mgr. et mes raisons personnelles, il me donna lui-même l’obédience pour accompagner pendant quinze jours les quatre jeunes à San Stefano et non au noviciat comme il écrivit à la Sacrée Congrégation de la Propagande. Là, je remis en propres mains au TRP Linus les certificats respectifs des dimissoriales qui se trouvent maintenant dans les archives de San Stefano. Je suis donc parti :
— avec l’obédience de mon Supérieur régulier.
— avec l’invitation du P. Linus, Commissaire Général.
— avec les dimissoriales des deux évêques.
De là, on peut déduire que tout au plus, notre évêque aurait du s’entendre avec mon Supérieur.
Entre temps, qui a été la victime de Mgr. Duval ? Je l’ai été, moi. Je le répète, j’ai été chassé dehors de cette façon, alors que je m’étais tant fatigué pour cette mission et que j’y avais usé ma santé.
Telles sont les vraies récompenses que donne le monde. Pourtant je prends cela comme une croix et je m’en vais faire l’obéissance là où ils voudront me fixer : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le Royaume des Cieux est à eux ». Pour moi je reste ferme à suivre la Sainte Règle et prie Votre Paternité Revme de prier au moins pour votre fils très affligé, afin que j’aie la force de supporter avec patience, si vous ne pouvez pas m’aider autrement.
P.S. Le Supérieur pense m’envoyer à Khoder Bek (région d’Antioche). Je partirai peut-être au début de novembre. 6
4. Pourquoi San Stefano ?
Nous sommes en droit de nous demander : Pourquoi San Stefano ? N’aurait-il pas mieux été d’envoyer ces jeunes à Beit-Khashbaou près de Ghazir ? Dans ce couvent étaient venus, depuis 1890, les étudiants et les novices des Provinces de Savoie et de Lyon. Ils étaient une quarantaine avec leurs professeurs de philosophie et de théologie. Parmi eux, depuis 1893, était venu le jeune Khalil Haddad, devenu par sa profession religieuse, en 1894, frère Jacques de Ghazir, plus tard grand missionnaire et fondateur de la Congrégation des Sœurs Franciscaines du Liban, béatifié le 22 juin 2008, à Beyrouth. Pourquoi ne l’y feraient-ils pas, ces postulants Baabdathiens ?
De plus, était-ce bien le moment d’aller en Turquie ? Le monde entier frémissait devant les nouvelles venues de là-bas. Le Sultan Abd-oul-Hamid, surnommé le sanguinaire, venait d’ordonner l’exécrable massacre des Arméniens. Jour après jour, les détails de l’horrible crime couvraient les pages des journaux :
— 1500 victimes en décembre 1894.
— En 1895, dans la seule ville de Diarbakr, 1200 chrétiens exécutés, près de 5000 réfugiés dans la résidence des Capucins.
— À Ourfa, 4000 personnes massacrées. Un Derviche avait, à lui seul, égorgé 120 chrétiens comme des moutons. Les fidèles réfugiés dans l’église avaient été arrosés de pétrole et consumés dans les flammes. Là encore la résidence capucine était devenue le refuge de tous ceux que poursuivait le poignard des Kurdes.
— Un convoi de 200 femmes et jeunes filles, enlevées par les Kurdes et menacées dans leur foi et leur vertu avaient choisi de se jeter dans l’eau profonde d’un lac que le convoi côtoyait.
Donc, tout contribuait à briser le courage des jeunes postulants Baabdathiens. Mais, animés d’un grand zèle missionnaire, ils n’ont pas reculé. Ils voulaient devenir des missionnaires, donc avoir une formation de missionnaire dans un centre spécialisé comme celui de San Stefano pour passer ensuite au centre de Boudja, comme nous le verrons plus loin. Cette formation là n’aurait pu être assuré à Beit-Khashbaou.
Ils iront là où Dieu les appelle. Malgré tout, ce n’est pas sans un serrement de cœur que leurs parents les laissèrent partir.
1 P. André de Leonessa passa ses derniers jours à la cathédrale S. Louis à Beyrouth où il mourut le 19/6/1904 (Album du Centenaire de la Cathédrale S. Louis, 1868-1968, p. 62).
2 Banlieu ouest de Constantinople, sur la mer de Marmara. La légende veut que le bateau transportant les reliques de S. Etienne de Constantinople jusqu’à Rome, a été contraint d’aborder là, à cause d’une tempête. Les reliques ont été transportées dans une église jusqu’à l’apaisement de la tempête. C’est ainsi que le saint donna son nom à l’église qui accueillit ses reliques et à l’endroit où le bateau a abordé.
3 Archives de San Stefano (c/o P. Tony Haddad ofm. cap.)
4 P. Gabriel-Marie Kneider d’Alep passa ses derniers jours à la cathédrale S. Louis à Beyrouth où il mourut le 22/5/1939 (Album du Centenaire de la Cathédrale S. Louis, 1868-1968, p. 62).
5 Mgr. Pierre Gonzales Charles Duval o.p. fut nommé Délégué Apostolique en Syrie, en novembre 1895. Il prit en charge ses fonctions à Beyrouth le 25 février 1896, date à laquelle l’ancien Délégué, Mgr. Gaudenzo Bonfigli, quitta Beyrouth pour son nouveau poste de Délégué Apostolique en Egypte et Arabie. Mgr. Duval resta à son poste jusqu’à son décès le 1er août 1904 (cf. L’Année dominicaine, 1896, p. 558-561).
6 Lettre du P. Gabriel-Marie Kneider d’Alep au Supérieur Général, Baabdath, 24 octobre 1897, Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban.