Récits du martyre
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Récits des Dominicains
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P. Marie-Dominique Berré

P. Marie-Dominique Berré o. p.
P. Marie-Dominique Berré o. p. (P. Jacques Rhétoré, Les Chrétiens aux bêtes, Cerf, Paris, 2005)
 

Au début de la Grande Guerre, P. François Marie Dominique Berré o.p. (S. Méen Le Grand, 13 septembre 1857 – Mossoul, 4 avril 1929), futur archevêque de Bagdad, et ses deux confrères, P. Jacques Rhétoré et P. Hyacinthe Simon furent pris en otage à Mossoul, par les soldats turcs. Déportés vers Mardine, ils arrivèrent le 26 décembre 1914 où, grâce à la bienveillance de Hilmi Bey, Moutassarrif de Mardine, et à l’accueil fraternel de Mgr. Ignace Tappouni, ils purent rester à l’évêché syriaque catholique pendant 2 ans, jusqu’à leur nouvelle déportation vers Konia, le 18 novembre 1916. En route, le P. Simon, atteint de la typhoïde, resta à Alep recevoir les soins nécessaires, alors que ses deux confrères continuaient leur route vers Konia, où ils arrivèrent en décembre 1916.

Tandis que le père Rhétoré trouva refuge chez les frères dominicains à Istanbul, P. Berré poursuiva son voyage vers la France, où il y resta un certain temps avant de repartir pour Mossoul, avec son confrère le père Simon, le 19 Mars 1921, prenant la route maritime de Marseille à Port-Saïd en Egypte, puis à Aden au Yémen, puis à Bombay en Inde, et de là à Mascate à Oman, puis Bassorah. De là, ils prirent la route terrestre vers Mossoul, où ils reprirent leur activité dans la sainte mission et le service. Le père Berré décéda en avril 1929, et fut enterré à côté de ses confrères Simon et Rhétoré. 1

De sa résidence à l’évêché syriaque catholique, P. Berré assista impuissant au massacre, ne ménageant aucun effort et aucune ressource pour sauver les déportés, surtout les femmes et les filles. Il en racheta plusieurs qui, sans cela, auraient été forcées à l’apostasie et à vivre concubines dans les harems des Turcs et des Kurdes. Il rendait aussi à l’évêque le service de décorer les autels de son église, comme il le faisait pour l’église de Mossoul. 2

Son rapport, daté de Paris le 15 janvier 1919 et adressé au Ministre des Affaires Étrangères de France, par l’intermédiaire de M. Jean Goux, vice directeur du Département asiatique, fut publié au complet dans la « Revue d’arménologie Haigazian » (Vol. 17, 1997, p. 81-106) aux bons soins de Dr. Arthur Beylerian qui l’a commenté. Le rapport se croise avec ce qu’avait écrit ses confrères Hyacinthe Simon et Jacques Rhétoré. Il se distingue par une analyse très importante sur les causes des massacres. Le voici au complet :

 

I- MASSACRES DE MARDINE


1- 
Préliminaires

Vers le milieu de mai 1915, le Docteur Rachid Bey, Wali de Diarbékir, envoyait au mutessarrif de Mardine, Hilmi Bey, l’ordre d’emprisonner les notables chrétiens de cette ville. Hilmi Bey répondit par le télégramme suivant dont je garantis l’authenticité : « Je ne suis pas un homme sans conscience ; je n’ai rien à reprocher aux Chrétiens de Mardine ; je n’exécuterai pas vos ordres ». Quelques jours après, Hilmi Bey était destitué. Un fonctionnaire, dont j’ai oublié le nom, très hostile aux chrétiens, était chargé de la gérance du mutessarrifiat. Un député de Diarbakr s’était rendu, peu de temps auparavant, dans les principales localités du vilayet et avait adressé aux populations musulmanes des discours dont le sujet était partout le même : « C’est le moment de délivrer la Turquie de ses ennemis intérieurs qui sont les chrétiens. Pas plus qu’à la suite des massacres de 1895 et 1896, les puissances européennes n’interviendront pour venger leurs morts ; du reste, nos alliés, les Allemands, sont là pour nous soutenir ».

Une sorte de garde nationale, appelée milice, composée des musulmans les plus mal famés et les plus fanatiques de Mardine et des environs avait été organisée, dès le début de la mobilisation sous prétexte d’aider la police à maintenir l’ordre pendant la durée de la guerre : on comprit bientôt le but réel de cette institution. Vers la fin de mai arrivait à Mardine un commissaire de police de Diarbakr nommé Mamdouh Bey, muni de pleins pouvoirs pour exécuter les ordres du gouvernement.

À son arrivée, les chrétiens furent mis en demeure de livrer immédiatement toutes leurs armes. La peine de mort était décrétée contre tous ceux qui n’auraient pas exécuté cet ordre dans les vingt-quatre heures. La population chrétienne ne se sentant pas en état de résister, s’empressa d’obéir. Des perquisitions furent faites ensuite un peu partout, en particulier dans l’église de l’archevêché syrien catholique où l’on ouvrit même le tombeau d’un évêque récemment décédé, et à l’archevêché arménien catholique qui fut entièrement saccagé à cette occasion. Ces perquisitions n’amenèrent aucun résultat.

L’archevêque arménien catholique de cette ville, Monseigneur Maloyan, avait été informé, dès le milieu de mai, qu’un odieux complot se tramait contre lui. Un agent de police avait présenté à un jeune homme arménien catholique du village de Tell-Armen, voisin de Mardine, une feuille de papier blanc en lui enjoignant, de la part du vali de Diarbakr et sous peine de mort, d’y apposer sa signature. Cet agent y avait inscrit ensuite les lignes suivantes : « Le soussigné déclare avoir transporté vingt-cinq fusils et cinq bombes à l’archevêché arménien catholique de Mardine ». Ce jeune homme ayant osé protester contre cette imputation calomnieuse fut emprisonné quelques jours après et mis à mort. Cet écrit fut communiqué secrètement à Monseigneur Maloyan lui-même, par un de ses amis employé du sérail. Le 2 juin, Monseigneur Maloyan vint à l’archevêché syrien catholique où j’habitais avec mes deux compagnons d’exil. Il confia à Monseigneur Gabriel Tappouni, archevêque syrien, l’administration de son diocèse. Après nous avoir raconté le fait dont je viens de parler, il ajouta : « Je sais que je suis condamné à mort avec toute ma communauté ; je m’attends à être emprisonné d’un moment à l’autre. Je vous fais mes adieux ; nous ne nous reverrons plus en ce monde ».

2- Massacre des hommes

Le 3 juin, au matin, nous apprîmes que la ville était entièrement cernée par la gendarmerie et par la milice. Un crieur public annonça qu’il était interdit d’en sortir sous peine de mort. Des agents de police parcouraient déjà les quartiers chrétiens et procédaient à l’arrestation des notables arméniens, chaldéens et syriens. L’archevêque arménien catholique, Monseigneur Maloyan fut saisi, avec douze de ses prêtres, dans l’après-midi. Un missionnaire capucin indigène, le Père Léonard, fut aussi emprisonné. Une perquisition faite, le même jour, dans l’église de ces missionnaires, avait amené la découverte d’un registre contenant les noms d’un grand nombre de catholiques associés à une Congrégation dite de S. François d’Assise. En tête du registre on lisait le titre suivant écrit en langue arabe : « Association de Saint François ». Les policiers traduisirent : « Association française ». C’était la preuve manifeste de la félonie des catholiques mardiniens affiliés à une société secrète française et c’est ce nom de Français qu’on ne cessa de leur adresser, comme une suprême injure, pendant les affreuses tortures qu’ils eurent à subir, dans les cachots, avant d’être conduits à la mort.

Il se trouva, je dois le dire, à Mardine, des chrétiens qui osèrent apporter leur témoignage en faveur de cette ridicule accusation. Des notables Jacobites de cette ville déclarèrent aux autorités ottomanes qu’ils n’étaient les protégés d’aucune puissance étrangère et que les catholiques seuls, soumis d’ailleurs au Pape de Rome, avaient bénéficié des faveurs de la France. Ces protestations de loyalisme sauvèrent du massacre la communauté jacobite de Mardine, mais n’empêchèrent pas, ainsi qu’on le verra plus loin, la destruction presque complète des populations jacobites de toute cette région. Au bout de deux ou trois jours, quatre cent vingt notables étaient entassés dans la prison. Ceux qui réussirent à s’approcher de ces malheureux, entre autres un évêque de la Mission américaine de Mardine, M. Andrus, purent avoir quelque idée des souffrances qu’ils endurèrent pendant huit jours. Il n’y eut pas même un simulacre de jugement. Le 10 juin, de grand matin, un crieur public annonça, dans les quartiers chrétiens, que ceux qui sortiraient, ce jour-là, de leurs maisons, seraient fusillés. Peu de temps après, un long convoi, conduit par Mamdouh Bey et escorté de gendarmes, de policiers et de miliciens, passait dans la grand-rue de Mardine : Monseigneur Maloyan garrotté comme tous les autres, et accompagné de ses douze prêtres, du P. Léonard et de quatre prêtres syriens catholiques, marchait en tête du lugubre cortège.

Des milliers de fanatiques musulmans, des femmes même et des enfants, se ruaient à la suite de ces infortunés, les insultant, leur jetant des pierres et des immondices. Aux hurlements de ces énergumènes se mêlaient les lamentations des femmes et des enfants chrétiens qui, de leurs fenêtres et du haut des terrasses de leurs maisons, adressaient leurs adieux à leurs pères, à leurs époux qui allaient mourir. On ne peut oublier ce douloureux spectacle qui rappelait la marche au calvaire et qui se prolongea jusqu’à la sortie de la ville. Il devait hélas! se renouveler souvent pendant la période de terreur qui dura plusieurs mois. Le convoi avait pris la direction de Diarbékir. Durant plusieurs jours, des bruits contradictoires circulèrent : des fonctionnaires turcs assuraient qu’il était arrivé dans cette ville ; des voyageurs racontaient que le massacre avait eu lieu à quelques heures de Mardine. Nous apprîmes enfin la vérité : un médecin militaire turc qui avait accompagné le cortège, déclara secrètement à Monseigneur Tappouni que tous ces malheureux avaient été exécutés à mi-chemin de Diarbékir ; Monseigneur Maloyan avait été frappé d’une balle à la tête. Le 11 juin, de nouvelles arrestations furent opérées : trois ou quatre agents de police, et plusieurs miliciens se présentèrent à l’archevêché syrien ; cinq prêtres, le domestique de l’évêque et notre propre domestique — un Chaldéen des environs de Mossoul — reçurent l’ordre de suivre les miliciens. Un policier entra dans nos chambres et nous enjoignit brutalement de partir avec les autres. Nous lui fîmes observer que nous étions Français ; il nous dit alors que nous pouvions rester pour le moment.

Environ deux cents hommes furent incarcérés ce jour-là. Trois ou quatre jours plus tard un nouveau convoi prenait, dans les mêmes conditions que le précédent, le chemin de Diarbakr. Je puis donner des renseignements précis sur les souffrances de ces malheureux : ce convoi ayant été, en partie, délivré, les survivants nous en ont fait le récit. Ces détails me semblent précieux, car ils permettent de se faire une idée exacte, d’après des témoins oculaires, de ce qui s’est passé, un peu partout, dans ces innombrables convois d’hommes qui ont parcouru, durant de longs mois, les routes de la Mésopotamie, de l’Anatolie et du Kurdistan.

Arrivés dans la soirée à un petit village nommé Cheikhane, situé sur la route de Diarbékir, à six ou sept heures de Mardine, ces deux cents prisonniers furent entassés, les uns sur les autres, dans une écurie où trente personnes auraient pu à peine, en se serrant, se tenir debout. Les gendarmes les y poussèrent à coups de crosses de fusils, puis ils en fermèrent la porte. Au milieu de la nuit, on fit l’appel d’une quarantaine d’entre eux qui furent emmenés par des miliciens et des gendarmes. Deux prêtres syriens étaient du nombre. Ces gendarmes revinrent peu de temps après et ordre fut donné au reste des prisonniers de se remettre en marche. Les vieillards et ceux qui, par suite des tortures subies dans la prison, s’attardaient en route, étaient frappés à coups de baïonnettes et de crosses de fusils. Quelques-uns moururent sur les chemins. Les conducteurs de ces pauvres victimes qui marchaient, pour la plupart, pieds nus, les faisaient à dessein passer au milieu des épines et dans les sentiers les plus rocailleux.

Après une marche de plusieurs heures, le convoi fut arrêté au bord d’un cours d’eau. Les gendarmes et les miliciens commencèrent à tirer sur la masse : un jeune prêtre arménien fut atteint des premiers et expira, la tête appuyée sur les genoux d’un de ses confrères. À ce moment on vit accourir sur la route de Diarbékir un officier de gendarmerie à cheval qui cria : « Cessez le feu, le pardon est arrivé ». Il ordonna de délier les cordes qui attachaient les prisonniers les uns aux autres et après leur avoir permis de prendre quelque repos, il leur dit de le suivre jusqu’à Diarbékir où ils recevraient officiellement leur pardon. Ils arrivèrent, en effet, dans cette ville et y passèrent encore deux jours en prison. Quelques chrétiens charitables leur portèrent de la nourriture. Ils furent ensuite ramenés à Mardine. Mis en liberté après quelques jours de détention, ils racontèrent les tortures qu’ils avaient eu à subir dans la prison de cette ville. J’ai pu m’entretenir avec plusieurs d’entre eux, en particulier avec trois prêtres syriens catholiques qui revinrent habiter avec nous à l’archevêché. L’un d’eux, l’abbé Matta Krémo, âgé de plus de soixante ans, avait reçu trois cents coups de bâton sous la plante des pieds. L’agent de police qui le torturait lui disait : « Tu l’as mérité parce que tu es un ami et un protégé de la France ». Pour l’obliger à se tenir debout sur ses pieds endoloris on l’attacha, les bras en croix, à des anneaux fixés au mur du cachot. Un des policiers lui arracha la barbe (il nous la montra, il l’avait conservée dans sa poche) ; d’autres lui crachaient au visage en l’appelant ami de la France. Il répondait : « C’est vrai, j’ai toujours aimé la France, bienfaitrice des chrétiens d’Orient ». Il serait trop long de décrire les supplices infligés à ces malheureux : presque tous eurent à subir la bastonnade sous la plante des pieds.

Le pardon accordé aux survivants de ce convoi, à la suite, peut-être, de quelque démarche faite à Constantinople en faveur des chrétiens, n’empêcha pas le nouveau gouverneur de Mardine, Badreddine Bey, de continuer l’œuvre d’extermination décrétée par le gouvernement. Il disait : « Pas un Chrétien n’échappera ! ». De nouveaux convois d’hommes furent formés et conduits à la mort en différentes directions. Plusieurs groupes d’ouvriers furent jetés vivants dans des citernes situées à proximité de la ville. L’un de ces ouvriers rentra, plus tard, furtivement à Mardine ; il raconta qu’il s’était nourri, pendant plusieurs jours, de la chair des cadavres de ses compagnons. Une douzaine d’ouvriers furent égorgés près d’une porte de la ville : des musulmans allaient jeter des pierres sur leurs cadavres laissés sans sépulture. Je ne puis que mentionner les massacres qui avaient lieu, en même temps, dans tous les villages chrétiens des environs. Nous fûmes témoins de l’incendie du village de Gallié situé au pied de la montagne de Mardine. Cette localité comptait environ trois mille habitants jacobites et catholiques syriens. Presque tous furent massacrés, pendant l’incendie, par des gendarmes turcs avec l’aide des kurdes des villages voisins. Nous aperçûmes, pendant plusieurs jours, les longues files de cavaliers kurdes qui emportaient le butin saisi dans ce village. Après le massacre des hommes, le gouverneur de Mardine, Badreddine Bey, et son associé, Mamdouh Bey, procédèrent à l’exécution des femmes et des enfants.

3- Convois de femmes

Les malheureuses femmes de Mardine ne se faisaient pas illusion sur le sort qui leur était réservé. On avait déjà vu passer dans les rues de cette ville, de longs convois de femmes emmenées, comme des troupeaux conduits à la boucherie, des Wilayets les plus reculés de la Turquie ; Erzéroum , Mouch, Brousse, etc. tous ces convois s’arrêtaient d’abord à l’entrée de la ville et les musulmans étaient invités à aller choisir les femmes et les jeunes filles qu’il leur plairait de garder comme esclaves. Je ne sais s’il y a, à Mardine, une maison musulmane où l’on ne trouverait encore un certain nombre de ces malheureuses. J’ai appris depuis, durant mes voyages en Turquie, à Alep, à Konia, à Constantinople, que les choses s’étaient passées partout de la même manière : les harems des musulmans sont peuplés actuellement encore de femmes et de filles chrétiennes.

Costumes de femmes chrétiennes de Mardine (Les Missions Catholiques, No. 1749, 12 décembre 1902, p. 595)
Costumes de femmes chrétiennes de Mardine (Les Missions Catholiques, No. 1749, 12 décembre 1902, p. 595)


Des témoins oculaires m’ont raconté que, dans certaines villes, les musulmans se vendaient les uns aux autres, des jeunes filles qu’ils avaient enlevées. J’ajoute ici, en passant, que des officiers et des fonctionnaires allemands se sont fait livrer, en diverses localités, de nombreuses jeunes filles arméniennes. Ce fait m’a été affirmé par des déportés français amenés à Konia de différentes provinces de l’Empire qui en avaient été les témoins oculaires. On m’a raconté, en particulier, le fait suivant : au moment du départ d’un convoi de femmes, des familles arméniennes prièrent un consul allemand de prendre sous sa protection plusieurs jeunes filles, en lui remettant même les sommes nécessaires à leur entretien. Ce consul se conduisit à leur égard à la manière des Turcs. Ayant dû quitter la ville où il se trouvait, il livra ces filles à des musulmans. Ce fait s’est passé, si j’ai bonne mémoire, à Samsoun. Il sera facile d’en vérifier l’exactitude en interrogeant, si on le juge à propos, des déportés français dont je pourrai citer les noms.

Combien de ces malheureuses esclaves ont été torturées dans le secret des harems ! Je rapporterai les faits suivants :

—  J’ai vu, à Mardine, une petite fille de onze ou douze ans à laquelle on avait arraché les ongles parce qu’elle refusait de se faire musulmane.

— J’ai trouvé moi-même, un matin, dans la cour de l’archevêché syrien de Mardine, une fillette de 13 à 14 ans étendue sans mouvement sur le sol. Elle ne répondit à mes questions que par des gémissements. Je la fis placer dans une famille chrétienne où elle fut soignée et entretenue à mes frais. Elle raconta que le musulman qui l’avait enlevée l’avait précipitée dans la rue, du haut de la terrasse de sa maison, parce qu’elle n’avait pas consenti à devenir musulmane ; elle avait pu se traîner, ayant la hanche démise, jusqu’à l’église syrienne.

— Une vaillante femme catholique de Mardine qui a pu sauver plusieurs jeunes filles des mains des musulmans, m’a raconté qu’en passant un jour dans une rue de cette ville, elle entendit des lamentations. Elle ouvrit brusquement la porte de la maison d’où partaient ces cris et vit un musulman qui piétinait une petite fille de 7 ou 8 ans, à moitié ensevelie dans un tas de fumier. Elle eut le courage de se jeter sur ce misérable qu’elle terrassa et arracha cette pauvre petite victime qu’elle emmena et conserva dans sa maison.

Je reviens maintenant au douloureux récit de l’exécution des femmes chrétiennes emmenées dans les convois.

4- Massacre des femmes

Le choix des esclaves terminé, le cortège reprenait sa marche, conduit le plus souvent, à partir de Mardine, par le sanguinaire Mamdouh Bey. J’ai vu passer sous les fenêtres de l’archevêché syrien, l’un de ces convois et n’oublierai jamais ce lamentable défilé de deux ou trois mille malheureuses qui s’en allaient au supplice : beaucoup portaient leurs petits enfants sur leurs bras. La plupart semblaient exténuées par les souffrances qu’elles avaient endurées durant les longues étapes qu’elles avaient faites à pieds et qui duraient, pour beaucoup, depuis plus d’un mois. Les agents de police et les gendarmes qui les escortaient brutalisaient les retardataires. Des femmes échappées à ces convois ont fait, devant moi, à Mardine, le récit des massacres dont elles avaient été témoins. Je ne raconterai que quelques unes de ces scènes de barbarie qui suffiront pour donner l’idée de ce qui se passait sur toutes les routes de la Turquie.

— Un convoi composé des femmes des plus riches familles de Diarbékir fut conduit par Mamdouh Bey jusqu’aux environs du village de Dara, situé à quelques heures de marche, au sud de Mardine. Ces femmes avaient emporté tous leurs bijoux et l’or qu’elles possédaient. Mamdouh Bey les contraignit, d’abord de se dépouiller de leurs vêtements qu’il fouilla ensuite minutieusement, entassant dans les sacs les pierres précieuses, les bijoux et les pièces d’or qu’il y trouvait. L’opération terminée, ces malheureuses furent livrées à la brutalité des gendarmes et des miliciens, puis on procéda aux tortures qui dépassèrent, en horreur, tout ce que l’imagination peut concevoir. On jeta ensuite les cadavres dans des vastes caveaux d’anciens palais byzantins, nombreux à Dara. On vit, ce jour-là, Mamdouh Bey rentrer à Mardine portant sur son cheval deux gros sacs contenant sans doute les trésors trouvés dans les vêtements des victimes.

— Une malheureuse femme emmenée dans un convoi et qui rentra ensuite à Mardine, raconta ce qui suit : ce convoi avait été conduit par Mamdouh Bey près d’un village musulman nommé Harrin, situé dans la plaine, au pied de la montagne de Mardine. On s’arrêta au bord d’un vaste puits. Après les scènes habituelles de pillages et de violences, les victimes furent jetées dans ce puits. Beaucoup étaient encore vivantes. Cette pauvre femme à laquelle on avait coupé les seins y fut précipité la dernière sur un monceau de corps mutilés qui en atteignait presque l’orifice. Vers le soir elle aperçut un Arabe qui se penchait pour contempler ce charnier, elle le supplia de l’aider à en sortir. Emu de compassion, cet Arabe l’en arracha et la garda pendant quelques jours dans sa maison où tous les soins possibles lui furent prodigués. C’est ainsi qu’elle échappa à la mort.

— Une des religieuses institutrices indigènes de notre Mission, appartenant à notre résidence de Seert dans le Kurdistan, nous rejoignit à Mardine, dans le courant de septembre 1915 et nous donna des renseignements précis sur les massacres dont elle avait été témoin. Je n’en ferai qu’un résumé rapide. Presque tous les Chrétiens de Seert, Arméniens, Chaldéens et Syriens catholiques, au nombre d’environ douze mille, avaient été massacrés. Des familles entières avaient été torturées dans leurs maisons. Un prêtre chaldéen, ancien élève de notre séminaire de Mossoul, avait été coupé en morceaux dans une rue de cette ville. Beaucoup d’hommes avaient subi aussi, dans les rues, d’atroces supplices. La population musulmane avait pris part au carnage. L’archevêque chaldéen de Seert, Mgr. Addaï Sheer, ancien élève de notre séminaire, qui avait essayé de fuir, fut rejoint en route et fusillé par les gendarmes envoyés à sa poursuite. On forma ensuite des convois de femmes et d’enfants qui furent acheminés de divers côtés. Nos religieuses institutrices et plusieurs jeunes filles élèves de leurs écoles furent emmenées avec un grand nombre d’autres femmes sur le chemin qui conduit de Seert à Mardine. Elles furent livrées, vers le milieu de la route, à des bandes de Kurdes qui les attendaient à un endroit indiqué à l’avance. Après les avoir dépouillées de leurs vêtements, ces barbares, aidés par les gendarmes, les attachèrent par petits groupes les unes aux autres ; des enfants étaient liés avec leurs mères. Chaque groupe fut placé, comme une cible, à une certaine distance et lapidé par ces énergumènes qui hurlaient de joie quand les coups avaient bien porté. Un chef Kurde d’un village voisin, saisi de compassion, emmena dans sa maison une vingtaine de ces pauvres femmes et pourvut généreusement à leur entretien pendant plusieurs mois. Il donna la liberté à quelques unes d’entre elles, après s’être assuré qu’elles seraient recueillies, à Mardine, dans des maisons chrétiennes. Notre institutrice fut de ce nombre. Il nous envoya, plus tard, deux élèves de nos écoles de Seert. Plusieurs femmes de Seert qui avaient été emmenées dans d’autres convois vinrent aussi se réfugier à Mardine. Leur témoignage confirma les renseignements qui nous avaient été donnés sur les massacres de cette région. Elles avaient assisté aux tortures de tout genre subies par leurs malheureuses compagnes.

— Une femme d’Al-Jazira, localité située sur la rive droite du Tigre, au sud de Mardine, me raconta ce qui s’était passé dans son pays. Tous les Chrétiens avaient été massacrés ; cette femme me cita les noms de trois ou quatre survivants qui avaient été, comme elle, recueillis et cachés dans une famille musulmane. L’évêque Chaldéen, Mgr. Yacoub, l’évêque Syrien, Mgr. Michel, et trois prêtres, anciens élèves de notre séminaire avaient été fusillés dans la prison. Des convois d’hommes et de femmes avaient été emmenés dans différentes directions et massacrés.

— Un prêtre chaldéen de Diarbékir me donna les renseignements suivants : tous les Arméniens de cette ville, catholiques et grégoriens, à l’exception d’une centaine qui avaient consenti à embrasser l’islamisme, avaient disparus. Les notables, arrêtés les premiers, furent entassés sur des radeaux et précipités dans le Tigre. Le Drogman du Consulat de France de cette ville, M. Casabian, était du nombre. L’évêque grégorien fut brûlé dans la prison après avoir été enduit de pétrole. L’archevêque arménien catholique fut lapidé en dehors de la ville. Le vali de Diarbékir, Rechid Bey, lui avait promis la vie à condition qu’il lui verserait une forte somme d’argent. Après avoir reçu cette somme, le vali le fit conduire au supplice. L’archevêque Chaldéen, Mgr. Salomon, fut épargné avec une partie de sa communauté, moyennant la même rançon.

J’ajoute, à cette occasion, que Mgr. Gabriel Tappouni, archevêque Syrien catholique de Mardine fut mis en demeure, par Mamdouh Bey, déverser une somme de trente mille francs en or s’il voulait sauver sa vie et conserver ce qui restait de sa communauté, à condition pourtant que ce fait fût tenu absolument secret. Les Syriens survivants se cotisèrent et vendirent tout ce qu’ils possédaient pour réaliser cette somme. J’assistai moi même au compte de ces pièces d’or. Il n’est pas inutile de signaler le fait suivant : le Wali de Diarbakr, pour produire, sans doute plus tard des documents qui pourraient servir à sa justification, fit prendre la photographie de nombreux cadavres de chrétiens qu’il avait fait coiffer de turbans blancs. Les photographies portaient l’inscription suivante : « Musulmans torturés par les Chrétiens ! ». Je n’ajouterai à ce pénible récit, déjà trop long, que quelques détails sur le massacre des femmes de Mardine.

Le Moutassarrif de cette ville, Badreddine Bey, fit savoir aux femmes des plus riches familles qu’il ne les ferait pas saisir si elles lui apportaient de l’or. Plusieurs d’entre elles lui remirent des sommes considérables : les unes cinq cents, d’autres trois cents livres turques. Peu de jours après, des voitures s’arrêtaient à leurs portes : des policiers les y firent monter. Chaque voiture était escortée de gendarmes et de miliciens. J’assistai moi-même, d’une fenêtre de l’archevêché syrien, au départ de l’une de ces voitures, dans laquelle furent entassés tous les membres survivants d’une nombreuse famille arménienne : plusieurs femmes, le frère et le fils de l’une d’entre elles et trois ou quatre petits enfants. Toutes ces voitures descendirent vers la plaine et prirent la direction du village de Tell-Armen. L’exécution eut lieu à proximité de ce village dont tous les habitants chrétiens avaient déjà été massacrés. Des bandes de Kurdes attendaient le convoi. Je m’abstiens de reproduire les horribles détails qui me furent donnés par une survivante sur les supplices qu’eurent à subir ces malheureuses victimes. Toutes, à l’exception d’une seule, refusèrent énergiquement d’embrasser l’Islamisme. Les cadavres furent jetés dans des silos et dans des puits. Quelques femmes et plusieurs jeunes filles furent enlevées par des Kurdes.

D’autres convois, plus nombreux, furent emmenés les jours suivants : femmes et enfants durent marcher désormais à pied. Un ancien Wali de Mossoul, Suleiman Nazif Bey, qui rentrait à cette époque de Baghdad, m’a raconté, durant mon récent séjour à Constantinople, qu’il avait rencontré un de ces convois à peu de distance de Tell-Armen. Témoin des tortures infligés à ces malheureuses, il exprima son indignation et voulut faire monter plusieurs femmes dans une des voitures de son escorte. Un fonctionnaire envoyé spécialement par le Wali de Diarbékir pour conduire, avec Mamdouh Bey, les convois de femmes, vint lui intimer l’ordre d’abandonner ces malheureuses. Suleiman Nazif lui dit, en lui montrant une carte portant son titre de Wali :

– « Que me feriez vous si je passais outre à votre défense ? »

– « Je vous ferais immédiatement saisir par mes gendarmes et conduire à Diarbékir ».

Devant cette menace, Suleiman Bey n’insista pas. Il avait peut-être appris que Rachid Bey avait fait exécuter un Kaïmakam de son Wilayet qui avait refusé de procéder au massacre des Chrétiens. Pour terminer ce compte-rendu, je citerai les chiffres approximatifs des Chrétiens massacrés à Mardine et dans les régions limitrophes. Cette évaluation a été faite d’après les renseignements recueillis sur place :

- Chaldéens catholiques                                                 18.000

- Syriens catholiques                                                        2.700

- Syriens anciens ou Jacobites                                     100.000

- Arméniens catholiques de la ville de Mardine 7.000

Total                    127.700


5- Observations sur ces chiffres


— Je n’ai pu, faute de renseignements précis, évaluer le nombre des Arméniens massacrés dans les villages de ces régions.

— Le chiffre de 100.000 Jacobites a été indiqué, comme un minimum, par des notables de cette nation qui ont fait une enquête sérieuse sur ces massacres accomplis dans les nombreux et importants villages situés dans la région de Diarbékir, de Mardine, de Nisibine et du Djebel Tour. Un grand nombre d’habitants du Djebel Tour se réfugièrent dans quelques villages des montagnes que leur position permettait de fortifier. Ils ont résisté jusqu’au bout à toutes les attaques des troupes turques envoyées pour les soumettre, s’emparant même des canons braqués sur ces villages.

— Je n’ai pas mentionné, parmi les Chaldéens de ces contrées, leurs concitoyens nestoriens des montagnes du Kurdistan qui, d’après des renseignements dont je n’ai pu contrôler l’exactitude, auraient été, en grande partie, exterminés. Le chiffre de cette population s’élevait à environ 80.000 âmes. Cette statistique devra donc être complétée.

— D’après les renseignements que j’ai pu recueillir de divers côtés, durant mes voyages, le chiffre d’un million cité, dans de nombreuses publications, comme représentant, à peu près, le total des victimes des massacres, n’est certainement pas exagéré. Si l’on y ajoute le nombre des malheureux qui sont morts de faim et de misères à la suite des massacres, je puis porter à croire qu’il est très inférieur à la réalité. On ne pourra l’évaluer exactement qu’en envoyant sur place des commissions d’enquête.

Ce rapport deviendrait trop volumineux si j’ajoutais toutes les informations qui m’ont été fournies par des témoins oculaires sur les massacres perpétrés dans d’autres contrées de la Turquie. Ayant été transféré, en effet, par les autorités ottomanes, au milieu du mois de décembre 1916, de Mardine à Konia, j’ai pu m’entretenir avec de nombreux survivants qui ont assisté aux mêmes scènes de barbarie. À mon passage à Alep, j’ai eu communication au Consulat des États-Unis d’un long mémoire, très documenté, sur les derniers massacres de Deir-Ezzour, ville située sur la rive droite de l’Euphrate, à peu près à mi-chemin entre Alep et Baghdad. Ce rapport écrit par un envoyé spécial du Consul d’Amérique d’Alep, contenait aussi des détails très précis sur l’état lamentable de milliers d’Arméniens gardés à vue par des gendarmes turcs dans des campements et dans des villages situés, depuis Rakka, sur l’Euphrate, jusqu’à Deir-Ezzour. Je ne citerai qu’un détail : ces infortunés privés, presque partout, de toute nourriture, étaient réduits à manger de l’herbe et même les excréments des animaux. Les Anglais et les Français déportés à Konia, de différentes provinces, pourraient fournir des renseignements précis sur les massacres dont ils ont été témoins. Plusieurs d’entre eux qui ont assisté à l’extermination des Chrétiens d’Ourfa, pourront signaler, en particulier, l’odieuse conduite du commandant allemand qui a dirigé lui-même le bombardement des quartiers arméniens.

II- LES CAUSES DES MASSACRES

Après l’exposé bien insuffisant des faits, il convient d’en indiquer les causes. Je n’ai pas la prétention de traiter une pareille question avec l’autorité et toute l’ampleur qu’elle exigerait. Je suis convaincu qu’elle a déjà été exposée par des diplomates et des écrivains éminents beaucoup mieux documentés et plus compétents que le modeste auteur de ce rapport. Je me bornerai, dans cette seconde partie de mon travail, comme dans la première, à dire simplement ce que je sais de source certaine et ce que j’ai pu constater moi-même sur place. Avant d’aborder ce sujet, il me paraît nécessaire d’élucider la question suivante : ces massacres sont-ils simplement des représailles ? En d’autres termes : les Arméniens étaient-ils coupables ? Si je pose ainsi la question, c’est que la nation arménienne a été seule mise en cause : on ne parle partout que du massacre des Arméniens. Or, il ressort de l’exposé précédent que dans la seule région de Mardine et de Diarbakr, plus de 120.000 chrétiens étrangers à la nation arménienne ont été exterminés. C’est peut-être une quantité négligeable, un simple épisode de l’affreuse tuerie ; il semble pourtant que ce chiffre doit montrer en ligne de compte et qu’en admettant même la culpabilité des Arméniens, il faudrait encore justifier le massacre de ces innocentes et paisibles populations. Il conviendrait aussi, en accusant toute la nation arménienne, d’exclure, au moins, les femmes et les enfants. Le gouvernement de Talaat Pacha et le Comité « Union et Progrès » ont cru pouvoir se disculper, devant le monde civilisé, en avançant ce qui suit :

– La nation arménienne a toujours été rebelle aux lois de l’Empire et hostile au gouvernement ottoman.

– Les Arméniens, suspects de connivence avec l’ennemi, devaient être éloignés des zones de guerre.

Je suis en mesure de fournir quelques renseignements qui pourront servir à établir la valeur de ces deux assertions :

1. Il est indéniable que des Comités révolutionnaires ont travaillé, en Europe et en Turquie, pour obtenir l’autonomie de leur nation. La ville de Van, en particulier, a été longtemps en Turquie le centre principal de l’action de ces Comités. Sans chercher à atténuer leur responsabilité, je me permettrai cette simple observation : après les persécutions dont leur nation a été si souvent l’objet de la part du gouvernement turc, notamment après les massacres de 1895 et 1896, ces Comités auraient été un peu excusables d’avoir essayé de la soustraire au joug ottoman.

Quoiqu’il en soit, la nation arménienne peut-elle être rendue responsable de ce mouvement révolutionnaire ? Ayant eu, durant de longues années, des relations avec les familles arméniennes les plus influentes et les plus honorables de la ville de Van, je puis affirmer que le riche commerçant de cette localité était absolument opposé aux idées des membres de ces Comités et spécialement à la propagande anti-chrétienne faite par eux dans les écoles, dans la presse. Toutes ces familles se plaignaient de la tyrannie des chefs des Comités qui les obligeaient à leur verser, à dates fixes et sous peine de mort, de fortes sommes d’argent. Ces menaces ne restaient pas sans effet : il était notoire à Van que des maisons avaient été incendiées et des assassinats commis pour venger les refus opposés à ces sommations et intimider les récalcitrants.

Le maire de Van, Monsieur Cappamadjian, fut assassiné, il y a quelques années, à la porte de sa maison, pour avoir manifesté trop ouvertement son hostilité aux Comités. Je crois pouvoir déclarer que la masse des populations, spécialement les laborieux habitants des campagnes, ne songeaient qu’à se livrer tranquillement à leur commerce et aux travaux des champs. J’ajouterai que les Comités ont toujours reproché aux Arméniens catholiques de ne pas s’associer, par manque de patriotisme, à leurs menées révolutionnaires. J’atteste aussi que les Arméniens de Mardine, tous catholiques, ainsi que leur Archevêque, Monseigneur Maloyan, n’ont jamais eu de relations politiques avec les Comités : Monseigneur Maloyan avait reçu, peu de temps avant les massacres, des félicitations officielles pour son attitude toujours loyale à l’égard des pouvoirs publics. Les autorités ottomanes connaissant parfaitement tous les membres des Comités et leurs agissements révolutionnaires, il est permis de se demander pourquoi elles ne les ont jamais traduits devant les tribunaux. Il est vrai que vers la fin du règne d’Abd-oul-Hamid, tous les chefs des Comités de Van furent saisis et emprisonnés pendant quelque temps. Les Jeunes Turcs arrivés au pouvoir s’empressèrent de les faire mettre en liberté et n’eurent pour eux que des complaisances et des flatteries. Je me permis de demander un jour au général Jaber Pacha, gouverneur intérimaire du Wilayet de Van, la raison de cette impunité. Il me répondit textuellement : « On crierait en Europe, si nous sévissions contre eux ». Je pris la liberté de lui répondre que les puissances européennes et le gouvernement français en particulier ne protesteraient jamais contre le châtiment de coupables dont les crimes seraient dûment prouvés. J’ai toujours été convaincus que le gouvernement ottoman et le Comité « Union et Progrès » n’ont épargné ces révolutionnaires que dans le but d’avoir un prétexte pour exterminer un jour la nation arménienne. Il me semble que les accusations portées actuellement contre cette malheureuse nation justifient pleinement ces prévisions.

2. Les Arméniens suspects de connivence avec l’ennemi devaient être éloignés des zones de guerre. Les faits cités dans la première partie de cet exposé démontrent la fausseté d’un prétexte aussi évidemment mensonger. Si l’on craignait vraiment des trahisons de la part des Arméniens, pourquoi ne s’est-on pas borné à éloigner les hommes capables de porter les armes ? Pourquoi l’exil des femmes et des enfants ? Pourquoi n’a-t-on pas épargné les populations des vilayet ou mutessarifiat situés au centre de l’Empire, dans les régions les plus éloignées des zones de guerre comme Ourfa, Mardine, Seert et Jazira ? Pourquoi les Chaldéens, les Syriens, les Jacobites de ces contrées de l’intérieur ont-ils été traités aussi inhumainement que les Arméniens ? Il me parait superflu de réfuter plus longuement une pareille assertion.

J’arrive maintenant aux auteurs responsables de ces massacres :

1. Le Gouvernement Ottoman et le Comité « Union et Progrès »

Dans une réunion plénière du Comité « Union et Progrès » tenue à Constantinople il y a environ deux ans, Talaat Pacha prononça un long discours au sujet des événements d’Arménie. Son plaidoyer se résumait ainsi : « Le gouvernement s’est borné à ordonner, pour des raisons d’ordre militaire, le déplacement des populations arméniennes voisines des zones de guerre. Si, dans quelques régions, des faits regrettables se sont produits à l’occasion de ces déplacements, on doit les attribuer à l’intervention de bandes de pillards qui ont attaqué les convois ».

Tous ceux qui ont lu ce discours après avoir été témoins des scènes de carnage racontées ci-dessus, ont été stupéfaits de l’impudence et de l’audace d’un pareil mensonge. Est-il croyable que Talaat Pacha, au moment où il prononçait ce plaidoyer, applaudi par tous les membres du Comité, n’était pas exactement renseigné sur la manière dont ses ordres avaient été exécutés et sur le nombre de ses victimes ? Les journaux turcs annoncèrent, peu de temps après les massacres du vilayet de Diarbakr, que le gouverneur de cette ville, Rachid Bey, avait été reçu en audience, en compagnie de Talaat Pacha, par S. M. Mohammed Rachad. Peut-on supposer que dans cette conversation à trois, il ne fut pas question des graves événements qui avaient eu lieu dans ce Wilayet ?

À la suite de cette audience impériale, Rachid Bey fut nommé Wali d’Angora. Nous ne fûmes pas surpris d’apprendre, quelques semaines plus tard, les nouveaux forfaits du Docteur Rachid Bey : les quartiers chrétiens de la ville d’Angora avaient été complètement détruits par un incendie. J’ai su depuis, par des témoins oculaires, que Rachid Bey avait travaillé, en personne, à la propagation de cet incendie. Plusieurs commissions d’enquête furent envoyées par le gouvernement de Talaat Pacha, quelque temps après les massacres, dans le Wilayet de Diarbakr. Trois ou quatre commissaires vinrent s’installer à Mardine pendant mon séjour dans cette ville. Il est vrai qu’ils s’occupèrent surtout de s’enquérir de la répartition des biens des chrétiens disparus. Ont-ils pu oublier de mentionner dans leurs rapports, ce qu’étaient devenus les propriétaires de ces biens ? Le Moutassarrif de Mardine, Badreddine Bey, fut-il jugé innocent par ces commissaires impérieux ? Le fait est que ce sinistre personnage qui n’était que simple mektoubchi avant sa nomination au poste de Mardine, fut honoré, à cette époque, d’un avancement peu ordinaire. Il fut nommé gérant du vilayet de Diarbakr en remplacement de Rachid Bey. Talaat Pacha et son Cabinet ayant eu connaissance des « faits regrettables » qui s’étaient produits à l’occasion de ces « déplacements », se sont-ils préoccupés d’en punir les auteurs ? Je n’ai eu connaissance d’aucune répression ; je sais seulement que le Moutassarrif de Mardine envoya, après les événements, auprès des chefs kurdes qui avaient conduit leurs tribus au pillage, des émissaires chargés de reprendre les écrits qui leur avaient été envoyés pour leur indiquer le jour et le lieu où ils devaient se rendre sur le passage des convois. Ces bandits non dépourvus de prudence, refusèrent de livrer ces papiers qui pouvaient, un jour, leur être précieux.

Si l’on a des doutes sur la culpabilité du gouvernement de Talaat Pacha, il sera facile de les éclaircir en interrogeant, au grand Tribunal des Nations civilisées qui ne manquera pas de se préoccuper de ces crimes de lèse humanité, les valis et les fonctionnaires de tout ordre qui les ont perpétrés : il suffira de leur demander s’ils ont agi de leur propre autorité. On pourra s’informer, en particulier, auprès du Docteur Rachid Bey, s’il a pu destituer, sans en référer à Constantinople, le Moutassarrif de Mardine, Hilmi Bey qui avait refusé, dans les termes que j’ai cités, de procéder à l’emprisonnement des notables chrétiens de Mardine.

2. Les Allemands

Pour connaître, d’une manière précise, la part prise par le gouvernement allemand aux atrocités commises par ses alliés, les Turcs, j’oserais suggérer le même procédé : le jour où Talaat Pacha et les membres de son gouvernement, actuellement en fuite, seront amenés à la barre des solennelles Assises, cette question leur serait posée : « Avez-vous pu décréter l’extermination des chrétiens de votre Empire sans vous assurer préalablement que le gouvernement allemand ne romprait pas son alliance avec vous en apprenant l’effroyable tuerie que vous méditiez ? » En attendant la réponse, je puis déclarer ici que partout où j’ai passé durant les longs voyages que j’ai faits, pendant la guerre, sous la conduite des policiers turcs, à travers la Mésopotamie et l’Anatolie, aussi bien que durant mon séjour à Mardine, à Konia et à Constantinople, j’ai entendu affirmer par tous les chrétiens, par des musulmans et par des personnages turcs des mieux informés que le gouvernement allemand était, au moins, complice de ces massacres. À l’appui de cette accusation on invoquait partout les mêmes arguments :

— Si le gouvernement allemand n’a pas été informé, avant les massacres, de l’abominable projet, pourquoi a-t-il continué à se solidariser, jusqu’à la fin de la guerre avec les auteurs de ces attentats ? Est-il possible que les consuls d’Allemagne, les officiers et les fonctionnaires allemands établis à demeure dans toutes les provinces de la Turquie n’aient jamais renseigné leur gouvernement sur les atrocités dont ils étaient témoins ? Ce gouvernement n’était que trop bien informé et c’est sans doute pour cette raison qu’il redoutait tant les publications de la presse. Un professeur d’un collège allemand d’Alep, après s’être amplement documenté auprès de témoins oculaires, sur les massacres auxquels ils avaient échappé, dut rentrer dans son pays. Il déclara avant son départ à ses amis qui me l’ont répété, qu’il ne manquerait pas d’informer par la presse, le public allemand des horreurs qui lui avaient été révélées. On apprit plus tard qu’il avait été menacé de la cour martiale s’il osait faire une publication quelconque sur ces massacres. Talaat Pacha et ces complices auraient-ils osé poursuivre leur œuvre d’extermination si le gouvernement allemand était intervenu pour mettre un terme à l’affreuse boucherie ? En déclarant qu’il n’avait pas à se mêler aux affaires intérieures des turcs, ce gouvernement a avoué sa complicité.

—  Les Turcs étaient incapables d’organiser, à eux seuls, d’une manière aussi savante, aussi habile, aussi méthodique, une entreprise de cette envergure. Lors des précédents massacres, en particulier en 1895 et 1896, on n’avait pas songé à convoyer les Arméniens pour les exécuter en dehors des villes, sur les chemins solitaires, pour les faire périr de faim dans les déserts ; on n’avait pas pris la peine de conduire séparément les hommes et les femmes, les kurdes n’étaient pas invités à sortir de leurs villages pour aller attendre, en des lieux écartés, le bétail humain qu’on leur donnait à égorger : on massacrait autrefois à la manière turque, dans les rues des villes, dans les maisons, sur les places publiques. Si l’on a procédé suivant l’ancien système, dans quelques rares localités, comme à Seert, c’est que le fanatisme des populations musulmanes a parfois dérogé au plan d’ensemble tracé par les organisateurs du carnage. Il semblait donc tout naturel à ceux qui connaissent le laisser-aller de l’administration ottomane, d’attribuer à l’Allemagne, étroitement unie à la Turquie, les savantes combinaisons patiemment élaborées pour dérober aux regards des peuples civilisés les horreurs du drame sanglant qui s’accomplissait en Turquie et empêcher les cris des victimes d’arriver jusqu’à eux. N’était-il pas naturel aussi de faire un rapprochement entre les convois arméniens et les déportations méthodiques des populations des villes de la Belgique et du nord de la France dont parlaient parfois maladroitement les journaux turcs et les innombrables fouilles de propagande allemande répandues à foison dans toutes les villes de Turquie ? Ce rapprochement a frappé même les esprits les plus simplistes ; et voilà pourquoi les mères, les veuves et les orphelins ne prononcent plus jamais là-bas le nom de l’Allemagne sans y joindre l’épithète de barbare !

— En dehors de ces considérations générales, on citait partout des faits particuliers ; il me semble inutile de les mentionner dans ce rapport que je dois abréger ; d’autres témoins ne manqueront pas de les faire connaître ; ils sont innombrables.

Il me reste à signaler, d’après mes propres observations, les véritables motifs de ces massacres :

1. L’hostilité traditionnelle des ottomans à l’égard de l’élément chrétien. Je puis affirmer que durant mon séjour de trente quatre ans en Turquie, les Chrétiens n’ont pas cessé de subir des vexations et des persécutions de la part du gouvernement ottoman, au moins dans les pays où j’ai vécu. On n’a généralement connu en Europe, que les persécutions retentissantes qui ont, à certaines époques, ensanglantés des régions entières de la Turquie, comme les massacres de Samsoun en 1894, et les exécutions en masse ordonnées par Abd-oul-Hamid, en 1895 et 1896, dans presque tous les vilayet peuplés d’Arméniens. Je pourrais citer des contrées de l’intérieur, comme les régions de Seert et de Jazira, où les populations chrétiennes de très nombreux villages ont entièrement disparus durant cette période de trente ans, et ont été remplacées par des musulmans. Les moyens employés pour arriver peu à peu à ce résultat étaient toujours les mêmes : assassinats des chefs de villages et des notables chrétiens devenus trop influents ; exactions et violences continuelles exercées par les autorités locales contre les villageois chrétiens ; pillages organisés périodiquement par les kurdes avec la complicité manifeste des autorités : ces déprédations restaient toujours impunies. On procédait alors avec une prudente lenteur pour supprimer ou affaiblir l’élément chrétien sans attirer l’attention des européens.

2. La prépondérance et la prospérité toujours croissantes des nations chrétiennes .  Des personnages parfaitement renseignées et documentées sur les agissements plus ou moins secrets du Comité « Union et Progrès » m’ont assuré que, quelque temps après l’arrivée des Jeunes Turcs au pouvoir, une commission d’enquête avait été envoyée dans les différentes provinces de l’Empire avec mission d’établir par des chiffres et des renseignements précis, la situation générale des diverses communautés chrétiennes au point de vue du commerce, de l’industrie, de l’instruction, etc.

La conclusion des rapports de ces commissaires aurait été que si l’on ne prenait sans retard des mesures pour arrêter les progrès des communautés chrétiennes et spécialement de la nation arménienne, l’élément chrétien deviendrait bientôt prédominant dans tout l’Empire. Le Comité « Union et Progrès » aurait alors décidé que l’unique moyen de remédier à cette situation d’infériorité de l’élément musulman était de faire disparaître, par un massacre général, les populations chrétiennes. En attendant l’occasion favorable pour réaliser cette mesure radicale, il fallait entraver l’action civilisatrice des sujets et des établissements étrangers dont bénéficiaient surtout les populations chrétiennes plus désireuses que les musulmans d’instruction et de progrès. Il fallait combattre spécialement les œuvres françaises et affaiblir l’influence de cette Nation que les Chrétiens continuaient à regarder comme leur Protectrice. De là les démarches faites pour arriver à la suppression des Capitulations ; de là aussi les difficultés et les vexations que les Missions françaises eurent à subir depuis l’établissement du Régime Jeune-Turc. Il y aurait une longue étude à faire sur la part prise par l’Allemagne à cette politique anti-française et anti-chrétienne qui devait aboutir aux massacres de 1915. Les odieuses et brutales mesures prises, dès le début de la guerre, contre les missionnaires et les établissements français n’ont que trop démontré le dessein prémédité de détruire ces missions et de les remplacer par des missions allemandes. Ces réflexions ne m’éloignent pas de mon sujet ; elles m’amènent plutôt à signaler une autre cause des massacres. L’attachement toujours fidèle des Chrétiens d’Orient à la France.

Je n’ai pas oublié la parole d’un officier supérieur de l’armée allemande qui disait, en tendant le poing vers les montagnes du Liban où les maisons des Chrétiens étaient partout pavoisées à l’occasion de la présence, en rade de Beyrouth, d’une escadre française : « Si j’étais maître de ce pays seulement pendant huit jours, les Maronites paieraient cher leurs démonstrations d’amitié pour la France ! » Je pourrais citer le nom de celui auquel cette parole a été dite et qui me l’a répétée. Cet officier et son Gouvernement n’ont pas été, peut-être, maîtres absolus dans le Liban, mais leurs associés et alliés Jamal Pacha et Asmi Bey l’ont été, et ils se sont chargés de faire expier cruellement aux Maronites par des pendaisons et par l’affamement systématique de leur nation, leur reconnaissance envers la France. La brutale parole de cet officier exprimait parfaitement le sentiment général de ses compatriotes envers les Chrétiens de Turquie, en même temps qu’à l’égard de la France. J’écrirais un volume si je rapportais tout ce que j’ai vu, lu et entendu, avant et pendant la guerre, sur ce triste sujet. Des publications odieuses qui circulaient un peu partout, en Turquie, en ces derniers temps, manifestaient cyniquement cette haine commune des Allemands pour la France et pour les Chrétiens de l’Empire ottoman.

Je m’arrête, en affirmant que les Chrétiens de Turquie ont été aussi torturés et massacrés en haine de la France.

La France ne saurait l’oublier.

CONCLUSION

L’unique conclusion que je me permettrai d’ajouter à ce long mémoire sera que de pareils forfaits ne sauraient demeurer impunis. L’honneur même des Nations civilisées exige qu’une éclatante satisfaction soit donnée à la conscience publique et que justice soit rendue aux malheureux survivants de l’affreux carnage.

Il faut que des commissions d’enquête soient envoyées dans toutes les provinces de l’Empire ottoman pour interroger les témoins oculaires, pour se faire montrer les puits, les citernes, les souterrains où sont entassés les squelettes des victimes, pour se faire livrer les exécuteurs de ces forfaits dont les noms leur seront cités et pour établir leur responsabilité ; il faut que les femmes et les filles chrétiennes soient arrachées des mains de leurs ravisseurs et de leurs bourreaux.

Il faut, pour assurer désormais la sécurité des chrétiens de Turquie, qu’un châtiment exemplaire infligé, cette fois, par les Représentants des Nations civilisées, mette pour toujours un terme aux barbares persécutions dont les populations chrétiennes de l’Empire Ottoman ont été trop souvent les victimes. En soumettant ce rapport à votre haute appréciation, je vous prie, Monsieur le Ministre, d’agréer les sentiments de profond respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être

Votre très humble serviteur Supérieur de la Mission Dominicaine de Mossoul

Paris, le 15 janvier 1919

1 Ishac Armalé, Al-Qouçara fi nakabat annaçara , 1919, p. 463-464 ; Jacques Rhétoré,  Les Chrétiens aux bêtes , Cerf, Paris, 2005, p. 253-258 ;  Yves Ternon, Mardin 1915, Anatomie pathologique d’une destruction, Annales du Centre d’Histoire arménienne contemporaine, Tome IV, 2002, p. 270. 2   Jacques Rhétoré, Les Chrétiens aux bêtes , Cerf, Paris, 2005, p. 255.

 

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...et, une fois de plus, la bure franciscaine fut teinte du sang des martyrs...
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