P. Attale de S. Etienne (c/o Anne le Bastard, Archives Capucins de France)
Sous le pseudonyme de fr. Laurentin, le P. Attale de Saint-Etienne, Capucin de la Province de Lyon, relate le voyage qu’il a fait vers tous les postes de la Mission, en mai 1910, en compagnie du P. Ange de Clamecy, Supérieur de la Mission de Mésopotamie et d’Arménie, nouvellement nommé pour remplacer le P. Jean-Antoine de Milan. Le P. Attale demeura dans la Mission jusqu’en décembre 1914, quand il fut arrêté et expulsé. Revenu après la Guerre, en 1919, il fut affecté à la Mission d’Ourfa, et fut témoin du massacre des soldats français. Arrêté de nouveau, il fut déporté en 1921.
Revenu au Liban, il rédigea ses « Souvenirs » dans un manuscrit inédit de 64 pages, daté au 25 août 1928, fort intéressant à cause de sa description vivante des lieux où a vécu P. Léonard. 1 Nommé Supérieur de la Mission des Capucins au Proche-Orient en 1941, il passa ses derniers jours à la cathédrale S. Louis à Beyrouth où il mourut et fut enterré le 29/8/1949. 2
SOUVENIRS
Missions dans la Haute Djeziré
Prologue
Au T. R. Père Ange de Clamecy
Ex-Supérieur de la Mission de Mésopotamie et d’Arménie
En glanant ces Souvenirs l’auteur de ces lignes vit constamment près de lui la physionomie discrète et bienveillante de celui qui fut vraiment, au cours des années de labeur, comme aux heures critiques de l’épreuve, l’ange visible de la Providence, l’ange gardien de ses missionnaires. À lui donc ces humbles pages sont dédiées. Qu’il veuille bien les agréer et qu’il veuille bien les bénir. Que ce petit livre s’en aille ensuite sous sa bénédiction susciter des vocations apostoliques, donner aux jeunes le goût des missions à l’étranger. Et si, pour les nouvelles entreprises, de nouveaux missionnaires viennent se joindre aux anciens, notre vœu commun le plus cher sera réalisé.
PREMIÈRE PARTIE : mai 1910 – septembre 1911
Chapitre 1 : En route vers la Mission
Enfin, voici l’heure du départ ! Je dois m’embarquer à Marseille pour la Mission de Mésopotamie et d’Arménie, avec mon confrère, jeune prêtre comme moi, sous la conduite du nouveau supérieur de la Mission. C’était aux derniers jours de mai 1910, lors des solennités de la Fête-Dieu et du Sacré-Cœur. Avant de quitter la Maison d’Études, rien des cérémonies touchantes, en usage au Séminaire des Missions étrangères, et dont la vue m’avait fait impression aux jours de l’adolescence. Mais, sous les dehors simples des paroles et gestes d’adieu de la fraternité capucine de mêmes sentiments palpitent dans l’intime de l’âme : abandon de tout ce qui est le foyer, la patrie, l’amitié, le milieu où sont accoutumés de vivre le sang, le cœur et l’esprit, dans un sublime élan vers des régions immenses et à des âmes encore inconnues mais bien souvent entrevues en rêve et chères de toute la charité du Christ. Un rapide passage dans la famille. La Providence me ramène ainsi à l’église où germa la vocation, maintenant éclose. À l’autel de ma première communion je dis la Sainte Messe ! Brèves journées toutes chargées de souvenirs et d’émotions. Pèlerinage à Notre Dame de Fourrevière, Mère des missionnaires, aux pieds de laquelle tant de fois j’aimais venir prier ; et, tout près, dans les sombres cachots de l’Antiquaille une dernière prière aux martyrs de Lyon, S. Pothin, S. Attale, St. Blandine, etc… la plupart fils du Levant. Jadis, ils convertirent la Gaule, ils nous envoient en leurs pays y garder le flambeau de la foi. À Marseille, la Sainte Messe est la suprême recommandation à Notre Dame de la Guarde ; et, le soir même, sous son regard, nous laissions le sol de la patrie.
Sur « l’Orénoque » la vie de famille se forme vite dans un cercle d’amis. Le commandant en second du bateau nous est particulièrement sympathique ; en sa compagnie, les longues heures du jour que n’occupent pas la prière ou la lecture coulent rapides et charmantes. Petite halte dans la grande ville d’Alexandrie. À travers les larges avenues à l’européenne, l’islamisme garde sa place dans les costumes, le langage, les mœurs du plus grand nombre des passants. À peine rembarqués, une agréable surprise nous attend. Par une exquise délicatesse le P. supérieur nous offre, à mon confrère et à moi, une visite aux Lieux Saints, entre deux bateaux. Lui, ira directement à Beyrouth préparer le voyage dans l’intérieur, tandis que nous deux visiteront Jérusalem. Trois courtes journées seulement ! C’était peu pour tant de choses à voir, à vénérer ! Mais, quelles impressions indélébiles ! Lieux Saints à peine aperçus, vous êtes imprimés pour toujours en nous-mêmes ! Détails profanes et sacrés, traits pittoresques ou lamentables, tout reste net dans le même souvenir religieux, ineffaçable : cadence des rames et cris rythmés des bateliers audacieux de Jaffa lançant notre Felouka sur la vague par delà les récifs !
Montée essoufflée du train aux versants rocailleux des monts de Judée. La Ville Sainte derrière ses vieux remparts inutiles. Nous foulons le sol sanctifié par les pas de Jésus ; rues quelconques, sinueuses, mal pavées, vous êtes la Terre Sainte !
Nous offrons le Saint Sacrifice au Calvaire au lieu dit « la Compassion de Marie ». Visite à Gethsémanie, par delà le torrent de Cédron ; sur le Mont des Oliviers, à Béthanie, au Pater, au rocher de l’Ascension. Nous offrons le Saint Sacrifice sur la pierre du Saint Sépulcre ! Visite au Cénacle, à la chapelle de l’Assomption, à la Piscine Probatique, à l’église de l’Immaculée Conception. Nous offrons la Sainte Messe à Bethléem, tout près de l’endroit où naquit l’Enfant Dieu. Que de trésors accumulés à la hâte mais en ordre, quand même, dans une mémoire impérissable.
Nous sommes à Beyrouth. Nos Pères de S. Louis nous accueillent à bras ouverts. Depuis le XVIIème siècle, nos Pères ont travaillé là, et, de là rayonné alentour dans tout le Levant. À travers les vicissitudes politiques ou religieuses ils ont sans trêve, maintenu la foi et la piété parmi les catholiques, de tous rites surtout de rite latin et pénétré quelque peu parmi les schismatiques et les musulmans. Sous des formes diverses, les Pères, à l’heure actuelle, continuent l’œuvre de leurs devanciers. C’est pour continuer aussi l’effort de nos anciens dans les postes de Missions de la Turquie intérieure que nous venons à notre tour.
La prévoyance du T. R. Supérieur n’a rien laissé en souffrance des préparatifs nécessaires. Sans retard nous partons pour Alep. Le train gravit les côtes du Liban ; paysages de montagnes ; gares et villages aux populations accueillantes ; on se sent en pays chrétien. Bientôt ce sont les larges et mornes étendues de la Bekaa, du désert de Syrie. Mais la nuit tombe autour de nous ; le train roule toujours et nous somnolons. Alep est encore endormie, quand, descendus du train, nous allons à la recherche du Collège des Pères Franciscains de Terre-Sainte. Un laitier matinal, criant « halib » et vendant le lait de la vache qu’il traîne après lui, nous rappelle la légende du nom de cette ville recueillie des lèvres d’un confrère à Beyrouth. Abraham, venant de Harran, aurait ici, dans une halte, trait une de ses vaches qui était rousse. De là le nom de la ville « haleb el chahba » c’est-à-dire « il a trait la vache rousse ». Les Franciscains nous offrent la plus large hospitalité. Heures de repos précieuses après un mois de voyage, avant d’entreprendre la partie la plus fatigante de toutes. Désormais, en effet, les moyens de locomotion auxquels nous sommes habitués vont nous faire défaut. Au-delà d’Alep, il n’y a plus que le cheval de selle ou de trait pour nous porter à travers de larges étendues désertiques. Et, nous sommes aux plus chaudes journées de l’été. Mais, n’est ce pas précisément au-delà d’Alep que s’ouvre le champ immense de notre Mission ? Devant cette perspective tout le reste s’oublie.
Nous faisons la connaissance de notre excellent procureur, Monsieur Guillaume Poche. Descendant d’une de ces anciennes et puissantes familles de la colonie commerçante d’Alep, il réalise, depuis de longues années déjà, ce que l’on pourrait appeler le trait d’union des postes lointains de notre Mission avec la région côtière, d’accès plus facile. Par ses soins, notre caravane est bientôt prête.
Un matin, dès l’aube, nous suivons à pied des voitures qui roulent avec fracas dans les rues, mal pavées. C’est une file d’une demie douzaine de véhicules bariolés. Ils ont la forme de grands tonneaux, juchés sur quatre roues, les flancs ouverts en fenêtre. Deux, quelquefois trois petits chevaux nerveux les entraînent comme un jouet. Sur les côtés de ces « arabas » pendent des paniers et des cruches. De l’intérieur sortent les coins redondants de matelas et de couvertures ; nous nous demandons où dans cet amoncellement de choses si diverses nous trouverons à nous placer.
Les murailles de la ville passées, les voitures s’arrêtent. Nous nous hissons dans l’une d’elles. Deux de nous occupent les coins du fond, mi-assis, mi-couchés, la tête touchant presque la capote de toile cirée et les pieds sortant presque par devant ; le troisième à l’avant, dos à dos avec le cocher et nous faisant face, fraye une place à ses jambes entre nous deux. Bientôt, toute trace de route disparaît, nous roulons à travers champs où les dernières herbes achèvent de roussir et de sécher. Les chevaux ont tôt fini de trotter. Malgré les coups de fouet ils s’obstinent à garder le pas ; dans l’ardeur du soleil de plus en plus accablante, ils vont sans hâte, tête basse. À son tour, le cocher somnole, s’éveillant parfois pour jeter un cri mollement à ses bêtes qui n’en sont guère émues. Après de longues heures, au cours desquelles on ne sent rien que la chaleur, brusquement, des aboiements de chiens nous annoncent l’abord d’un village. Le cocher nous dit que c’est « Bab ».
À peine nous sommes-nous rendu compte du changement de décor que déjà la voiture, remise au trot des chevaux, s’enfonce dans un Khan au portail étroit et bas, au sol à la fois pierreux et boueux, où grouillent pêle-mêle chiens, poules, canards, hommes et chevaux autour d’un puits qui n’inspire guère confiance. Nous descendons de voiture engourdis et rompus. Sur les côtés de la cour du Khan s’élève une bâtisse à terrasse. Des portes mal faites indiquent qu’il doit y avoir des chambres. En effet, à gauche sont les écuries, à droite, les chambres pour les voyageurs, toutes de même type : plancher de terre, murs de terre, plafond de terre aussi sur de méchantes poutres et planchettes mal jointes. Une de ces chambres est pour nous ; il y faudra manger et dormir. Sans enthousiasme, nous y entassons paniers et couvertures. Au soir tombant d’une journée torride on voudrait un peu d’air frais, un verre d’eau pure. Ici, rien que de l’eau sale dans un Khan empesté. Avant la nuit nous sortons un peu. Nous sommes, pour les villageois, comme eux pour nous, un objet de curiosité réciproque. Sur le seuil des boutiques tenues par des Arméniens ou des syriens sont accroupis des Kurdes vêtus de longues chemises blanches aux manches pendantes ou des Bédouins enveloppés de l’ample « abayé », manteau de laine, et coiffés du « Kafié », voile de soie ou de coton fixé à la tête par un ou deux tours de « agal », cordon en poil de chèvre ou de chameau. Et, Pour gouverner ou exploiter cette population, quelques gendarmes et quelques fonctionnaires turcs. Comment atteindre ces âmes ? Tant chrétiennes que musulmanes, ces gens n’ont guère pour religion que le culte d’un nom avec quelques coutumes pas trop exigeantes ; profondément divisée par la race, et la religion, ils ont de commun l’ignorance et le fanatisme, avec l’indolence et la fourberie.
Le lendemain, dès l’aube, à la suite de quatre ou cinq autres arabas, notre voiture, remplie comme la veille de nos bagages et de nos personnes, nous emporte rapidement hors du village. Quelques instants nous entendons les derniers aboiements des chiens et bientôt nous roulons silencieusement dans la plaine vaste et vide. À ce roulement monotone nous finissons par perdre toute activité, même mentale, cependant que monte le soleil et que toute vie disparaît autour de nous dans la chaleur de midi.
L’étape n’est pas très longue ; le soleil est encore assez haut sur l’horizon quand nous entrons dans Membij. Le village est petit mais propre ; il est habité par des tcherkess ; les maisons ont meilleure façon que celles de Bab, plus hautes et mieux bâties, avec des pierres et du fer. L’accueil au Khan est aussi plus simple et plus distingué. Les dernières heures de ce jour sont précieuses. Le repas se fait plus à loisir ; et sans tarder nous pouvons prendre un peu de sommeil, car, le lendemain il faut repartir de très bonne heure. La nuit est fraîche. Nous reposons doucement quand, déjà levé, un cocher prépare son attelage. En étrillant ses chevaux, il chante, et sa voix nous réveille agréablement. Son chant ressemble à une prière.
Dans le silence des premières heures du matin, où les étoiles brillent encore et que l’aube approche, la voix mélodieuse de cet homme jette nonchalamment des cascades de neumes en quarts de ton du plus bel effet. Mais, déjà dans le Khan on est en mouvement, hommes et bêtes remuent, on va et vient, dans la cour, dans les chambres. Nous-mêmes sommes bientôt prêts. Le soleil se lève à peine ; nous partons vers l’Euphrate. L’Euphrate ! Nous ne l’avons jamais vu que sur la carte. Ce fleuve de l’histoire ancienne et de l’histoire sainte nous allons le contempler en sa réalité et nous en former une juste idée. La chaleur devient de plus en plus forte, le jour de plus en plus lourd, les chevaux vont au pas, le cou allongé ; enfin le fleuve parait. Bords désolés, eau boueuse, grands et petits îlots de sable vaseux, c’est toute la vision de l’Euphrate ! Mais la rive s’anime ; des chameliers sont là avec bêtes et bagages ; un homme vient vers nous tandis que sur l’eau glisse un chaland. Ce chaland est un bac qui doit nous transporter sur l’autre rive. Le point où nous sommes est entre Biredjik et Djerablos ; ce doit être le lieu de passage des caravanes à cette époque de l’année.
Bientôt, au milieu des cris, hommes et bêtes entrent dans le bac, au fond, sur les côtés ; au milieu, une des voitures s’installe ; et, lentement, manœuvrée par un bédouin, muni d’une perche, cette arche de Noé va presque au fil de l’eau rejoindre quelque cent mètres plus bas l’autre bord du fleuve. Après d’autres traversées pour le reste des voyageurs, nous nous retrouvons au complet, et la caravane reformée se remet en route. Nous sommes en plein midi. Pas la moindre sensation de fraîcheur, alors, auprès de ce fleuve large, sur le bord de ces rives désertes. Comme halte, nous avons eu la fatigue et le tracas d’embarquer et de débarquer, tant bien que mal, veillant à ne pas être volés ni trop bousculés ; et nous repartons sans vigueur croyant étouffer, dans nos petites voitures, enveloppés de toute part d’une atmosphère embrasée.
Enfin, après de longues heures pénibles à travers le désert, nous arrivons à Sérouj. La surprise bienvenue ! Un de nos Pères d’Ourfa nous attendait ici avec deux notables de la Mission ; ils nous conduisent chez un chrétien. Le repos physique après cette dure journée se double pour nous de la joie de voir un si bon confrère et, par lui, d’être initiés à la vie de mission. Le lendemain, de bonne heure, en route pour Ourfa. Le paysage change d’aspect. Depuis Alep ce ne fut que le vaste désert aride, brûlant ; ce matin, nous suivons une route à travers de basses chaînes de montagnes ; tantôt, c’est un défilé, tantôt c’est une faible montée ou une descente à flanc de côte. L’air est plus frais, la campagne moins dévastée.
Mais quel est ce groupe de cavaliers au galop qui s’avance sur nous ? Pourquoi tirent-ils des coups de fusils et de revolver ? L’énigme est vite résolue dès que nous reconnaissons un de nos missionnaires et que les cavaliers mettent pied à terre pour venir baiser la main du R. P. Supérieur. C’est l’élite de la jeunesse de la Mission d’Ourfa qui est venue à sa rencontre. Escortée par ces cavaliers, nous arrivons en vue d’Ourfa. Au pied des collines que nous venons de traverser, à l’ouest, la ville s’étend, vaste tapis de maisons blanches piqué de quelques minarets à côté de coupoles blanches aussi ; la plaine continue à perte de vue vers le sud ; et les lignes du Kara-Dagh à l’est, celles de Taurus au nord, frangent l’horizon d’échancrures noires ou bleues.
Chapitre 2 : Premiers contacts
Les fêtes offertes à Ourfa, en l’honneur du nouveau Supérieur de la Mission, nous firent entrevoir les vastes domaines de l’activité des missionnaires. À l’église et à l’école, les deux Pères et le Frère avaient fort à faire. Elèves et paroissiens ne sont pas très nombreux ; mais, la diversité des races, des langues et des mentalités multiplie les difficultés d’accès et de pénétration dans les âmes. Syriens et Chaldéens de langue arabe, Jacobites de langue turque, arméniens enfin de langue arménienne et turque sont divers terrains de culture auxquels les mêmes soins ne sauraient convenir ; ils exigent chacun une manière différente, un traitement à part. Les Sœurs Franciscaines, à côté des Pères, ont les mêmes obstacles à vaincre, sous une autre forme, dans l’éducation des filles. Lentement, le bien se fait dans les âmes du petit troupeau catholique et dans les âmes des élèves de quelque race ou religion qu’ils soient. Mais, nous étions aux premiers jours de Juillet. Après un mois de voyage ininterrompu, nous nous trouvions à l’époque la plus chaude de l’année, en ce pays où durant les quatre mois d’été le thermomètre reste jour et nuit entre 35° et 40° centigrade.
Le T. R. Père Supérieur, délicatement, voulut pour ses jeunes missionnaires, nouveaux venus, quelques jours de repos, en des régions moins chaudes. C’est ainsi qu’avec lui, nous poussâmes notre voyage un peu plus loin. Une voiture, semblable à celle qui nous avait amenés d’Alep, nous reprit à Ourfa. Le paysage, lui, différait assez du précédent. Au lieu d’une piste interminable à travers des plaines désertes, toujours les mêmes, c’était maintenant une route, ici à travers des jardins frais et verts, plus loin dans un terrain de rocaille ou bien le long des champs à peine dépouillés de leur moisson. La première étape nous mena dans un village Kurde, Karadjeroun. Les maisons de terre battue sont basses, petites et pauvres, mais les gens sont accueillants et simples. Au coucher du soleil, après le retour des troupeaux, les femmes nous laissèrent, sans effarouchement, les regarder traire les chèvres, elles acceptèrent même volontiers qu’un de nous pût photographier ce tableau patriarcal.
En passant, au cours de conversations, le soir, quand notables et gens ordinaires nous entouraient, il nous fut agréable de jeter quelques paroles de vérité. Occasionnellement mis en contact direct avec ces âmes d’infidèles, le missionnaire soupire alors plus que jamais à l’évangélisation de ces foules sans pourtant voir comment la réaliser. L’évangélisation directe, complète, reste encore impossible. Le lendemain ce fut encore le même panorama de plaine et de petite culture ; bientôt après, nous entrions dans un terrain volcanique, ce n’était partout que rochers et cailloux durs et noirs. Le soir, nous arrivions à Severek. Le Khan nous rappelle celui de Bab. Une promenade dans la ville et alentours ne fit que renforcer notre première impression : aspect désolé des choses, manières sauvages des gens. Endormis sur cette impression, nous eûmes hâte, le matin venu, de quitter ces lieux barbares. Le soir, un Khan isolé au milieu de vastes étendues à moitié rocheuses, à moitié cultivées, nous fournit le gîte pour la nuit.
Au quatrième jour, avant midi, nous approchions de la grande ville de Diarbékir quand nous aperçûmes venir au devant de nous le Père Missionnaire et le Drogman du Consulat de France. Un court séjour nous permit cependant de prendre une idée des œuvres de la mission. Le 1er juillet, par la messe consulaire à notre église, par la réception de nos élèves au Consulat, nous fournit justement l’occasion de constater les liens d’affection séculaire, de protection efficace de la France pour nos œuvres catholiques, pour les populations chrétiennes, en ce poste comme ailleurs, en Orient. Au salon de la Résidence, nous pûmes lire le Diplôme de la médaille d’honneur décernée par le Président Félix Faure à nos Pères de Diarbakr pour leur belle conduite lors des massacres de 1895. De brèves visites nous mirent en relation avec les archevêques arménien, syrien et chaldéens catholiques.
Là, comme à Ourfa, les Pères travaillent, agissant sur les âmes, à l’église et à l’école ; secondés par les sœurs Franciscaines dont l’école et l’ouvroir groupent l’élite des jeunes filles chrétiennes de tous rites. Quand à la ville elle-même la première impression qu’elle nous fit fut accentuée par la visite des souks et des monuments autant que par le panorama. Encerclée par de hautes murailles à peu près intactes du temps des Romains et des Byzantins, Diarbékir groupe ses maisons noires que dominent, en grand nombre, coupoles et minarets noirs aussi, sur un plateau élevé au pied duquel, au nord-est, coule le Tigre. Dans les rues, pas de symétrie ni de commodité. Les bazars sont bien achalandés, mais sans esthétique, sans même un cachet oriental. Une ou deux mosquées sont remarquables par leur masse et leur architecture byzantine. Le Sérail est une maison à style moderne, mal bâtie et mal entretenue. Non loin de là, sur le mur d’enceinte, de belles inscriptions Koufiques rappellent la domination des Abbassides en cette ville. Mais ici, plus encore qu’à Ourfa, il fait chaud à cette époque de l’année. En juillet et en août le thermomètre reste à 40° centigrade. La halte ne pouvait donc durer. Bientôt nous étions en route pour des régions plus tempérées. Pendant la première journée, ce fut le même paysage ; continuant le même plateau. Au deuxième jour le tableau change. On se trouve sur un terrain tout coloré par les minerais. Le cuivre domine avec ses teintes violet, rouge, verdâtre. Au soir, nous sommes en vue d’Arghana. Nous y passons la nuit.
Le matin suivant, après une longue descente de trois à quatre heures, nous arrivons au fond de la vallée du Tigre. Il coule visqueux avec des moires à reflets bleu foncé. En le longeant, nous atteignons l’exploitation des mines de cuivre. Sur l’autre côté de la vallée, très haut perché à mi-côte, s’étage le village d’Arghana Maden. Là, furent déportés des milliers de grecs, condamnés à travailler aux mines « damnati ad metalla » comme faisaient autrefois les Romains pour certains prisonniers. Le lendemain, longtemps nous cheminons au bord du Tigre, toujours de plus en plus faible ; nous devons approcher de sa source. Plusieurs fois nous dépassons des caravanes de chameaux dont chacun porte deux gros tourteaux de cuivre, mal décangué. Enfin, la route nous éloigne du Tigre, là même où nous pensions voir sa source ; et de nouveau, la route, en serpentant, escalade la montagne. Arrivés au sommet, un immense panorama de montagnes s’offre à nos yeux. Comme une perle, le Gueuldjik, charmant petit lac bleu d’azur, se trouve serti dans un collier de pics et de crêtes. C’est, de ce lac, que sort le Tigre. En bas, un peu plus loin de l’endroit où la route, dans la vallée, avait cessé de le longer.
Fini la Mésopotamie. Nous voici maintenant sur les plateaux d’Arménie. Partout où se portent les yeux, ce sont de belles chaînes de montagnes ou de longues plaines cultivées. Le sol, à mesure que nous avançons, est moins aride, plus frais. L’air est aussi moins chaud ; l’atmosphère moins miroitante, plus tempérée, plus douce. Depuis des heures déjà, nous n’avons pas cessé de descendre. La voiture roule maintenant sur une belle route, en plaine, à travers des champs, des prairies même. Au loin, des arbres, de verts peupliers reposent la vue. Des maisons s’échelonnent d’ici de là, propres, bien bâties, dans la verdure. Des canaux où chante l’eau courante, coupent d’immenses étendues toutes cultivées. Cependant, Maamouret-el-Aziz que d’en haut, tout-à-l’heure, on croyait si près, reste encore loin. Il nous faut encore une étape avant de l’atteindre. Keghvang, petit bourg d’une dizaine de maisons nous offre donc le gîte pour la nuit.
Ô surprise ! Dans le Khan se trouvent là, venus à la rencontre du T. R. Père Supérieur, le Supérieur de Maamouret-el-Aziz et le Supérieur de Kharpout, avec un notable de la Mission. Leur agréable compagnie, leurs attentions, nous firent oublier la fatigue du voyage. Nous touchions au terme ! Le lendemain, de bonne heure, à la fraîcheur du matin encore, nous entrions dans une belle avenue bordée de peupliers baignant dans l’eau. C’était Maamouret-el-Aziz. Au bout de la ville, à droite, nous étions au Collège de la Mission. On peut le dire, c’était là le poste le plus important de la Mission de Mésopotamie et d’Arménie. Par ses dimensions déjà, la Résidence annonce l’importance du Poste. Dès l’entrée de la cour, on se trouve en face d’un édifice à deux étages. D’une vingtaine de mètres de largeur, cet édifice s’étend sur cinquante à soixante mètres de longueur. À droite, c’est le collège proprement dit. Salles d’études et de classe en bas, dortoirs en haut. L’extrémité de gauche, le tiers à peine, sert d’habitation aux Pères. Dans le même alignement, mais séparée du Collège par un espace libre de quelques mètres, se dresse l’église. C’est une grande salle, très haute, avec vitraux, recouverte d’un toit de briques à double versant, avec un gentil clocheton au dessus de la grande porte d’entrée. À gauche enfin, à l’angle droit sur la ligne du Collège et de l’église, s’élève le bâtiment qui sert d’école de filles. Et, derrière cet ensemble de construction, s’étendent de vastes terrains de culture, jardins, vignes et champs arrosés par une source abondante, et entourés comme d’un enclos ou coupés en allées symétriques par de longues files de peupliers. Les œuvres sont en proportion de l’édifice. Le Collège d’abord. Fondé par le R. Père Marc, homme de vaste érudition, autant que de zèle et de dévouement inlassable, ce collège, qui devait donner une instruction et une éducation catholique et française à la jeunesse Arménienne si intelligente et si avide de savoir, attirée en foule par le Collège américain protestant de Kharpout, fut, dès l’inauguration, sans jamais diminuer, fréquenté assidûment par plus de cinq cents jeunes gens, dont une cinquantaine d’internes.
Tout de suite le Collège Français de Maamouret-el-Aziz fut célèbre dans toute l’Arménie, et ne cessa pas de l’être jusqu’à la grande guerre. Chaque année il fournit d’excellents élèves, entrant de plein droit, sans examen préalable, munis seulement du Diplôme du Collège, soit à l’Université Française de Beyrouth, soit aux écoles supérieures officielles de Constantinople. À côté du Collège, l’église. La plupart des élèves, quoique grégoriens, y venaient réciter chaque jour les prières du matin et du soir. Le dimanche, dans un cadre paroissial, ils assistaient aux offices au milieu des fidèles catholiques. En effet, une communauté latine, de jour en jour plus importante, s’était formée autour de la Mission : quelques conversions d’élite, œuvre de l’étude et de la réflexion comme de la grâce, et le plus grand nombre, gens simples, venus à nous par les circonstances de bienfaisance ou de travail. Enfin, comme si le Collège et la Paroisse ne suffisaient pas à l’activité apostolique des Pères, trois succursales, avec école et chapelle, avaient été ouvertes dans les villages alentour : • Ussénik d’abord, à une heure de marche de Maamouret. Chaque dimanche, un Père allait y dire la messe et prêcher ; et, par des visites fréquentes, d’autres jours, l’école était surveillée de près. • Koïlou ensuite, beaucoup plus loin. Il fallait y aller à cheval, la veille et revenir le lendemain soir. Les fidèles à l’église, comme les élèves à l’école, étaient assez nombreux déjà, et l’on pouvait espérer un plus grand développement encore. • Bismichan enfin, dans une direction opposée, avait, comme desservant, un prêtre indigène dépendant de la Mission. Souvent, un Père devait cependant y aller, selon que l’exigeaient les circonstances.
On s’imagine aisément ce que devait être la vie d’un Père, à la fois professeur, missionnaire et curé. Cette activité multiple n’était pas pour déplaire, certes, au zèle ardent de tous. Chacun, d’ailleurs, ajoutait son œuvre particulière. Tel, un cercle littéraire et philosophique, au Collège ; tel autre, dans la Paroisse, un patronage avec gymnastique, à peu près sur les modèles de nos patronages de France. En ce pays privilégié tout de fraîcheur et de verdure, les longs mois d’été passaient rapidement. Nous eûmes aussi le loisir de connaître alors les deux autres postes de mission d’Arménie. Kharpout, au nord. Cette ville, chef-lieu du vilayet, quelques années auparavant, alors que Maamouret-el-Aziz n’était que « Mézeré » petit village à peine connu, perché, blotti sur un plateau escarpé, à une heure de marche de Maamouret en montée raide et continue. Un Père et un Frère, depuis des années, y font le travail du missionnaire partout le même, à l’école et à l’église. À l’ouest, à deux jours de cheval, par delà l’Euphrate, le dernier poste de Mission est Malatia. C’est l’antique Mélitène, siège de la Légion Fulminante, pays de Polyeucte et de St. Expédit. Là aussi, un Père et un Frère font le même obscur travail de ministère et d’enseignement, auprès d’une population arménienne, ouverte et sympathique.
Chapitre 3 : Prémices d’apostolat
Avec la fin des chaleurs, c’était aussi la fin des vacances. Tandis que le collège de Maamouret-el-Aziz rouvrant ses portes retrouvait sa jeunesse studieuse, nous prîmes le chemin du retour vers Ourfa. La vie active allait commencer pour nous. Le voyage fut, au retour, ce qu’il avait été à l’aller. Un accident pourtant faillit être tragique. À plusieurs heures de Maamouret, sur les hauts plateaux qui dominent la vallée du Tigre, et séparent l’Arménie de la Mésopotamie, notre voiture allait tranquillement, quand soudain, elle se mit à pencher un peu trop sur la droite. À peine l’avions nous senti que déjà nous étions à terre, sous les couvertures, sous tous les bagages renversés. Chacun se dégage plus ou moins vite, avec le secours des compagnons de voyage d’autres voitures accourus. On s’inquiète, on s’informe, on inspecte chaque chose, pas grand mal, la voiture seule a souffert ; elle est vite réparée, tant bien que mal, et bientôt, de nouveau, tout est remis en place. Alors seulement le danger couru nous apparaît. Un monticule s’élevait sur la route à gauche. Les chevaux, mal dirigés, avaient trop tard pris la pente à gravir ; seules les roues de gauche, prenant la montée de flanc, la voiture pencha sur la droite, perdit l’équilibre et se renversa. Or, si l’accident se fut produit deux mètres plus loin, la voiture, au lieu de verser à plat sur la route, aurait roulé dans le ravin qui commençait à la border en ce point là, ravin profond, où pas grand chose serait resté intact de l’attelage, de la voiture et de ses occupants.
À Diarbakr comme à Maamouret-el-Aziz les écoles étaient en pleine activité. À Ourfa, ce devait être de même. Il était temps pour nous d’arriver. Nous étions en effet attendus. Sans retard, à peine arrivés, nous fûmes au travail. Dès lors, presque toutes nos journées furent pareilles : exercices religieux, heures de classes, études personnelles. Chaque matin, les enfants, garçons dans la première moitié de l’église, plus près du chœur, filles dans l’autre moitié vers le fond, assistaient à la messe. Ils disaient la prière du matin et chantaient un cantique ; quelques uns communiaient. Et le soir, tous, garçons et filles, revenaient à la même place réciter le chapelet, dire la prière du soir. Petite et vaillante église d’Ourfa ! Je revois tes murs épais, tes larges piliers soutenant de lourdes voûtes. Que de fois je contemplais les tableaux de S. Jacques de Nissibe et de S. Ephrem d’Edesse : grands saints de ce pays, nous étions donc là, les héritiers, les gardiens de votre foi catholique ! Autour de nous, nombreuses étaient les mosquées, nombreuse la population musulmane ; nombreuse encore la population schismatique, et de forme assez imposante l’église grégorienne et l’église jacobite. L’église de la Mission, elle, n’était pas grande, et les fidèles n’étaient que le petit troupeau.
La plus grande partie de la journée se passait à l’école. Sur place il était difficile, pour ne pas dire impossible de trouver les professeurs qu’il aurait fallu. Force était bien d’en employer pour l’enseignement des langues indigènes, l’arabe, l’arménien. Mais pour le français –la grande part et la plus recherchée– il fallait payer de notre personne. Le missionnaire, afin de pouvoir atteindre des âmes, former les enfants catholiques à la piété, assurer aux chrétiens un peu d’instruction religieuse, donner à tous, aux non chrétiens comme aux autres, un peu de bonne éducation et de formation morale, acheminer de la sorte ces âmes dans la voie du bien vers une plus large connaissance du vrai, le missionnaire devait se faire professeur.
La diversité des races et des religions, parmi les élèves, ne facilitait pas plus l’enseignement que la discipline. Sur cent cinquante élèves environ, on comptait, à proportion presque égale, des catholiques latins, des catholiques syriens, chaldéens, arméniens, des grégoriens, des jacobites, des musulmans, des juifs. Pour avoir plein accès auprès des enfants comme de grandes personnes, il aurait fallu savoir à la fois les trois langues parlées, l’arabe, le turc et l’arménien. Mon confrère et moi, nous nous mîmes résolument à l’étude de l’arabe. Le R. Père Supérieur, d’ailleurs, l’exigea. Nous avions l’avantage d’avoir en la personne d’un Père Missionnaire, un excellent professeur [P. Bonaventure]. Outre que l’arabe était sa langue maternelle, ce Père en possédait de plus une connaissance approfondie. Pas une minutie de la grammaire et de la syntaxe arabe —et combien il y en a de ces minuties— qui lui fut inconnue. Il avait même composé, en manière de tableau synoptique, ce qu’il appelait « l’arbre de la grammaire » et « l’arbre de la syntaxe ». Sur le tronc, sur les branches et sur les feuilles étaient inscrites, en développement logique, les principales règles de grammaire et de syntaxe. Les loisirs laissés par le travail de l’école furent donc aussi bien employés qu’ils étaient précieux.
Il faut l’avouer, l’un et l’autre travail, celui de professeur de français et celui d’élève en arabe, ne manquait pas d’être, parfois, fastidieux et pénible. Il m’arriva, comme d’un vulgaire collégien, de « bâcler » mes devoirs d’arabe et de bailler plus qu’il ne convenait aux heures de classe. Heureusement, les résultats étaient encourageants. Nous fûmes bientôt en état de suivre de petites conversations. Après plusieurs mois, il nous fût possible de faire le catéchisme et même de donner un sermon. Dès lors, notre action de missionnaire s’élargit. À l’école, nous étions plus à l’aise pour enseigner, pour entrer dans les âmes. À l’église, le ministère était possible, au confessionnal et dans la prédication. Les fêtes vinrent, en leur temps, rompre la monotonie de notre vie. À Noël, la messe de minuit attira dans notre église une foule de personnes que l’on n’y voyait guère d’ordinaire. Le son des cloches, les accents de la fanfare s’élevant au milieu de la nuit étaient, en effet, chose extraordinaire, en cette ville où le silence de la nuit n’est interrompu que par le sifflet des veilleurs ou la résonance de leur bâton au sur le pavé.
À peine le premier trimestre scolaire était-il passé, qu’un hiver extraordinaire vint interrompre le cours des classes. Pendant des journées, des semaines, la neige tomba sans cesse. Autour de la ville, vers les montagnes au nord, dans la plaine au sud, partout, à perte de vue, c’était un sol tout blanc. Dans les rues, où tout le monde jetait la neige des terrasses, elle atteignit bientôt une telle hauteur que la circulation devint impossible. Par force chacun dû rester chez soi. Mais ceux qui étaient à la campagne, tels les bédouins du désert ou bien ceux qui, en ville et dans les villages, n’avaient pas de quoi se chauffer, ne tardèrent pas à souffrir de la neige et du froid. Plusieurs périrent. Beaucoup furent ruinés par la perte des troupeaux ou par l’arrêt du travail. Que de misères à soulager pendant cet hiver et longtemps après encore ! Combien d’autres détresses les missionnaires durent voir sans pouvoir hélas y remédier.
Juste en ces jours de calamité, au milieu de cet hiver désastreux, nous parvint la nouvelle d’un plus grand désastre encore pour la Mission ; notre beau collège de Maamouret-el-Aziz venait d’être la proie des flammes ! À cette occasion —c’est un devoir de le dire— toute la population de cette ville montra son attachement aux Pères. Bientôt le collège fut relevé de ses ruines, grâce, en particulier au secours immédiat, important que donna l’Ambassade de France.
Enfin, aux premiers jours de printemps, la neige ne tarda pas à disparaître et la vie extérieure reprit partout son cours normal. Après la période laborieuse du Carême et de Pâques, nous pûmes, à la Fête-Dieu, organiser une procession qui fit vraiment sensation. De notre église à la maison des Sœurs, la voie publique va assez large sur une centaine de mètres. Le S. Sacrement, en un beau cortège, fut porté par le R. Père Supérieur de l’église chez les Sœurs, puis, au retour, dans la cour de la Mission, avant d’être reposé à l’église. Sur le parcours de la procession, la fanfare unissait ses harmonies au chant des cantiques ; toutes les terrasses étaient couvertes de monde. À vrai dire, beaucoup étaient venus par curiosité plus que par dévotion. Il restait néanmoins que ce triomphe était pour Notre Seigneur présent dans le S. Sacrement. C’était aussi un acte de foi en même temps qu’une prédication. De temps à autre, surtout à l’occasion des fêtes, les visites, reçues ou faites, nous mettaient plus en contact avec la population. À côté du cérémonial habituel, partout le même en Orient, il nous était possible parfois de donner des bribes de vérité, un brin de bons conseils. Ces visites restaient surtout un rapprochement qui, de la civilité passait parfois à la sympathie. Par le missionnaire les âmes alors allaient un peu vers Dieu lui-même.
La fin d’année scolaire, avec un surcroît de travail pour les examens et la séance des prix nous apporta la joie de voir nos enfants jouer fort bien une pièce de théâtre biblique, composée tout exprès par un missionnaire : « Joseph fils de Jacob ». À voir ces enfants vêtus aujourd’hui des mêmes costumes que les enfants de Jacob autrefois, en ces lieux où Jacob lui-même —Haran est à quelques kilomètres d’Ourfa— avait vécu longtemps chez Laban son beau-père, il semblait que les distances séculaires avaient disparu. Ce que la Bible nous dit de Joseph, il nous semblait le voir revivre sous nos yeux. Les parents des élèves, eux, admiraient autre chose dans les jeunes acteurs. Ils prenaient plaisir à entendre leurs enfants, sous ces costumes locaux et familiers, chanter et parler sans difficulté en français. Avec les vacances, nous eûmes plus de loisir à prendre connaissance de la ville, de l’antique Edesse et de la moderne Ourfa. Ce qui frappe, à première vue, à quel point que l’on se trouve, ce sont les ruines du château fort des Croisés, au sud-ouest. Sur l’emplacement d’une ancienne citadelle, de l’époque grecque ou romaine sinon assyrienne, Baudoin, frère de Godefroy de Bouillon, avait, à son tour, bâti un vaste et solide château fort. Il n’en reste qu’une seule colonne debout, d’une dizaine de mètres de haut, puis deux ou trois tronçons épars ci et là, et, quelques mètres de muraille. Les limites de l’esplanade et des principales divisions nous donnent une idée des vastes dimensions que devait avoir ce château.
Au pied de la colline sur laquelle était le château fort, se trouve le lac d’Abraham. C’est un bassin rectangulaire, long d’une trentaine de mètres sur cinq à six de large environ. Il est alimenté par une source abondante qui jaillit à l’une de ses extrémités ; il foisonne de carpes, poissons sacrés dont la pêche, en souvenir d’Abraham, est interdite. Le paysage est charmant. Un minaret élégant et modeste, de petits dômes blancs, de verdoyants saules pleureurs se reflètent dans les eaux calmes du lac aux heures surtout du matin ou de l’après-midi, quand les rayons du soleil sont moins forts. Au-delà du château, les montagnes qui viennent du nord, se prolongent vers l’ouest en vallonnements successifs qui s’abaissent graduellement jusqu’à la plaine. Ils contiennent de nombreuses grottes qui ont servi, dans l’antiquité, de tombeaux et d’hermitages. C’est en ces lieux que S. Ephrem vécut une grande partie de sa vie. Au quatrième siècle, Edesse était un foyer de vie religieuse, un centre de science théologique. Les religieux étaient nombreux en ville et aux alentours. Quand aux théologiens, leur enseignement avait donné naissance à l’École d’Edesse. Tatien y avait composé le Diatessaron. Plusieurs évêques y soutinrent brillamment la doctrine des premiers conciles. N’étaient-ils pas les successeurs de S. Jude et de S. Thomas ? La dynastie des Abgar n’avait-elle pas fourni les premiers rois adorateurs du Christ ?
Mais, après les luttes byzantines, après quelques reflorescences lors des Croisades, Edesse devint la ville musulmane, turque, qu’elle reste encore aujourd’hui, blanche nécropole où, parmi les pierres, semble circuler des fantômes. Edesse est devenue Ourfa. Malgré l’effort des chrétiens indigènes et des missionnaires, elle n’a pas retrouvé sa première vitalité chrétienne. Les Arméniens grégoriens, décimés par les massacres de 1895, occupent encore, en 1911, un grand quartier de la ville. Ils sont de 10 à 15 mille peut-être. Mais, perdus par un nationalisme outré, pervertis par des comités révolutionnaires, ils ne développent pas nonobstant leur intelligence, leur habileté, et leur progrès matériel, la vraie civilisation chrétienne, faite avant tout de justice et de charité. Les Jacobites, plus anciens, y sont aussi nombreux. Mais ils semblent figés dans leurs habitudes de vie matérielle, comme dans leurs croyances archaïques surchargées d’erreurs et de superstitions. Les Arméniens ont une grande église. Les Jacobites, de même. La Mission, ouverte en 1850, fut une résurrection de la foi et de la vie catholique. Les Pères, d’abord reçus comme hôtes chez un noble Agha turc, purent bientôt acquérir une modeste maison. Dès lors, par l’école en même temps que par la prédication et le ministère, peu à peu une population catholique se reforma. Vers 1880, les Sœurs franciscaines de Lons-le-Saunier appelées par les Pères, vinrent les aider dans leur apostolat. Écoles, ouvroirs, dispensaires prirent, de jour en jour, un développement de plus en plus bienfaisant. Bientôt après, un prêtre Syrien catholique put, à côté de la Mission, ouvrir une église de son rite, au milieu de la population jacobite. Quelques temps après, les Chaldéens catholiques eurent aussi une église. Un curé Arménien catholique vint enfin grouper, lui aussi, en plein quartier arménien, quelques fidèles dans une humble chapelle.
DEUXIÈME PARTIE : octobre 1911 – 1915
Chapitre 1 : Vers de nouveaux horizons
Octobre avait ramené l’activité scolaire. L’école avait repris son aspect de ruche bourdonnante, quand le R. Père Supérieur me désigna pour la Mission de Mardine. Lui-même devait aller en cette ville ; je l’accompagnerais. Nous devions partir directement à travers le désert. Le voyage fut des plus intéressants. C’était aux premiers jours de Novembre. À cette époque de l’année, l’automne en Mésopotamie, emprunte quelques-uns des agréments de l’hiver et de l’été : la chaleur y est douce et tempérée, pas de cet éblouissement et de cet accablement des étés, ni rien encore du froid et des pluies de l’hiver. Nous pûmes ainsi voyager aussi bien de jour que de nuit. Nous partîmes vers midi, à cheval. Nos montures, calmes et vigoureuses, assez chargées pourtant, allèrent longtemps de leur pas uniforme. C’était partout le même paysage ; la plaine à perte de vue, sans accidents de terrain, sans autre végétation que quelques tâches de verdure autour des points d’eau. La nuit vint et la petite caravane allait toujours. Enfin, ce fut la halte. La route commençait à traverser les derniers plis des monts de Karadjadagh. Sur un sol rocailleux on décharge les bêtes ; avec les bagages on forme le carré ; hommes et bêtes sont au milieu. À la lumière d’un fanal, on mange un peu, et sans tarder, chacun s’enroulant dans sa couverture, se fait entre sacs et caisses un coin pour dormir. L’aube n’avait pas encore paru que déjà nous étions en route. L’étape fut longue. Le soir nous entrions dans Verenchehr. Le Père curé, Arménien catholique, ne voulut pas nous laisser au Khan, à toute force il nous prit chez lui.
Ce fut alors la visite prolongée de quelques chrétiens de l’endroit. Ils venaient donner et prendre des nouvelles. À Mardine, disaient- ils, les Turcs et Kurdes ont massacré les chrétiens ; suivaient toutes sortes de détails de pure invention. Et le Père Supérieur de calmer ce monde, leur disant que c’était moins grave, qu’il n’y avait pas de danger. On était alors en pleine guerre italo-turque, et l’annonce de prétendues victoires lancée par les agences, surexcitait la population musulmane contre les chrétiens. Un instant, la visite d’un des jeunes fils d’Ibrahim Pacha vint interrompre ces conversations interminable. Avant la constitution Jeune- Turque, Ibrahim Pacha avait su gagner les bonnes grâces du sultan Abd-oul-Hamid. Par de généreux présents habilement faits au « Sultan rouge » il était parvenu à se faire octroyer un pouvoir absolu sur toute la région qui s’étend entre Mardine, Diarbékir, Ourfa et Mossoul : toute la haute Djéziré était en sa dépendance. De ces hommes à lui, il avait formé un corps franc de cavalerie : les « Hamidiés ». À l’avènement des Jeunes-Turcs, Ibrahim Pacha essaya de résister. Le nouveau gouvernement envoya contre lui des troupes régulières qui le firent prisonnier. Emmené à Constantinople, il ne tarda pas à mourir. Deux de ses fils, les aînés de celui qui nous parlait, se trouvaient encore prisonniers à Constantinople. Le fils d’Ibrahim Pacha parti, quelques chrétiens restèrent encore auprès de nous. La nuit était bien avancée quand il nous fut loisible de reposer un peu. Les heures de sommeil ne furent pas longues. Avant l’aube nous étions en route de nouveau. Après midi, une halte fit saillie dans la journée monotone. Dans la plaine, tout à coup des murs surgirent, ils formaient comme une sorte de château ? Sans même nous en être rendu compte nous y fûmes introduits. La large cour servait de Khan. Quant à nous, un bédouin nous fit monter dans une grande salle. Quelques hommes s’assirent autour de nous. Nous étions dans le palais de Hussein, lieutenant d’Ibrahim Pacha.
Le reste de l’étape nous amena, la nuit tombante, à un petit village appelé « Salmé ». À peine arrivés, nous fûmes visités par quelques chrétiens. Comme à Verenchehi, nous dûmes, de longues heures, entendre mêmes questions et mêmes récits, sur de prétendus massacres à Mardine mais non sans de nouveaux détails.
Volontiers nous aurions un peu séjourné auprès de ces chrétiens. Sans prêtre, isolés dans ces vastes étendues, restant de longs mois sans aller à la ville, ils sont bien privés de la parole divine, des saints offices et des sacrements. Impossible pourtant de nous attarder. Le lendemain, au lever du soleil, nous étions en route. Après quelques heures de marches, nous arrivions à Tell-Armen, village important de près de trois cents familles, toutes de rite arménien catholique. Le curé, en plus de l’église, possède une école de garçons et une école de filles. Ce fut vraiment consolant de voir, en plein désert mésopotamien, ce foyer de vie chrétienne. Nous avions hâte, dans les circonstances de l’heure d’arriver sans retard à Mardine. Bientôt poursuivant donc notre route après une halte trop courte, nous fûmes soudain en vue de la ville. Le désert semblait toucher à sa limite ; vers le nord, de hautes montagnes se dressaient, et de belles maisons blanches, groupées étroitement, en étages superposés, semblaient monter comme à l’assaut vers les sommets couronnés par les murs d’une vieille citadelle. L’étape fut encore longue. À chaque instant, il nous semblait en avoir fini avec la plaine, mais les premières hauteurs des monts étaient encore éloignées. Enfin, ce fut la montée, d’abord insensible et douce, bientôt escarpée, étroite et rude. Ce n’était plus que rochers. Le sentier zigzaguait en plein roc, offrant sa dalle lisse et luisante au sabot des chevaux.
Longtemps, il fallut monter à pente raide. Déjà nous avancions à travers les premières maisons, que le sentier montait toujours ; il était seulement devenu un peu plus large. Nous étions en pleine ville. Encore quelques instants de montée et nous fûmes enfin sur la grande route, celle qui, venant de Diarbékir à l’ouest, traverse Mardine (par le milieu) et continue sur Mossoul et Bagdad au sud-est. Nous portions nos regards à droite, à gauche, sur les maisons ; dont plusieurs étaient moins belles qu’elles ne paraissaient être de loin. En quelques minutes nous fûmes à l’entrée de la Mission. On nous y attendait. À côté des deux Pères missionnaires se tenait le Consul de France, Monsieur Talansier ; depuis plusieurs jours il était là. À Diarbékir, nous raconta-t-il lui-même, deux jours durant, il avait dû faire face à de graves menaces de massacres que son énergie avisée sut faire avorter. Il ne craignit pas notamment d’aller lui-même dans la cour de la principale mosquée se tenir présent à l’heure de la prière après-midi. Et, quand les premiers mouvements de tumultes et de troubles commencèrent, la nuit, il se rendit immédiatement chez le vali, lui déclara qu’il le tenait responsable de tout désordre qui pourrait survenir. Par politique, ou par bonne volonté, le vali ordonna, sans délai, de telles dispositions de surveillance et de police que tout resta dans l’ordre.
En même temps, le Consul apprenait que de semblables craintes de massacres, plus graves même, planaient sur la population chrétienne de Mardine, ville dépendant administrativement de Diarbékir. À peine le calme fut-il assuré à Diarbékir, que le Consul partit pour Mardine. Il lui fallait deux journées à cheval. La veille de son arrivée, l’alerte fut sérieuse. Durant plusieurs heures, l’après-midi, des milliers de coups de fusil furent tirés sans raison, apparemment, comme sans objectif. Coups en l’air, partant des quartiers turcs et kurdes auxquels répondaient d’autres coups des quartiers chrétiens. Chacun se demandait anxieusement ce qui allait arriver ; d’un instant à l’autre, la situation pouvait devenir tragique. La fusillade finit cependant par s’éteindre. Massacreurs et pillards n’attendaient qu’un signal du gouvernement pour commencer leur sinistre besogne ; mais le mot d’ordre attendu ne vint pas. Pendant huit jours la situation resta douteuse. Le consul garda étroitement contact avec les autorités, surveillant de près toute agitation anormale. Enfin, tout rentra dans le calme, la ville reprit sa physionomie accoutumée. Le consul partit alors. Mais, chevaleresque jusqu’au bout, il voulut, pour rassurer toute la population alentour et faire sentir sa présence, rentrer à Diarbakr par un chemin différent. Sous prétexte de chasser le mouflon, il passa à Médiat, ville au nord est de Mardine, parcourut les montagnes au nord, et ne revint à Diarbakr qu’après un voyage de dix jours.
Peu de temps après, sur un rapport élogieux du supérieur de la Mission à l’ambassade, la Croix de la Légion d’Honneur vint justement reconnaître la conduite remarquable de M. Talansier, en ces critiques circonstances.
Chapitre 2 : Un peu de ministère
Sans retard, je fus au travail : l’œuvre à faire était abondante. Comme en tout autre poste de la Mission, l’activité des missionnaires avait à se dépenser à l’école et à l’église. Mais, ici, en de plus larges proportions, en de plus favorables conditions aussi. Sans doute l’école n’avait pas la valeur du collège de Maamouret-el-Aziz comme nombre d’élèves ni comme études. Plus importante cependant par le nombre des élèves que les écoles des autres postes, elle avait sur elle et sur le collège lui-même l’avantage de n’avoir (en majeure partie) que des élèves catholiques —près de deux cents environ— et tous de même langue, l’arabe. L’enseignement pouvait donc être pleinement religieux, et le même programme pour tous.
Les professeurs indigènes, collaborateurs du missionnaire, étaient bons, capables et dévoués. L’un d’eux, très ancien, à notre service depuis plus de trente ans, savait et enseignait à la perfection l’arabe et le turc. Je me rappelle avec émotion avoir suivi assez longtemps, toutes les fois que je le pouvais, les classes d’arabe de ce bon professeur. C’était de grand profit pour moi. Assis au banc des élèves, je prenais le même livre qu’eux « Majâni el Adab » un des ouvrages du regretté Père Cheikho, originaire de Mardine. À tour de rôle chaque élève lisait. Ce n’était d’abord, semblait-il, que simple lecture ; mais, bientôt, l’élève était arrêté ; le professeur qui allait et venait, sans livre, avec seulement un chapelet d’ambre à la main, venait de corriger une fausse accentuation ; aussitôt, suivait un interrogatoire serré sur la forme du mot, la construction de la phrase. En quelques instants, toutes les règles, si minutieuses, si subtiles et si nombreuses de la grammaire et de la syntaxe arabe, étaient passées en revue, dans une application pratique. Et l’heure de la classe passait aussi fructueuse qu’intéressante. Un autre professeur excellait en versification arabe et se jouait dans les mathématiques. Un troisième enfin, moins instruit, était par contre boute-en-train, très dévoué à la jeunesse, très influent sur les élèves, en même temps que très aimé de tous.
Normalement, au terme de cinq années d’étude, les élèves parvenaient à savoir correctement, quoique de façon élémentaire, le français, l’arabe et le turc, avec des notions d’histoire et de géographie, de mathématiques et de sciences. C’était une charité, un devoir, du moment de la part du missionnaire d’être professeur, directeur d’école. Là où il se sentait en plein ministère, c’était au catéchisme.
Chaque jour, dans toutes les classes, la première leçon était le résumé de la doctrine chrétienne ou de l’histoire de la religion. Mais une fois par semaine, tous les élèves, ensemble, venaient à l’église réciter, écouter durant une heure un point du catéchisme. Cette heure consolait le missionnaire, de toutes les autres, où si souvent il lui semblait se sacrifier en pure perte, dans l’enseignement des rudiments de la langue française et des sciences profanes ? Durant cette heure-là, il pouvait clairement uniquement parler de Jésus-Christ et de son Evangile, de l’Église et de sa doctrine. À côté de la résidence des Pères et de leurs écoles, il y avait les Sœurs Franciscaines au service de la Mission, avec l’asile, l’école et l’ouvroir. L’établissement des Sœurs groupait, en effet, le plus de monde possible dans le moindre espace.
Dans l’asile d’abord, garçons et fillettes groupaient deux divisions d’une centaine chacune. L’école des filles ensuite comptait cinq classes de quarante à cinquante élèves chacune ; plusieurs même, les classes inférieures surtout, en avaient de quatre vingt à cent.
Deux grandes salles enfin, étaient pour l’ouvroir. Près de quatre cents jeunes filles ou jeunes femmes venaient prendre du travail de dentelle, quelques-unes repartaient aussitôt l’achever à la maison, la plupart restaient auprès de la Sœur et, sous sa direction, se formaient à cet art si délicat, ou bien achevaient de se perfectionner. Cet ouvroir était une bénédiction pour la ville. Les fines dentelles se vendaient bien en Europe ; c’était donc une ressource appréciée pour les ouvrières. Mais, en même temps, elles retrouvaient à l’ouvroir un milieu favorable pour continuer leur éducation chrétienne. Durant de longues heures, chaque jour, elles entendirent de bonnes lectures, elles chantaient et priaient en même temps qu’elles travaillaient. L’ennui n’avait pas de place dans cette variété, et les heures de récréation étaient plus animées, après que les heures de travail avaient été, de la sorte, doublement occupées.
Dans les écoles des Sœurs et dans l’ouvroir, le missionnaire trouvait encore un large champ d’apostolat. Les Sœurs préparaient bien le terrain : et, quand le prêtre venait chaque semaine en classe aux élèves, ou bien à la chapelle, aux ouvrières, expliquer le catéchisme, les esprits et les cœurs étaient ouverts pour recevoir avec avidité la parole de Dieu. Pourtant le ministère des âmes n’était qu’ébauché à l’école ; c’est à l’église qu’il avait son centre et son achèvement.
L’église de la Mission avait la forme d’une croix : au dessus du croisement des deux branches s’élevait une large coupole. Chaque jour les élèves, garçons et filles assistaient à la messe, un bon nombre y communiait. Des femmes, des jeunes gens, des hommes se rendant au travail, venaient aussi se joindre aux prières matinales des enfants. Le dimanche, l’église ne cessait de s’emplir, dans un va et vient continu de fidèles, dont la plupart assistaient à plusieurs messes et communiaient. On comptait en moyenne trente mille communions par an. La mission de Mardine était vraiment un foyer de vie chrétienne, de vraie piété. On le sentait à la manière dont les foules priaient, ou à la manière de chanter des enfants : on y trouvait quelque chose de la ferveur des premiers chrétiens des populations nouvellement converties. Mais que dire de la ferveur des Tertiaires de S. François ? Il y avait là une fraternité d’une cinquantaine d’hommes environ et une fraternité de femmes de plus de deux cents membres. Chaque dimanche, après le salut du Saint Sacrement, l’après-midi, les Frères se réunissaient dans leur chapelle et chantaient en arabe, vêpres et complies de la Ste Vierge : ce chant des Psaumes et des Hymnes était impressionnant. Plusieurs savaient l’Office de mémoire, et volontiers, les enfants et les jeunes gens futurs tertiaires venaient mêler leur voix claire à celle plus grave des hommes. Ces réunions dominicales étaient libres et cependant bien fréquentées. À la réunion du mois, bien peu de Frères ou de Sœurs manquaient à l’appel. C’était un réel bonheur au missionnaire de parler alors à cette élite – élite d’âmes, de cœur et de piété – Comme plusieurs d’entre eux, sous un extérieur simple et modeste avaient l’âme haute et noble ! Les choses de la terre aussi bien que celles de l’autre monde, comme ils en jugeaient bien des hauteurs de la foi !
Dans la chapelle de la fraternité, chapelle petite mais bien capucine, en retrait de la grande église, l’exhortation séraphique du missionnaire réchauffait son cœur en même temps que celui de ses tertiaires. En les voyant si avides de la parole de Dieu il trouvait déjà la récompense de la peine prise pour apprendre leur langue.
Quelques fêtes venaient varier la vie de la Fraternité. Telle la fête de l’Immaculée Conception. Ce jour là, devant le S. Sacrement exposé, les Tertiaires, en grand habit franciscain, chantèrent tout l’office de la Ste Vierge ; le matin : matines, laudes, prime et tierce ; l’après-midi : sexte, none, vêpres et complies. De plus, d’heure en heure, ils se relevèrent de faction devant leur Roi bien-aimé. Il en fut de même pour la cérémonie des quarante heures. La nuit du Jeudi Saint au Vendredi Saint fut une nuit de prière et de réparation. Plusieurs Tertiaires avaient eux-mêmes manifesté le désir de cette veillée nocturne. Elle passa rapidement, presque sans fatigue, en des heures d’adoration, de lectures et de chants devant le reposoir, entremêlées de quelques moments de repos et de saintes conversations dans une salle contiguë. Il y eut même un délassement original. Le voici. Plusieurs se réunissaient, puis se comptaient par ordre. On commençait ensuite ! Le premier citait un texte de la Sainte Écriture à volonté ; le deuxième devait en citer un autre, commençant par la dernière lettre du texte précédent ; et, ainsi de suite, chacun à tour de rôle. À qui ne trouvait pas de texte, c’était un point perdu, tandis que c’était un point gagné pour qui en trouvait un à sa place. Plusieurs excellaient en ce jeu ; l’un d’eux particulièrement, il savait si bien les Psaumes et Evangiles, en particulier, qu’il trouvait toujours le texte à propos selon la lettre demandée.
En dehors de ces manifestations religieuses, les Tertiaires n’agissaient pas moins sur le terrain social. Les femmes surtout, tandis qu’elles avaient moins à paraître à l’église, dans les cérémonies du culte, se trouvaient dans leur élément pour la visite aux pauvres et aux malades, pour l’aide par le travail et l’aumône aux nécessiteux de toute sorte. Cette vie intense de la Mission à l’église et dans la Fraternité était le résultat béni des efforts de plusieurs générations de missionnaires.
Chapitre 3 : Avec les rites orientaux
Cette ferveur de vie Chrétienne manifestée dans les œuvres de la Mission par une élite supposait une population catholique assez nombreuse. En effet, Mardine avait l’avantage de posséder trois communautés catholiques florissantes, dont les membres, quoique de rite différent, parlaient la même langue, l’arabe. La communauté arménienne, la plus nombreuse, trois mille fidèles environ, n’avait pas de communauté schismatique correspondante. C’était un archevêché, formant un des diocèses les plus importants du patriarcat. Un des premiers jours de mai 1912, ce fut grande fête à Mardine. Un nouvel archevêque arménien, Monseigneur Maloyan, venait prendre possession de son siège. Originaire de Mardine, il avait eu le mérite, dans sa jeunesse, de se former lui-même à l’étude. Très intelligent, il s’était vite fait remarquer à Bzommar. Au Concile arménien de Rome, en 1911, il fut nommé archevêque de Mardine. Sans tarder il vint à son poste. Selon la coutume, les notables de la communauté, suivis d’une foule nombreuse d’homme et de jeunes gens à cheval, allèrent à la rencontre du prélat. Aux abords de la ville, Monseigneur dut monter un cheval richement harnaché de velours et d’argent, et le triomphe commença pour se continuer jusqu’à l’église. Dans la rue, les cavaliers entourant Monseigneur, tiraient des coups de revolver en l’air, et sur les terrasses des maisons, de chaque côté de la rue, les femmes répondirent par des (you-yous) cris gutturaux stridents, qui, peu à peu diminuaient pour être repris plus loin avec plus de force.
L’arrivée de Monseigneur marqua tout de suite un renouveau dans la communauté. Dans les deux églises, celle de S. Georges, la cathédrale, et celle de S. Joseph, paroisse de Quartier, la vie chrétienne reprit plus intense. Hardiment, Monseigneur imposa les réformes nécessaires, suite du concile romain de 1911. Le nombre des fêtes chômées fut réduit. Des dispenses d’abstinence furent accordées pour le carême, au grand scandale de quelques uns qui n’observaient guère le carême, mais qui n’auraient pas voulu paraître inférieurs sur ce point aux musulmans, soi-disant si attachés, eux aussi, au jeûne strict de Ramadan. Interdiction fut faite, en principe, de bénir les mariages à la maison. Une nouvelle organisation, avec de nouveaux et meilleurs professeurs fut donnée aux écoles. Et, pour entraîner son clergé –une vingtaine de prêtres à Mardine et une dizaine dans les environs– Monseigneur ne cessa de se dépenser lui- même. Son éloquence dans la prédication n’était moindre que son zèle. Il lisait beaucoup S. Augustin, et à certaines fêtes, il eut de beaux et longs discours tout vibrants de la doctrine et du souffle même du grand docteur de l’Église.
Au conseil du gouvernement où il siégeait comme chef de communauté avec les autres évêques et les autres membres, il se fit remarquer par sa largeur de vues, en même temps que par son énergie à défendre ses fidèles. La communauté chaldéenne catholique comptait environ un millier de fidèles. L’archevêque, Monseigneur Audo, était un prélat de science autant que de piété. Mais les ressources de son peuple étaient modiques et son clergé trop réduit. Déjà pourtant, de jeunes prêtres, formés au séminaire des Pères Dominicains à Mossoul, commençaient à rehausser le prestige du diocèse. L’un d’eux, à Mardine, était un orientaliste distingué, en même temps qu’un prédicateur éloquent. Un autre, avec beaucoup d’abnégation, relevait à Nissibin, le flambeau de la foi catholique à côté de l’antique église de S. Jacques, desservie misérablement par un syrien schismatique, aussi peu soucieux des choses saintes qu’ignorant de la théologie, des vérités même de la foi la plus élémentaire.
Le rite oriental catholique, le plus important par sa situation, était le rite syrien catholique. Cette communauté comptait moins de fidèles que la communauté arménienne, elle approchait pourtant de deux mille environ et tendait à augmenter de jour en jour tant par le développement de la population que par la possibilité des conversions. À côté d’elle, en effet, vivait la forte communauté syrienne schismatique dont le nombre égalait celui de tous les rites catholiques ensemble, et de laquelle elle-même était sortie au XVIIIème siècle. Mardine est le centre des jacobites, nom ordinaire des syriens schismatiques. À quelques kilomètres de la ville, le couvent de Deir-Ezzafarane reste, en droit, le siège patriarcal. Fondé par S. Eugène, au IVème siècle, ce monastère subsista, à travers les vicissitudes des hérésies et des schismes aussi bien que des invasions et des troubles politiques. Lors d’une visite à ce monastère, nous fûmes reçus par un jeune moine, savant orientaliste mais qui n’était qu’un renégat. Jeune homme, il s’était fait catholique. Admis au séminaire des Pères Dominicains de Mossoul, il y fit d’excellentes études. À peine ordonné prêtre, par ambition, pensant qu’avec sa science il pourrait, dans le clergé jacobite généralement ignorant, devenir facilement évêque et même patriarche, il fit retour à son église d’origine. Il était maintenant le personnage marquant du monastère ; lui-même nous le fit visiter.
Dans le trésor de l’église il nous fit admirer en particulier le siège en bois d’olivier du patriarche. Le dossier contient une incrustation originale : au centre est un petit carré de bois portant le nom de S. Pierre ; d’autres le suivent, en spirales concentriques, portant successivement le nom des successeurs de S. Pierre sur la chaire d’Antioche –successeurs pour la plupart non authentiques, surtout à partir de Jacques Baraday qui, au VIème siècle, devint le chef des Eutychiens de Syrie, d’où leur nom de Jacobites. Dans la montagne, à peu de distance du couvent patriarcal, se trouve le monastère de Mar Yacoub. On y accède par un sentier taillé dans le roc. Il est formé de quelques grottes taillées dans le roc même, quatre ou cinq servent de cellules, une plus grande sert de chapelle. Deux ou trois religieux s’y occupent à enluminer des livres liturgiques ou à copier d’anciens manuscrits. Vers le milieu du XIXème siècle, un jeune religieux, Antoine Samhiri, originaire de Mossoul, étudiait et priait au couvent de Deir-Ezzafarane. Ses études et ses prières l’amenèrent à voir clairement la vérité religieuse dans l’église romaine. Sans crainte des persécutions, il se déclare catholique et fit son abjuration (entre les mains du clergé catholique) à Mardine. Envoyé à Mossoul, il revint à Mardine où son zèle ne tarda pas à faire des conversions. Bientôt il fut fait archevêque, son action apostolique obtint alors de tels résultats que la haine des schismatiques ne connut plus de bornes ; plusieurs fois des embûches lui furent dressées pour le faire mourir, mais la protection divine le préserva miraculeusement. Il devint enfin patriarche, et son admiration, autant que son ardeur, sut donner une nouvelle impulsion à la jeune église syrienne catholique. 3
Le patriarche actuel, sa Béatitude Monseigneur Ephrem Rahmani, vint plusieurs fois à Mardine. Mais ses travaux d’orientaliste, comme les devoirs de sa charge, ne lui permettaient guère d’y rester longtemps. Pour consoler néanmoins les fidèles de Mardine et les dédommager en quelque sorte de son absence, il bâtit un beau palais patriarcal et leur donna pour vicaire patriarcal un éminent prélat, Monseigneur Gabriel Tappouni. La vitalité de l’église syrienne catholique ne cessa de se manifester. Lors d’un synode d’une dizaine d’évêques jacobites, en janvier 1914, à Deir-Ezzafaran, l’un d’eux se convertit au catholicisme. Bien plus, à la même époque, le patriarche démissionnaire, Abd-oul-Messih, se convertit également et le palais patriarcal lui fut désigné pour résidence. En mars 1914, la venue de ce patriarche converti fut —comme en 1912 pour Monseigneur Maloyan– un vrai triomphe. Des représentants de toutes les communautés catholiques se portèrent au devant de lui ; puis ce fut l’entrée solennelle en ville, au milieu de salves de mousqueterie de la jeunesse à cheval, et des acclamations de femmes se poursuivant de terrasse en terrasse, tout le long des parcours. Que des considérations d’ordre pratique, matériel ou politique, aient influé sur ces conversions, c’est certain. Il n’en restait pas moins que l’église catholique s’affirmait par elles quand même, toujours vivante et agissante.
Chapitre 4 : Jours d’épreuve inattendus
La vie active de ce beau poste de mission demandait en raison même de son activité des jours et des lieux de repos. À l’entrée de la ville, du côté de l’ouest, il y avait un couvent de moines Syriens catholiques, le couvent de S. Ephrem. C’était un foyer de foi, de piété et de science. Mais avec le contact d’hommes religieux et instruits, nous aimions à trouver en cet asile, repos et délassement. Du haut des terrasses, rien ne gênait la vue. L’œil contemplait un vaste panorama. À l’ouest, de pittoresques vallonnements se prolongeaient vers Diarbakr, larges étendues de verdures coupées de ci de là de rocailles grises. Et, tandis que vers le nord, derrière la montagne couronnée par la citadelle, s’étalaient des bosquets et des vergers où se trouvaient avec la vigne toutes sortes d’arbres fruitiers, abricotiers, pruniers, cerisiers et pommiers. Au sud, c’était à des centaines de mètres plus bas, la plaine, le désert sans fin, bordé seulement par l’horizon lointain, où pointaient parfois, au crépuscule d’une journée claire, les sommets du Djebel Sinjar.
La Mission de Mardine possédait d’ailleurs un lieu de repos tout indiqué. C’était une vaste campagne située à une vingtaine de kilomètres de la ville. On l’appelait Avenner. Un Kurde y habitait l’été avec sa famille, et en tirait un peu de céréales, de légumes et de fruits. À vrai dire, les Pères n’y allaient guère, à cause de l’éloignement et de l’incommodité. Une année pourtant —en 1913— le Délégué Apostolique de Mésopotamie, Mgr. Drure, manifesta le désir d’y passer quelques mois. De ses deniers, il fit réparer, aménager la maison et, simplement, comme le plus humble des missionnaires, il vint s’y établir dans la solitude la plus entière. Sa grandeur souffrait d’une maladie cérébrale qui exigeait un repos absolu. À la fin de l’été, Mgr. repartait pour Mossoul et Baghdad, ses forces réparées, pour un temps du moins, trop court hélas, puisque la même maladie devait le faire mourir en France, deux ans plus tard.
Mgr. Jean Drure (en blanc), à sa droite le patriarche syriaque catholique Ephrem Rahmani, entouré du clergé syriaque, lors de sa visite à l’éparchie de Mossoul, en 1910. (Mgr. Mikhaïl Aljamil, Tarikh wa Syar – Histoire et Biographie des prêtres syriaques catholiques de 1750 à 1985, Beyrouth, 1986, p. 426)
En juillet 1914, le Très Révérend Père Supérieur m’envoya passer quelques semaines de vacances à Diarbakr. Je partis à cheval en caravane. Malgré la chaleur, le voyage fut agréable. Fréquemment, de faibles cours d’eau ramenaient un peu de verdure et de fraîcheur. En deux étapes nous fûmes en vue de Diarbakr. Le troisième jour, au matin, nous traversions le Tigre, sur un pont très ancien, probablement de travail romain, et, après quelques zigzags à travers les bazars et les rues, j’arrivais à la Mission.
Au cours de ce mois, il me fut loisible de faire connaissance, par examens ou par séances de fin d’année. D’abord avec l’école de garçons des Pères, puis de celle des chaldéens catholiques et celle des arméniens catholiques. Le programme chez toutes était d’enseignement élémentaire, avec une note dominante donnée chez nous à la langue française, à l’arabe chez les chaldéens, et chez les arméniens à la langue arménienne et au turc.
À l’école des Sœurs, la pratique du français était sensiblement plus développée qu’ailleurs. Cela tenait à la persévérance des élèves jusqu’à un âge plus avancé, en même temps qu’à la compétence des maîtresses. Une des Sœurs dirigeait un ouvroir où s’exécutaient des pièces de dentelle vraiment remarquables. Au point de vue religieux, les Sœurs avaient réussi à former un groupe d’élèves où quelques âmes d’élite se distinguaient par la générosité de caractère, non moins que par la piété. Avant de se disperser pour les vacances, ce groupe fit une petite retraite sous forme de triduum eucharistique. Puis ce fut le calme des longues et chaudes journées de l’été. À cette époque, un événement qui fit sensation, si rare était la présence d’étrangers, fut l’arrivée de deux officiers français, instructeurs de la gendarmerie ottomane. Le commandant Pellier resta à Diarbakr, tandis que le commandant Tinturé se rendit à Bitlis. À Diarbakr, nœud télégraphique important, les nouvelles parvenaient vite. Par l’agence turque d’abord, par les journaux de France ensuite, nous apprîmes l’attentat de Serajevo, mais sans y prêter plus d’importance qu’au voyage de Poincaré en Russie.
L’atmosphère politique ne tarda pas à s’assombrir. Quand même on ne voulait pas croire à la guerre. Soudain, le 2 août, vers la fin d’une journée de prières —la Portioncule— le drogman du Consulat nous convoque et nous informe : ordre de mobilisation générale en France. Le 4 au matin, le Père, mobilisable, partait avec le commandant Pellier. Je restai seul, ainsi, dans une situation imprévue. Chaque jour, l’Ambassade de France à Constantinople télégraphiait au Consulat le communiqué de guerre français ; c’était une bonne contre- partie aux nouvelles souvent mensongères de l’agence Wolf, répandues par l’agence Turque. Chaque jour aussi, dans notre église, nous faisions, après la messe, une prière spéciale à N. Dame de Lourdes et à S. Michel.
En ville, on sentait que les Turcs se préparaient à la guerre ; on sentait aussi que les Allemands, restés nombreux dans l’armée ottomane où ils avaient une mission d’officiers instructeurs, faisaient pression sur eux pour les mettre de leur côté ; mais on ne savait que prévoir.
Un matin, peu avant l’aube, je fus éveillé par un bruit confus de voix, des clameurs lointaines. Je me lève, je regarde : à l’horizon, une immense lueur rouge ; en pleine ville, de la fumée, des flammes s’élèvent en tourbillon. C’est un incendie. Je me précipite pour savoir, pour aider, pour donner s’il le faut, l’assistance spirituelle à des personnes en danger. J’y arrive à la Banque, proche du lieu du sinistre ; là je suis renseigné et, des terrasses, je puis me rendre compte du fait ; tout un souk est en feu ! Il y a bien des pompes, dit-on ; mais impossible de les faire fonctionner.
L’incendie gagne, s’étend toujours plus. Des boutiques, les flammes, poussées par le vent, atteignent déjà les maisons contiguës ; tout un quartier est menacé et c’est justement le quartier arménien. Devant cette menace, la jeunesse arménienne se met résolument à l’œuvre. Sacrifiant cette ligne de maisons, ils abattent toutes les terrasses et localisent le sinistre par une barrière de terre que le feu ne pourra franchir. Mais ce travail avance lentement ; parfois le vent souffle fort et porte l’incendie plus loin. Il faut reculer la ligne de défense. Durant la journée, une grande partie de la ville, la population chrétienne surtout, vécut dans la terreur et l’angoisse. On ignorait la cause de ce désastre, et l’on se demandait si ce n’était pas un commencement de massacre et de pillage. Vers le soir, l’incendie cessait. D’un riche bazar il ne restait plus que des ruines fumantes. Les dégâts s’élevaient à deux millions de livres or.
Tout cela, on ne tarda pas à le savoir, était le fait d’une basse jalousie politique ; le parti Ihtilaf n’ayant pas eu d’élu à la municipalité, voulut montrer par un fait frappant l’incapacité des nouveaux chefs appartenant au parti Ittihad. L’incendie terminé, la crainte resta. Pendant plusieurs jours, la même jeunesse qui avait empêché l’extension du feu, s’organisa en police privée pour assurer la garde de nuit aux points les plus importants des quartiers chrétiens. Le lendemain de cette pénible journée, encore sous le coup des émotions qui l’avaient remplie, nous étions vers trois heures de l’après midi, à remarquer l’éclipse totale du soleil. Une teinte grise se répandait partout ; comme des ténèbres couvraient la terre. Juste à ce moment nous apprîmes la mort du S. Pape Pie X. On n’osait y croire, tant était sombre cette coïncidence d’évènements tristes. Mais la nouvelle fut vite officielle. L’Ambassadeur demanda qu’en signe de deuil, le drapeau soit en berne dans toutes les missions françaises pendant 48 heures. Il en fut ainsi au Consulat comme à la Mission.
Trois jours après, un Père Dominicain de Seert, partant pour la France, était de passage chez nous. Sa présence permit de célébrer un service funèbre solennel auquel assistaient toutes les autorités. D’une part, au premier rang de l’assistance, était le secrétaire général du vilayet représentant le vali ; d’autre part, le drogman du Consulat de France, gérant par intérim. Le consul d’Angleterre, et les personnalités marquantes du gouvernement, de la Banque et du Commerce étaient aussi là. Les prélats jacobite et grégorien étaient venus spontanément. Et Mgr. Tchélébian , l’archevêque arménien catholique, fit en turc, une remarquable oraison funèbre, bien en rapport avec les circonstances politiques du moment.
À la mi-septembre, un Père [P. Thomas], parti pour quelque temps, au Liban, revint à Diarbakr. Après quelques jours passés ensemble, je fus appelé à Maamouret-el-Aziz, en vue de remplacer, autant que possible, au Collège, les missionnaires partis à la guerre. En arrivant je fus frappé par l’apparence tranquille du train de vie de la mission de Maamouret-el-Aziz et à celle de Kharpout, aussi bien qu’à l’extérieur parmi la population. À part le communiqué de guerre de l’Agence turque ou de l’ambassade, rien d’anormal. Devant un lendemain chargé d’incertitude, chacun vaquait à sa tâche au jour le jour. La rentrée des classes, au Collège, eut lieu à la mi-octobre. Les élèves, chrétiens ou musulmans, furent aussi nombreux que de coutume, et les études reprirent leurs cours réguliers.
Un malaise général, entretenu par les nouvelles de la guerre, paralysait un peu l’activité des élèves et des maîtres. Bientôt de nouveaux indices de préparation chez les Turcs, alarmèrent la population. Fin Octobre, ce fut la déclaration de guerre russo-turque. Les classes continuèrent quand même. Mais le 9 novembre, l’ordre de fermer nous fut intimé et presque aussitôt le collège fut occupé par la troupe. Les adieux des élèves furent touchants. Plusieurs pleuraient, tous disaient leurs regrets plus encore que leurs craintes. À Kharpout, l’occupation militaire fut plus brutale. Le lendemain de la fermeture du Collège, je montais à cheval chez nos Pères de Kharpout leur donner de nos nouvelles et prendre des leurs. Quel ne fut pas mon étonnement, avant d’arriver à la Mission, de rencontrer des groupes de musulmans, bannière en tête ! D’où venaient-ils ? J’eus un soupçon pensant à la résidence, mais ne pus me résoudre à le croire. Hélas la réalité dépassait le soupçon. Quand je fus au seuil du couvent, c’était des gens partout ! Les policiers fouillaient coins et recoins, la populace brisait et pillait ustensiles et meubles. Sur la terrasse se tenait un groupe officiel. Commandant, juge, secrétaires étaient nonchalamment assis et semblaient jouir du spectacle de vandalisme qui s’accomplissait sous leurs yeux.
Je descendis au galop avertir les Pères ainsi que le Consul des Etats-Unis. Le Consul vint en personne, mais ne put faire autre chose que constater les faits. Les deux missionnaires de Kharpout, dépouillés de tout, vinrent se réfugier au Collège, où l’occupation militaire, de son côté, ne tarda pas à se faire plus stricte. Bientôt, une partie seulement du logement nous fut laissé pour y rester prisonniers. Partout, des sentinelles, baïonnette au canon, gardaient les issues. Tout à coup, nous reçûmes l’ordre d’expulsion ; et, séance tenante, un semblant d’inventaire fut dressé par le Directeur de l’Instruction publique. Nous devions partir tout de suite ; mais, grâce au Consul des Etats-Unis, on nous permit d’attendre les Pères de Malatia. Dès leur arrivée nous fûmes, sous escorte, dirigés sur Diarbakr. Deux Pères et un Frère, non Français, indigènes, restaient au poste, incertains de leur sort, confiés à la garde de Dieu. Le voyage, on le pense bien, fut pénible. C’était la guerre : partout sur notre passage, nous étions traités comme prisonniers de guerre.
À Diarbakr on nous mit dans une chambre infecte du Khan, où, avant nous, deux consuls russes —celui de Van et celui de Bitlis— avaient déjà été internés. Nous étions arrivés de nuit. À l’aube, la police fermant les yeux, je pus, sans être remarqué, me rendre à la Mission. Le Père indigène, était là, Dieu merci. Bien plus, avec lui, se trouvait le Consul de France à Van, Monsieur H. de Sandfort interné là, prisonnier sur parole. Par l’intervention du Père, tous, nous pûmes venir à la résidence, nous y reposer en attendant de reprendre la route. À Ourfa, la police nous permit encore de faire halte et de descendre directement à la Mission où restait également un Père indigène. C’était justement la veille de la fête de l’Immaculée Conception. Il nous fut ainsi possible de célébrer cette fête en famille. Ô Vierge Immaculée ! Notre Mère ! Les pasteurs étaient frappés ; le troupeau n’allait–il pas être dispersé ? En ces postes de Mission, Malatia, Kharpout, Maamouret-el-Aziz, Diarbakr, Mardine, Ourfa, qu’allait devenir la foi catholique ? Quelques missionnaires indigènes, quelques prêtres orientaux restaient encore ; mais n’étaient-ils pas simplement dans la gueule du loup ? Mère du Bon Pasteur, Patronne de la Mission, à vous, à votre garde pasteurs et troupeaux.
Le surlendemain, nous prenions le train à Arab-Pounar pour Alep. Nous approchions de la liberté, pension-nous. Nous savions en effet, que le Père Supérieur et un Père d’Ourfa, expulsés eux-aussi, nous attendaient à Alep. Les Sœurs Françaises de Mardine, de Diarbakr et d’Ourfa y étaient aussi (Les sœurs indigènes ayant seules pu rester). Tous ensemble, ce serait prochainement le départ pour la France…Vain espoir !. À notre descente de train, en gare d’Alep, la police nous isola complètement, et, conduits sous forte escorte, nous interna dans une chambre d’hôtel à Bab-el-Faradj. Au lieu de la liberté rêvée, c’était la prison. Dans le même hôtel, se trouvaient les deux consuls russes dont la chambre nous était échue à Diarbékir. Ils furent le lendemain dirigés sur Constantinople. Dans une chambre, à côté de la nôtre, logeaient une dizaine de volontaires albanais, voisinage qui n’était pas pour nous inspirer confiance. Ces fanatiques « Bektachis » 4 armés à leur guise, et favorisés d’une solde assez forte, jouissaient d’une liberté absolue.
Heureusement, l’hôtelier, musulman d’Alep, était respectueux et bon pour nous. Il nous procurait le nécessaire et, par lui, nous pouvions avoir, parfois, des bribes de nouvelles. Les nouvelles ! Depuis longtemps nous étions dans l’ignorance complète des évènements. Maintenant l’Horizon se restreignait plus encore. Une fois, la cavalerie défila longtemps sous nos fenêtres : où se dirigeaient ces escadrons ? Une autre fois le vaste Khan misérable et sordide, situé à côté de notre hôtel, fut rempli de troupes. D’où venaient-elles ? Où allaient-elles ? Mystère. Seulement, à leur arrivée, le soir, après une longue journée de marche, nous pûmes, appelés par des cris de douleur, voir de la terrasse dans la cour l’exécution des punitions. Devant leurs camarades alignés, les hommes punis étaient étendus à terre, sans vêtement, et cruellement fustigés sur le dos et les jambes. En ce qui nous concernait nous restions dans une angoissante incertitude. À deux reprises, la police vint nous avertir, le soir, de nous tenir prêts à partir le lendemain de bonne heure. Dans quelle direction ? Avions-nous demandé. On vous le dira demain, avait-il été répondu.
Le lendemain, personne n’était venu nous emmener. Un jour pourtant, vers une heure après-midi, la police vint nous prendre pour nous conduire au Sérail. Longtemps, il nous fallut marcher à travers les rues de la ville ; encadrés de nombreux policiers, nous nous demandions ce qui nous était réservé. Quel ne fut pas notre surprise en entrant au Sérail dans une salle du Corps de garde, de nous trouver en présence d’autres religieux : Carmes de Baghdad, Lazaristes de Damas, bien plus, quelques uns de nos Pères de Beyrouth.
Après une longue attente, tous nous fûmes alignés dans la cour ; la police fit à chacun un questionnaire détaillé : nom, âge, lien d’origine… Quand ce fut fini, le Secrétaire des Affaires politique nous signifia que nous étions désormais prisonniers civils ; il nous était permis de choisir notre domicile, mais chaque jour nous devions nous présenter à la police. Enfin, notre situation devenait plus précise. Tout de suite nous avions pensé à demander l’hospitalité aux Pères de Terre Sainte. Les policiers avaient approuvé ce choix. Mais, dirent-ils, pour ce soir il faut retourner à vos chambres d’internement. Ils nous y ramenèrent comme ils nous en avaient fait sortir et… nous y laissèrent avec défense de sortir. Rien ne fut changé pour nous. De longues journées recommencèrent dans le même isolement et la même incertitude. Un jour, nous eûmes une visite : le Consul des Etats-Unis. Ce fut une lueur à l’horizon. En effet, discrètement il nous fit comprendre que le Saint Père agissait, que Sa Sainteté allait obtenir la libération des religieux français internés en Turquie.
Cependant, quand un soir, la police, comme d’autres fois déjà, nous dit de nous tenir prêts à partir ; le lendemain matin, nous ne savions s’il fallait vraiment espérer. À force d’instances, nous pûmes savoir que le départ était, non pour le Nord, mais pour le Sud ; nous allions donc vers la délivrance. Debout de bonne heure, nous attendîmes longtemps. Personne de la police ne parut. Des heures passèrent : toujours personne. Allions-nous avoir encore la même déception ? Las d’attendre, craignant de manquer le train, et puisque nous devions partir, nous prîmes de nous-mêmes la route de la gare. Il faisait nuit ; le chemin était boueux, tout en fondrière pleine d’eau ; trébuchant à chaque pas, enfonçant parfois à mi-jambe, nous allions quand même. À la gare, des policiers attendaient, d’autres nous rejoignirent, le train était au départ. À la hâte, pêle mêle, n’importe où nous nous entassons dans un wagon. Et, quand nous sentons le train rouler, nous doutons encore, nous nous demandons si c’est bien vrai, si vraiment nous partons.
Oui, nous partions. Mais le voyage ne devait pas être sans étape ! Dans l’après-midi notre train arrivait en gare de Hama. Nous remarquons, sur le quai, des policiers et des gendarmes en assez grand nombre ; en pleine guerre, ce spectacle n’avait rien d’étonnant. Mais, ce qui nous surprend, c’est d’entendre la police nous dire « Vous êtes arrivés. Descendez ». Plus surpris encore somme nous, quand nous voyons les gendarmes, baillonnette au canon, nous entourer aussitôt. À ce moment nous nous trouvons être réunis là, exactement les mêmes qu’au Sérail d’Alep, le jour de notre interrogatoire dans la cour. Dans la hâte du départ, dans la nuit, à la gare, nous n’avions pu nous voir ou nous reconnaître. Nous étions ainsi une trentaine de religieux, de divers ordres, venus des régions les plus différentes. Pendant que l’on nous compte, que l’on nous range, le chef de gare, libanais sympathique, nous glisse à l’oreille que, dès le matin, l’ordre était venu d’Alep aux autorités de Hama, d’envoyer à la gare les forces nécessaires pour recevoir trente prisonniers de guerre. On voulait donc se servir de nous, exploiter notre présence. Si souvent les communiqués annonçaient des victoires, des prises de troupes et de butin, qu’il fallait bien en monter quelque peu ! Nous allions figurer en échantillon. En avant ! dit le chef de police. Et, lentement, notre groupe encadré s’achemine vers la ville. La distance était assez grande, et la route boueuse, cet après-midi, comme celle d’Alep au matin. Nous voici à l’entrée de la ville. Les curieux sont d’abord rares ; la masse reste indifférente. Mais à mesure que nous nous avançons la nouvelle se répand, la foule nous entoure plus nombreuse ; de telle sorte que, lorsqu’au Sérail nous sommes parqués au poste de police, à l’extérieur, longtemps, des groupes compactes stationnent, menaçants ; à travers les vitres sales de la fenêtre, on nous insulte, on nous montre les poings.
Qu’allons-nous devenir ? Nous n’en savons rien, et ceux qui nous gardent ne semblent pas le savoir plus que nous. Enfin, après une longue attente, le soir venu, nous sommes conduits dans la grande salle du tribunal : c’est là que nous devons passer la nuit. Le lendemain, sans savoir davantage pourquoi, nous étions ramenés à la gare. Le train d’Alep allait-il, cette fois-ci, nous emporter jusqu’au terme à Beyrouth ? De nouveau nous sentons rouler le wagon, mais notre espoir n’avait plus la fraîcheur de l’illusion de la veille. À peine Homs apparut-il que nous sûmes notre sort : là encore nous devions être exhibés à la population et servir à réveiller un patriotisme endormi. Après quelques pourparlers, la police nous installa dans un soi-disant hôtel. Nous nous souvenions d’Alep, ici c’était pire. La chambre était sordide, humide, malsaine ; l’hôtelier était une vraie canaille, nous n’allions pas tarder à nous en apercevoir. Au deuxième jour, après la pitance de midi, plusieurs d’entre nous se plaignirent de coliques. Durant la soirée, le malaise augmenta, pour quelques uns il y eut aussi des vomissements. À ces symptômes s’ajoutèrent de grandes douleurs, la nuit et le jour suivant. À n’en pas douter, il y avait eu empoisonnement.
Depuis notre départ de Maamouret-el-Aziz, rarement à Diarbakr, puis à Ourfa, nous avions eu la grâce de la Sainte Messe. De longues semaines nous en restâmes privé ; jamais cette privation ne fut si péniblement sentie que pour Noël. Entre les murs sales et froids de notre chambre d’hôtel, en cette fête, ce qui nous consola fut la pensée que, du moins, notre dénuement et nos souffrances nous rapprochaient un peu de la grotte de Bethléem et, qu’ainsi, nous étions moins indigne de la sainte famille.
La police, après quelques jours des plus longs et des plus pénibles de cet odyssée, nous ramena à la gare. Cette fois, le train nous porta jusqu’à Beyrouth. C’était aux premiers jours de 1915. Un bateau italien, disait-on, devait bientôt passer. Pourrions-nous embarquer ? Les alternatives se succédaient : tantôt menaces de retour en arrière, de déportation ou d’emprisonnement, tantôt menaces d’expulsion, espoir de libération. Enfin, les démarches des Supérieurs —Dieu sait combien pénibles et répétées— aboutirent. Enfin, nous mettions les pieds sur le pont du bateau. Nous allions vers l’inconnu. Là bas, en France, c’était la guerre dont nous savions si peu. Et, derrière nous, c’était encore l’inconnu : nos pauvres et chères Missions qu’allaient-elles devenir ?
TROISIEME PARTIE : 1919 – 1921
Chapitre 1 : Après guerre
Après quatre années de guerre, la Turquie vaincue demandait la paix (31 octobre 1918). Bientôt c’était le tour de la Bulgarie et de l’Autriche. Enfin, l’Allemagne elle-même, signait l’armistice. La démobilisation ramena peu à peu les missionnaires dispersés vers leur centre de groupement, en même temps qu’arrivaient, peu à peu, les renseignements sur la Mission. Qu’était-elle devenue la Mission pendant la tourmente ? Nous savions que des massacres horribles de chrétiens, surtout d’Arméniens, avaient eu lieu. Des nouvelles étaient venues à Rome sur le sort de quelques uns des Pères indigènes restés à leur poste. Ces quelques informations, chargées d’angoissantes incertitudes, furent bientôt confirmées et complétées. Dans tous les postes de la Mission, l’ouragan dévastateur avait passé, accumulant les deuils et les ruines.
À Malatia, à Kharpout, à Maamouret-el-Aziz, ainsi qu’à Diarbakr ç’avait été en 1915, peu de temps après notre départ, une série lugubre d’emprisonnements, de déportations et de tuerie. L’évêque arménien-catholique de Malatia, comme celui de Maamouret-el-Aziz et de Diarbakr furent horriblement martyrisés, en tête de leur clergé et d’un bon nombre de leurs ouailles. Deux de nos Pères, à Maamouret-el-Aziz, subirent un dur emprisonnement. Après une longue détention, ils allaient être déportés en même temps que l’évêque arménien catholique, pour mourir de la même mort ; une circonstance fortuite les sauva. Au dernier moment, il n’y eut pas de place pour eux dans le convoi, ils restèrent donc pour le prochain départ qui, heureusement, n’eut pas lieu. Quelque temps après, sur caution, ils furent libérés, et purent vivre retirés dans une chambre en ville, sous la surveillance de la police. On s’imagine ce que dut être leur vie faite de privation et de crainte continuelles.
La ville de Mardine vit des scènes dignes des persécutions des premiers siècles du christianisme. Tel fut entre autre, le martyre des premiers déportés. Leur convoi se composait de presque tout le clergé arménien catholique et quelques prêtres des rites syrien ou chaldéen catholiques, avec plus de cent cinquante hommes pris d’entre les notables. Quand vint l’heure de la déportation, l’évêque arménien-catholique, Monseigneur Maloyan, réunit à l’église prêtres et fidèles. Tous, après une dernière absolution, reçurent la Sainte Communion, le Saint Viatique, et, sans faiblir, ils partirent, emmenés, disait-on, vers Diarbakr ; mais, en réalité, ils le savaient, vers la mort. En effet, à mi-chemin entre les deux villes en une plaine étroite et sauvage, soudain, comme à un signal, paraissent des hordes de Kurdes qui se jettent en criant sur le convoi. Répétant la formule « crois ou meurs » ils massacrent ces hommes qui tous préfèrent mourir plutôt que renier la foi de Jésus-Christ. Dans ce convoi était un excellent missionnaire le R. Père Léonard de Baabdath. Libanais, il était resté à son poste de Mardine. Chassé de la résidence, il reçut l’hospitalité, avec le domestique sacristain de la Mission, chez un vaillant chrétien. Bientôt tous trois furent arrêtés, enchaînés, emprisonnés, en même temps que deux de nos professeurs. Ensemble ils reçurent la mort ; ensemble, ils méritèrent en vérité « la palme du martyre ». Les Pères restés à Ourfa souffrirent d’autre manière. Ils ne furent pas d’abord englobés dans les premiers massacres. Mais ayant reçu chez eux, comme c’était leur devoir, le prêtre arménien catholique, ils furent accusés d’avoir donné asile à un rebelle, et tous ensemble ils furent mis en prison.
L’ordre ne tarda pas à venir de les déférer au Tribunal d’Adana. Alors commença pour eux un itinéraire douloureux. De prison en prison, confondus avec les criminels de droit commun et aussi mal traités, avec la cruelle angoisse du sort incertain, mais en tout cas néfaste, qui les attendait au bout.
Ils passèrent à Aintab ; et, déjà le R. P. Thomas de Baabdath, lui aussi, souffrait de dysenterie à la suite des souffrances d’un tel voyage. Quand les prisonniers arrivèrent à Marache, le Père malade n’en pouvait plus ; ce n’était pas la dysenterie mais le typhus. Il expirait bientôt, en d’admirables sentiments de résignation et de piété. Les survivants continuèrent sur Adana, où commença pour eux une longue détention. Les démarches de sa Grandeur, Monseigneur Zuchetti, archevêque de Smyrne, ancien Supérieur de la Mission et longtemps en résidence à Ourfa, aboutirent à leur élargissement au bout de deux ans. Le prêtre arménien seul ne fut pas relâché : la veille même de l’armistice il fut pendu !
Ainsi, des détails précis, abondants, venaient chaque jour confirmer nos craintes, en faire de cruelles réalités. Dans tous nos postes, ç’avait été la déportation en masse et le massacre ou l’enlèvement. Dès que ce fut possible, au printemps 1919, des missionnaires partirent de France rejoindre leur poste. D’autres suivirent quelques mois plus tard. Il est agréable de le dire, le gouvernement donna ses encouragements et toutes facilités aux missions renaissantes. C’est ainsi que, partant à notre tour, quatre missionnaires Capucins de Lyon et une dizaine de sœurs franciscaines de Lons-le-Saunier, nous fumes, faveur appréciée, embarqués sur le croiseur cuirassé « Waldecq-Rousseau » qui portait à Beyrouth le général Goureau et son État-major. À la sortie de Toulon, assez tard dans l’après-midi du 16 novembre 1919, rien ne laissait prévoir le mauvais temps. Avant minuit pourtant, survint la tempête et, par suite un terrible accident ; un tube de chaudière éclata, la vapeur tua du coup trois hommes, brûla grièvement plusieurs autres. Averti, l’un de nous, courut immédiatement donner une absolution sous condition aux pauvres marins qui venaient à peine d’expirer et dire quelques mots d’encouragement aux blessés. Le bateau revint vers Saint-Mandé, débarqua morts et blessés et reprit sa route. Honneur à ces victimes obscures du devoir ! Reconnaissance à ces vaillants serviteurs du pays !
La mer avait encore des mines à la dérive. Au Détroit de Messine, par précaution, les pare-mines furent placés à l’avant du croiseur ; l’on passa sans encombres. Chaque jour, à peu près, il nous fut possible de dire la sainte messe. Le dimanche, une salle de batteries fut transformée en chapelle, avec Autel et pavois de drapeaux. Le général, la plupart des officiers, et bon nombre de marins assistèrent à la messe dont l’éclat fut rehaussé par un piquet d’honneur et par une sonnerie de clairons et de tambours à l’élévation. Le bateau allait droit vers le but, sans escale ni détour. Une seule fois un paysage, l’île de Crète toute proche, vint rompre la monotonie du voyage en pleine mer. Heureusement, la cordialité entre l’équipage et les passagers d’occasion ne cessa d’agrémenter ces quelques journées de navigation.
À partir de Beyrouth, la suite du voyage fut moins facile. La situation économique était réduite ; quand à la politique rien encore de clair et d’établi. Il fallut donc pourvoir aux formalités et précautions exigées par le moment, en même temps capturer le ravitaillement nécessaire pour l’intérieur où tout manquait. Du train, à travers le Liban, nous pûmes jouir du merveilleux contraste de voir des soldats français en ces stations où cinq ans auparavant, nous passions en sens inverse, prisonniers de la police turque. Quatre années de guerre, d’épreuves de toutes sortes n’avaient pas été sans résultat ; la victoire n’était pas un vain mot ! Parmi ces populations de Syrie il y avait eu d’affreuses hécatombes, des tortures sans nom : un nouveau peuple maintenant se levait pour une nouvelle vie ; et, la France, mère vigilante et généreuse, venait prendre auprès de lui le rôle auquel l’avaient acheminé ses traditions et ses gestes au siècle passé. Bien des obstacles se dressaient devant cette tâche de la France. Ainsi, sur une partie du trajet, Homs, Hama, Alep, la France était à peine toléré par la politique. C’étaient les Chérifiens qui, sans titre valable, y faisaient un semblant de gouvernement.
D’Alep, le récent chemin de fer de Baghdad nous conduisit par Mousslimié et Girablos jusqu’à Tell-Abiad. Tout le long du parcours, des postes français s’échelonnaient. Les ingénieurs allemands conducteurs de cette ligne, avaient élevés chaque station de manière à pouvoir être naturellement transformée en blockhaus contre les attaques des nomades. Les troupes d’occupation avaient donc pu facilement en faire autant de postes fortifiés jouissants d’une réelle valeur défensive. À Tell-Abiad était installée une compagnie de Sénégalais. Là, nous trouvâmes, comme chef de gare et comme télégraphiste, deux de nos élèves de Mardine. L’un d’eux était le fils de cet excellent professeur d’arabe qui avait servi la Mission pendant plus de trente ans et qui fut massacré dans le même convoi que notre regretté Père Léonard. L’on pense bien comment la nuit passa rapidement : nous avions tant de choses à demander, ils avaient tant de choses à nous dire. Après un court sommeil, nous étions, le matin, disposés pour la dernière étape du voyage. Une soixantaine de kilomètres nous séparait d’Ourfa ; un camion militaire nous y porta en quelques heures.
Autour du P. Joachim de Lyon et des Sœurs de Lons-le Saunier, les garçons et les filles de l’orphelinat, en 1919. (Le Petit Messager, N° 269, février 1920, p. 38)
Chapitre 2 : Jours de lutte et de deuil
Ourfa n’avait pas changé, au premier regard. Sous le même blanc vêtement de pierre et de soleil elle était toujours nonchalamment assise auprès de l’ancien « Callirhoé » qui coule en une oasis de verdure ; toujours, de nombreux minarets, droits, élancés, de ci de là, semblaient monter la garde. Mais la guerre avait aussi passé là. Dans le quartier arménien, il ne restait que des ruines. Vaillants, les arméniens d’Ourfa n’avaient pas accepté d’être déportés. Retranchés dans leur quartier, armés comme le reste de la population, ils avaient aussitôt organisé la défense. Plusieurs fois, les forces de gendarmerie avaient essayé de pénétrer : tentatives inutiles. Une ou deux fois la trahison d’un des leurs avait permis à des gendarmes de s’engager plus avant : mais l’avantage avait été vite arrêté. La résistance persistant, et les forces locales se trouvant impuissantes à exécuter les ordres criminels de massacre ou de déportation, il fallut amener de l’artillerie et des bataillons de renfort. Le quartier arménien fut bombardé ; il fut cerné par les troupes et, bientôt, le massacre des survivants et des fuyards acheva l’œuvre de mort et de ruine.
L’armistice signé, notre Mission avait, sans tarder, repris, sous une nouvelle forme, sa vie d’avant-guerre. La première œuvre fut, de concert avec les autorités d’occupation, le groupement des enfants chrétiens, épaves de la déportation ou des massacres, disséminés à travers les villages de la Mésopotamie. Les Sœurs ouvrirent un orphelinat de filles, les Pères un orphelinat de garçons. Chaque jour, de ces pauvres enfants, gardés par les Turcs en ville, ou par des Kurdes ou des Arabes, au désert, réussissaient à s’enfuir et venaient à nous.
Les écoles aussi ne tardèrent pas à s’ouvrir, quand peu à peu, quelques familles chrétiennes eurent repris confiance et retrouvé un domicile et du travail. À l’église, la vie catholique renaissait également. Enfants, fidèles et militaires remplissaient le dimanche et parfois les jours de semaine, la massive petite église rendue après de longs mois de silence à la destination sacrée. La fête de Noël, quelques jours après notre arrivée, eut un éclat inaccoutumé. Elle marquait, en effet, la renaissance de la Mission : les enfants recueillis, ces chers orphelins, étaient une promesse d’avenir et de vie. À Maamouret-el-Aziz, les missionnaires travaillaient comme ceux d’Ourfa. Dans des orphelinats, ils avaient réuni l’enfance abandonnée ou dispersée, tandis que autour d’eux, se regroupaient, petit à petit, les rares débris de familles, échappées à la tourmente. Les mêmes perspectives de labeur et de zèle pouvaient d’un moment à l’autre, s’ouvrir pour les autres postes, surtout pour Diarbékir et Mardine.
Mais une nouvelle tempête allait tout d’un coup détruire ces germes de vie, ce renouveau printanier. Vers la mi-janvier 1990, le colonel Normand en mission, avait bien pu aller jusqu’à Mardine, non sans peine ; il n’avait pu se rendre à Diarbakr, selon son désir. Un commandant de gendarmerie turc qui l’accompagnait resta à Ourfa tandis que lui-même retournait à Adana. Aux derniers jours du mois, le capitaine Perrault, commandant une compagnie du 412-R.I., nous dit que le colonel Thibaut avait dû partir en colonne autour de Marache y châtier des villages coupables. Pour nous, à Ourfa, rien d’anormal n’apparaissait. Soudain la situation devint critique. Le dimanche, 8 février, le commandant Hauger, nous avertit que des tribus soulevées menaçaient la garnison. Que le gouverneur, capitaine Sajoux, espérait encore traiter avec les rebelles, qu’en précaution il offrait asile dans la zone de défense aux Pères, aux Sœurs et à leurs orphelins. Le Père Supérieur, comprenant que tant de réfugiés seraient à charge aux troupes, et, se confiant à la garde de Dieu, n’accepta pas l’invitation, mais il offrit de son côté à son tour, un Père aumônier et trois Sœurs infirmières qui, acceptées volontiers, se rendirent aussitôt à leur poste.
Qu’allait il arriver ? On voulait quand même espérer. Rien ne se produisit le dimanche. Le lundi, de bon matin, des bandes armées vociférant des cris de guerre, entrèrent dans la ville, par notre quartier, au sud-est, du côté opposé aux casernes, placées, elles, au nord ouest. On pouvait encore penser que ce serait pure fanfaronnade. Deux heures après, la fusillade éclatait. Les postes avancés de défense étaient attaqués en même temps que les casernes en ville. Presque en même temps la neige – chose rare à Ourfa – se mit à tomber. Les chrétiens, affolés, accoururent se réfugier chez nous ; tous redoutaient le massacre ; à la Mission, pensaient-ils, ce serait l’asile sûr. En vain le Père Supérieur leur dit-il que les rebelles en voulaient aux français, non aux indigènes ; toute la journée, la résidence fut pleine d’hommes, de femmes et d’enfants. Peu à peu, voyant que c’était la guerre non le massacre, les uns après les autres, tous rentrèrent chez eux.
Une semaine passa ; d’autres encore. Avec de rares intervalles de répit, c’était jour et nuit la même chose ; attaques des assaillants contre les casernes, fusillades crépitantes de part et d’autre, coups de feu isolés de ci de là. Pour le reste, en ville, la vie semblait continuer son cours normal. Seulement de temps à autre un assaut plus vaste et plus furieux mobilisait plus de forces ; de temps à autre de nouvelles recrues, levées par force, arrivaient pêle-mêle jeunes et vieux, mais tous bien armés de fusils de guerre presque neufs. Les soldats français tenaient admirablement. La zone de défense était pourtant assez étendue pour eux : elle englobait, avec les casernes, une bonne partie du nouveau quartier arménien.
Les rebelles cachaient leurs pertes, ils étaient étonnés de n’aboutir à rien. Le commandant de gendarmerie turc, celui-là même qui était resté après le départ du colonel Normand, était à leur tête sous un nom de guerre : c’est lui qui avait préparé la révolte, il la commandait maintenant. Au bout de quelques temps, les turcs réussirent à prendre un poste avancé : sept ou huit soldats restèrent entre leurs mains. La situation n’en fut guère changée. Un jour nous eûmes la surprise d’entendre le canon. De Diarbakr, deux pièces allemandes avaient été envoyées. On pouvait craindre pour la garnison. Il semblait que ces canons tirant presque à portée de fusils dussent réduire en miette troupes et casernes. L’on ne vit pourtant aucun changement. Des deux côtés, on restait sur les mêmes positions.
Enfin, au bout d’un mois, le 8 mars, on entendit dans les airs le bruit d’un moteur. Etait-ce vrai ? Oui, c’était bien un avion français. Il venait du sud, de Tell-Abiad. Une fusillade insensée l’accueillit quand il fut au dessus de la ville : sur toutes les terrasses, de tous les points, c’était vers l’avion des coups de fusil, même des coups de revolver. Lui, très haut, vint au dessus des casernes, descendit un peu, décrivit deux ou trois cercles, laissant tomber un message, puis repartit en ligne droite vers Girablos. Quelques jours après, une forte colonne nous dit-on, des trains militaires arrivaient à Tell-Abiad. Enfin, pensions nous un coup décisif allait être donné. Mais rien ne parut. Encore une fois, huit jours après le premier, un second avion parut, survola les casernes et repartit presque aussitôt. Puis, plus rien.
Le temps avançait cependant ; Mars finissait, la neige avait disparu, les cigognes, sans trop s’inquiéter de la fusillade, étaient revenues, avec le printemps. Le vendredi Saint, après une intense préparation d’artillerie, un assaut formidable fut mené par les rebelles : ils l’auraient voulu décisif. Rien ne fut changé. Le dénouement cependant approchait. Le 9 avril, des officiers français, nous dit-on, avaient été vus en ville, au sérail ; et des bruits de reddition de départ commencèrent à se répandre. Le soir même, nous étions fixés : le Père aumônier et les Sœurs infirmières nous étaient rendus sains et saufs. C’était vrai, les troupes allaient partir. Après deux mois de siège et de combat, les hommes étaient en bon état, moral excellent, malgré les fatigues et les privations, mais les provisions touchaient à leur fin. Il avait fallu nourrir, en plus des soldats, une assez nombreuse population. En vain avait-on rationné tout le monde ; les mulets avaient été abattus, le pain de riz avait remplacé le pain de froment ; l’eau même faisait défaut. Les chefs militaires ne firent rien connaître de cette situation aux rebelles ; ils parurent seulement répondre à de multiples invitations que ceux-ci leur avaient faites d’évacuer la place pour ne pas continuer d’inutiles effusions de sang. Leurs conditions furent acceptées sans peine ; les troupes partiraient avec armes et bagages pour la garnison française la plus proche, Arab-Pounar ; et, la population chrétienne ne serait pas molestée. Ils obtinrent aussi facilement une cinquantaine de chameaux pour les transports. Seule, la demande d’emmener avec eux dix notables, qu’ils renverraient dès leur arrivée à Arab-Pounar, suscita de l’opposition ; ils n’insistèrent pas. Ces conventions furent signées de part et d’autre, et un exemplaire remis entre les mains des directeurs de la Mission américaine. Vers le soir du samedi 10 avril, des chrétiens vinrent nous dire secrètement qu’ils avaient entendu et remarqué que les Turcs se préparaient à attaquer les français en route. Nous ne voulûmes pas y croire. D’ailleurs, impossible de communiquer avec les troupes.
Dans la nuit de dimanche 11 avril, les soldats partaient vers Arab-Pounar. À l’aube, ils étaient à une vingtaine de kilomètres d’Ourfa. Là se trouve un assez long défilé : ils s’y engagèrent. Jusque là la route n’avait rien présenté d’anormal. Mais, au milieu du défilé, les flancs-gardes remarquèrent la présence d’individus douteux. Ils n’y firent d’abord pas attention. Bientôt des groupes se montrèrent, puis des bandes, et, tandis que les flancs- gardes donnaient l’alerte (et se repliaient) tout d’un coup la fusillade éclata ; en un clin d’œil les cimes furent couvertes de bandits. Les soldats français avaient immédiatement resserré le carré. Pendant cinq heures, ils tinrent tête aux assaillants. Pendant cinq heures ce fut, pour cette poignée d’hommes assaillis par des ennemis, peut-être vingt ou trente fois supérieurs en nombre et dans une situation défavorable, la lutte ardente, organisée, héroïque. De la ville, les canons avaient été amenés, tous les hommes étaient partis. Des villages, piétons et cavaliers étaient accourus. Cependant les morts se multipliaient chez les Français. De ces quatre cents soldats une centaine venait de tomber. Le commandant, soucieux de la vie de ses hommes, jugeant plus de résistance inutile, décida de se rendre. Le drapeau blanc hissé, on parlementa. À contrecœur, officiers et soldats déposèrent les armes. Pourtant, ce n’était pas assez pour les bandits. Ils voulaient bien les armes, mais non moins les vêtements et les chaussures ; parmi tous ces pillards, ce fut à qui arracherait le plus vite aux officiers et soldats, tuniques, chaussures et pantalons même.
Indigné, le commandant voulut protester. Un coup brutal porté avec un cri sauvage par celui qui paraissait le chef de la bande l’étendit raide mort. Ce fut le signal du massacre. Maintenant que ces soldats n’avaient plus sur eux rien qui vaille, inutile de les épargner. Ce fut le sauve qui peut général de la petite troupe, sans armes, sans habits, la chasse à l’homme, quelques-uns seulement échappèrent. En ville, nous ne soupçonnions rien de ces tragiques évènements. Un lourd silence de mort seulement planait sur nous, suite naturelle, pensons-nous du départ de la garnison. Mais, dans l’après-midi tout à coup la ville reprit de l’animation. Des hommes rentraient, chargés de dépouilles. Sur les terrasses, les femmes les acclamaient de you-you stridents. Qu’étaient-ce donc ? On nous dit que les Français avaient été surpris, attaqués, tous massacrés. Nous ne pouvions le croire ; non, ce n’était pas possible. Hélas ! N’osèrent-ils pas, quelques-uns de ces misérables, venir nous proposer l’achat, la vente d’objets volés, portefeuille, appareils de photographie, carnets etc… ? Repoussant avec horreur ces sinistres trafiquants, nous avions maintenant la certitude du désastre. C’était donc vrai. Ces officiers, ces soldats, hier encore maîtres ici, après ces longues semaines de combat héroïque venaient de périr en un instant, trahis, massacrés dans un horrible guet-apens. Nous sûmes le lendemain que quelques prisonniers, rares débris recueillis à travers la campagne étaient gardés en ville. Nous apprîmes aussi que la tête du commandant avait été promenée en ville au bout d’une pique. Quelques jours après, un avion se fit entendre. La population, consciente du crime commis, fut prise d’une grande frayeur, personne ne doutait que l’avion ne fut venu que pour punir par un bombardement la ville déloyale. Ce fut de l’affolement, une terreur sans nom. L’avion survola les environs, suivit les montagnes ; plusieurs fois il revint sur nous ; puis, il repartit lentement, comme à regret.
Les jours passèrent. Un dimanche, voici qu’une dizaine de prisonniers sous bonne garde, vinrent assister à la messe. C’était un sous-lieutenant, un adjudant, quelques sergents et soldats, vêtus de vêtements civils disparates offerts par la mission américaine. Eux-mêmes avaient demandé de venir à l’église. Eux-mêmes, en quelques instants de conversation que permirent leurs gardiens, nous dirent ce qui s’était passé, comment la colonne avait été attaquée, exterminée, et comment échappés au massacre, sans vêtements, poursuivis par les balles, ils avaient eux, réussi à s’éloigner, tandis que les autres avaient été massacrés ou faits prisonniers. Marchant la nuit, cachés le jour, trois jours et trois nuits ils furent ainsi sans nourriture et sans abri, tâchant de rallier Arab-Pounar. Au quatrième jour, l’un d’eux, blessé d’une balle au pied, était à bout de forces. Que faire ? Abandonner le camarade et continuer la marche, ou bien, pour le sauver, s’adresser à des villageois ? Ils n’hésitèrent pas à suivre ce dernier parti. Ils allèrent donc au village le plus proche ; c’était Seroudj, mais ils l’ignoraient. « Conduisez-nous au poste français le plus proche, dirent-ils, entrant dans une maison, nous promettons de vous donner le prix qu’il vous plaira d’y mettre ». On les fit asseoir, on les habilla de longues chemises à manches pendantes, on les fit manger, mais, pendant ce temps, les gendarmes turcs étaient avertis. Au lieu d’être conduits au poste français, nos soldats furent ramenés à pied, prisonniers à Ourfa. En route, le blessé s’arrêta ne pouvant plus avancer ; impossible à ses compagnons de lui venir en aide ; les coups de cravache ne purent le relever, un gendarme resta près de lui tandis que le convoi continuait sa route et d’un coup de fusil l’acheva.
Deux ou trois fois encore quelques-uns des prisonniers purent ainsi venir à la mission le dimanche. Peu de temps après, tous furent acheminés sur Diarbakr, puis sur Maamouret-el-Aziz. 5
Chapitre 3 : Déportés
Notre vie, à la Mission, continua d’être ce qu’elle avait été pendant le siège. Les autorités kémalistes, dans l’incertitude de l’issue finale de la rébellion, semblaient nous ignorer. De notre côté, nous tâchions d’être inaperçus. Le soin des orphelins, le travail de l’école qui reprit quelques temps après les évènements derniers, le ministère à l’église remplit nos journées comme auparavant. La population, comme nous-mêmes, était dans l’attente d’une intervention décisive. En mai, une colonne, commandée par le colonel Debieuvre, vint à Arab-Pounar, prit Seroudj, puis marche sur Ourfa. En ville, nous aperçûmes des préparatifs extraordinaires ; tous les hommes valides allaient au combat, se portant au devant de la colonne. D’Ourfa on commençait à entendre le canon français. L’heure de la revanche, de la juste réparation du massacre était-elle venue ?
Après avoir dépassé le lieu même du massacre de la garnison, la colonne rencontra les turcs d’Ourfa accourus lui barrer la route. Le combat fut rapide. Les Turcs n’avaient plus à faire à des hommes désarmés, une sanglante défaite les réduisit bientôt à merci. De la ville, le mutessarif alla porter l’acte de reddition aux français sans autre condition que d’épargner le bombardement à la ville. Nous approchions donc de la décision finale. Hélas ! Le lendemain nous apprenions que la colonne, rompant soudain le contact (avant l’arrivée du mutassarif) s’était retirée aussi vite qu’elle était venue. Les évènements d’Aintab, où elle était appelée, l’avaient empêchée de pousser l’avantage jusqu’au bout. De nouveau, l’horizon fut fermé. Une lourde atmosphère continua de peser sur nous, durant les longs jours de l’été et de l’automne.
Ourfa ne tarda pas à devenir place d’armes importante pour les kémalistes. Des troupes, souvent, s’y trouvaient de passage ou bien en formation. Certains jours, nous fûmes témoins, de nos fenêtres, de grandes manœuvres de recrues hâtivement embrigadées. La lutte, là-bas sur le front Cilicie Nord-Syrie, continuait donc encore. Quand donc prendrait fin cet état d’incertitude de guerre et de terreur ? Dans le courant de janvier 1921, un jour, les minarets tout-à-coup se remplirent de muezzins. Plusieurs heures durant, sur toute la ville, des chœurs de voix retentirent lamentations lugubres, appels furieux, supplications plaintives se joignaient d’un minaret à l’autre, telles les vagues de la mer, tantôt montant se choquant en un fracas tumultueux, tantôt retombant en un faible murmure, pour se relever bientôt plus impétueux, plus fort. Des centaines de voix, expression de la prière de tout un peuple, demandaient à Dieu la victoire des croyants, la destruction des infidèles. Nous l’apprenions, quelques instants après ; à ce moment même, un assaut général désespéré était donné à Aintab par les forces kémalistes contre les Français.
Quand à nous notre vie continuait calme et retirée. Le dimanche 23 janvier, la messe avait eu lieu comme d’habitude ; et, comme de coutume, notre petit troupeau y avait assisté. Après dîner, nous nous promenions tranquillement sur la terrasse, quand, tout-à-coup, sur les terrasses voisines de la nôtre nous voyons surgir, un policier, puis deux, trois, d’autres encore ; quelques-uns apparaissent au balcon des maisons contiguës ; tandis que le chef de la police entre dans notre cour. Il fait appeler le Père Supérieur. Qu’arrive-t-il ? Nous l’apprenons vite ; nous sommes prisonniers et dans vingt quatre heures nous serons déportés, à destination inconnue. En même temps les policiers prennent la garde aux portes, à l’intérieur comme à l’extérieur. Nous sommes bien prisonniers. Des enfants même des femmes venues pour le salut du S. Sacrement ne peuvent retourner à leur maison ; le soir, seulement, après de longues démarches, les familles purent les reprendre. Chez les sœurs, la même scène avait eu lieu. La nuit, d’heure en heure les policiers de garde vinrent, dans la chambre de chaque missionnaire constater notre présence et nous compter. Le lendemain, le Père Supérieur, conduit sous escorte au sérail, fut mis en demeure de signer un soi-disant inventaire de la maison des Pères et des Sœurs. Il s’y refusa énergiquement. Aussitôt l’ordre de départ fut brutalement intimé. Le Père Supérieur demanda un délai. Il demanda grâce au moins pour plusieurs religieuses infirmes ou âgées ; un long et pénible voyage leur était impossible. Un médecin vint les examiner : il donna une recette, avec cela elles pouvaient voyager.
Il était trop tard pour nous expédier ce jour là. Le lendemain de bonne heure, avant l’aube, il nous fut permis de célébrer une dernière messe et de consommer la Sainte-Réserve. Tel missionnaire en avait les larmes aux yeux. Au lever du soleil, la police et la gendarmerie étaient là au complet. Chacun de nous pouvait emporter un peu de linge seulement ; néanmoins on nous fouilla isolement chacun sans respect, avant de nous mettre en voiture. Bientôt escortés de gendarmes, nous partions dans la direction nord- est sous les huées de la populace. Adieu, chère Mission d’Ourfa ! Qu’allait- elle devenir ? Qu’allaient surtout devenir nos orphelins et nos orphelines ? On s’était obstinément refusé à nous dire ; nous sûmes, dans la suite, qu’ils avaient été remis à la mission américaine.
À la première halte, toujours ignorants de notre destination, nous crûmes notre dernière heure venue. Pourquoi, en effet, nous faire arrêter là ? C’était loin de l’étape habituelle, en un petit hameau isolé, où se trouvait un dépôt considérable de fusils accumulés sous nos yeux. La nuit passa tranquille pourtant. Au matin, les gendarmes nous remirent en route. Nous passâmes la nuit à Karadjeroun. À Severek, le jour suivant, ce fut abominable. À peine étions-nous entrés dans cette petite ville que la populace nous entoure, vociférant et gesticulant. Quand, à grand peine, la police nous eut parqués dans la cour d’un vieux Khan, les enfants, les femmes et les hommes envahissant les terrasses, continuèrent de manifester leur haine : la terre, les pierres, les crachats pleuvaient sur nous. Enfin, sans trop de hâte, les policiers éloignèrent peu à peu tout ce monde. Une étape encore et nous arrivions à Diarbakr. C’était le terme fixé par le gouvernement d’Ourfa et jusque là, lui-même s’était occupé des moyens de transport. Mais les ordres d’Angora nous envoyaient plus loin. Les autorités de Diarbékir après nous avoir enfermés dans un Khan, sous la garde de la police, nous firent savoir que nous devions aller à Nigdé, et que pour continuer le voyage, nous-mêmes devions en faire les frais. Nigdé ! Où était-ce ? La veille encore, le nom même de cette localité nous était inconnu. Il nous fallait donc, nous dit-on poursuivre notre route, d’abord jusqu’à Mamouret-el-Aziz. Mais comment faire ce voyage ? Après de longues et difficiles démarches du R. P. Supérieur auprès des autorités il fut permis à la directrice de la mission Américaine de venir nous voir. Aimablement, elle nous avança le nécessaire pour voyager jusqu’à Maamouret-el-Aziz. De là, par l’intermédiaire de nos Pères, pensions nous il serait facile de rembourser l’avance.
À Maamouret-el-Aziz, les gendarmes nous introduisirent dans la cour du Khan, et l’un d’eux partit à la recherche de la police prendre des ordres. La fin du jour approchait. Le climat d’Ourfa était loin : au lieu du soleil et de la tiède atmosphère, ici soufflait la froide brise. Pendant des heures, il nous fallut attendre dans cette cour glaciale. Enfin, le gendarme revint : on nous mit tous dans une chambre. Mais déjà, une Sœur se plaignait d’avoir eu froid, elle se sentait du mal. La nuit fut pénible à tous. Impossible de rien savoir de nos Pères. Nous espérions quand même pour le lendemain.
Au lever du jour, soudain, des coups rudes et sonores à la porte, secouent notre chambre. On ouvre. Ce sont les gendarmes, ordre de partir tous immédiatement pour Malatia.
- Une sœur est malade, objectons-nous.
- Prenez des voitures, répondent-ils.
- Mais nous n’avons pas d’argent.
- Vous irez à pied !
En vain le Père Supérieur demande-t-il de voir les autorités. Les gendarmes se fâchent, et, menaçant de la cravache commencent à faire exécuter l’ordre, de force. Mais les Sœurs en larmes – car pas d’illusion à se faire ce long voyage à pied sera la mort pour plusieurs d’entre elles – sont à genoux, dans un coin de la chambre, priant. À la fin, un gendarme consent à conduire le Père Supérieur auprès du commandant de gendarmerie. Les Sœurs ne cessent pas de prier.
Quand le Père Supérieur revint, c’est un soulagement. Il a obtenu un délai ! Si peu que ce soit, c’est assez pour nous faire espérer obtenir davantage. En ville, on sait maintenant notre arrivée. Les rares chrétiens qui s’y trouvent essayent de venir jusqu’à nous. Une humble domestique, fervente chrétienne de la mission y parvient et nous donne vite des nouvelles que nous désirions tant savoir : « Nos Pères ne sont plus à Maamouret-el-Aziz ; on les a fait sortir du Collège, pour y mettre les prisonniers français échappés du massacre d’Ourfa. Ils sont à Kharpout, dans une chambre louée ; les Américains les aident pour vivre en même temps que leurs orphelins. La vaillante femme, qui ne peut rester longtemps, emporte un mot pour les Américains, tandis que nous prions Dieu de nous être en aide.
Quelque temps après, elle revient avec des provisions, des douceurs même, de la part des américains – Dieu les bénisse, et nous annonce que le Directeur de la Mission américaine va lui-même venir nous voir. De longues heures passent. Nous attendons. Et nous voulons voir dans cette attente qu’un bon augure. Enfin, le Directeur vient en effet. S’il n’est pas venu plus tôt, nous dit-il, c’est que la permission a été difficile à obtenir. Mis au courant de notre situation, il sort sans s’attarder, pressé qu’il est d’agir pour nous immédiatement. Il obtient d’abord le plus urgent : le délai sera prolongé de quelques heures. Bien plus, il obtient pour le Père Raphaël Supérieur des Pères relégués à Kharpout la permission de venir nous voir. L’après-midi, nous pûmes ainsi passer d’heureux mais trop courts moments ensemble. Le lendemain, grâce aux soins actifs ainsi qu’aux généreuses avances des Américains, voitures et provisions étaient prêtes ; de bon matin nous reprenions la route sur Malatia. La saison restait bonne encore. Le voyage ne cessait pas d’être fatiguant quand même pour la Sœur malade et pour quelques autres. Le deuxième jour, nous passâmes l’Euphrate sur un pont en assez bon état.
À l’entrée de Malatia, les gendarmes nous firent stationner longtemps. Le commandant de gendarmerie de Maamouret-el-Aziz, revenu à de meilleurs sentiments à notre égard, nous avait dit qu’il nous recommandait à son frère, commandant de gendarmerie à Malatia. Nous allions voir ce qu’il en était. Les gendarmes avaient un mot de sa part. Ils revinrent enfin, et nous conduisirent chez le Père Benoit. Ce missionnaire indigène envoyé, après l’armistice, reprendre ce poste, n’avait pu habiter la mission en ruines ; il logeait dans les locaux de l’évêché arménien catholique. Quel ne fut pas son étonnement de nous voir ! La parole du commandant de Maamouret-el-Aziz n’avait pas été vaine, son heureuse influence allait nous entourer, deux jours durant. Ce furent deux jours de repos, ménagée par la Providence, pour l’âme avec la Sainte Messe et pour le corps par toute sorte d’attentions du bon Père et des rares chrétiennes de sa population. Force nous fut pourtant de reprendre le voyage. Les voitures avaient été prises pour Sivas : Malatia n’était qu’une halte. À peine sorti de Malatia, à la première étape, la neige commença à tomber. Heureusement ce ne fut pas pour longtemps, le beau temps revint vite encore.
En continuant nous arrivâmes en un village nommé Hakim-Khan ; quelques maisons, serrées les unes contre les autres, formant comme un nid d’aigles dans les rochers. La réalité n’allait pas être meilleure que l’impression. Dans le Khan où l’on nous fit arrêter pour la nuit logeaient des volontaires Kémalistes en route pour Marache. Tout de suite ils nous firent mauvaise mine. Les Sœurs eurent peur, il fut difficile de les tranquilliser. Durant toute la nuit ce fut à côté de nous un vacarme grossier, des rires, des disputes, des cris continuels. Au matin, tandis que nous allions repartir, eux et nous, en sens inverse, tout à coup la porte du Khan fut fermée. Le Kanji venait d’être victime d’un vol ; effets et ustensiles avaient disparu de chez lui. Des forces de police arrivèrent ; les bagages de tous, nos pauvres paquets de linge aussi bien que les caisses des autres furent ouverts et fouillés. Les soldats voleurs furent facilement découverts, mais non facilement mis à la raison ; il y eut bagarre, coups de poings, coups de pieds, coups de fusils même. Enfin, les chefs parvinrent même avec peine à calmer leurs hommes et tout rentra dans l’ordre.
Quelques étapes suivirent qui, sans notre condition de gens jetés sur le chemin, incertains de leur sort, eussent été d’agréables promenades. Les sites étaient pittoresques, le temps assez beau. Mais en avançant nous allions vers le froid. À Zaghal, Khan délabré, isolé dans la campagne, la température se fit très basse, le ciel se couvrit et la neige ne cessa de tomber toute la nuit.
Le matin, il fallut partir, et la neige tombait toujours. Les Sœurs valides ne savaient comment envelopper et calfeutrer la sœur malade dans sa voiture, à l’abri du froid. Bientôt ce fut la tourmente : de la neige partout, sur terre et dans l’air. Bientôt il fut impossible de distinguer la route de la campagne. Les voituriers, habitués pourtant à ce parcours, allaient lentement, au hasard, sans trace à suivre. Un oubli, un moment d’inattention de leur part, et les pires accidents pouvaient survenir. De fait, l’un des voituriers, négligeant de garder le contact avec ceux qui le précédaient vit tout-à-coup ses chevaux entraînés, et, avant même de s’en être rendu compte, chevaux, voitures cocher et voyageurs – c’étaient quatre Sœurs – se trouvaient pèle mêle au fond d’une pente raide en bordure de la route. Heureusement, la couche de neige, considérable, avait amorti le choc, chacun se releva indemne, la voiture seule avait pâti de la chute. Enfin, Siwas parut. Une large chaussée nous introduisit dans la ville. Nos voitures s’arrêtèrent sur une grande place, devant le sérail.
Chapitre 4 : L’agonie
Tandis que nous attendions, au milieu des curieux qui nous entouraient, priant Dieu dans nos cœurs d’adoucir l’épreuve qui se faisait chaque jour plus angoissante, les autorités s’occupaient de nous. Fort heureusement le vali et le commandant de gendarmerie étaient des hommes de bonne éducation et bien disposés. Ils convinrent entre eux de demander aux américains de nous recevoir sous leur toit pour quelques jours. Sur acceptation de la Directrice, nous fûmes dirigés vers la mission Américaine.
La Directrice, Miss Graffam, était vraiment une femme de bien, esprit solide et cultivé, cœur viril et généreux, femme d’organisation et de bon sens en même temps que l’inlassable activité. Nous allions vite la connaître et l’apprécier. Daigne Dieu lui rendre au centuple le bien qu’elle nous a fait. Elle nous accueillit à bras ouverts. Elle voulut tout de suite que nous fussions chez nous. Introduits dans une grande salle, bien meublée, bien chauffée, nous nous sentîmes aussitôt enveloppés d’une franche et vive cordialité en même temps que d’une chaude atmosphère. Des policiers persistaient à monter la garde à la porte. Très influente sur les autorités, elle les fit retirer se portant garante elle-même pour nous. Au repas préparé avec toute sorte d’attention, elle voulut malgré notre résistance nous servir en personne. Le soir, des chambres spacieuses, vite transformées en dortoirs, nous attendaient pour le repos.
Les Pères Jésuites, avertis par la Directrice, vinrent nous faire visite. Leur grand établissement – collège de plus de trois cents élèves avant la guerre – avait été pris pour loger un orphelinat turc ; un étage seulement de la résidence avec la chapelle intérieure restait à leur usage. Le lendemain, avec la permission de la police, nous pûmes y aller dire la Sainte-Messe. Devant ce réconfort inattendu, après plus d’un mois sur les grands chemins, nous ne savions assez bénir la Providence. L’incertitude pourtant du lendemain ne lassait pas de nous préoccuper. Selon les personnes informées, il nous restait encore bien du chemin à faire pour atteindre Nigdé et dans de bien plus dures conditions. Comment poursuivre ce voyage avec des Sœurs malades, sur des routes couvertes de neige ? À la demande de Miss Graffam, une première démarche des autorités locales auprès d’Angora nous fit obtenir un repos de quinze jours. Aimablement le vali lui-même interpréta : « jusqu’à ce que les routes soient praticables ». Mais la généreuse Américaine ne s’en tint pas là. Elle voulait nous garder et mit tout en œuvre pour arriver au but. Par son ordre, son avocat lança un télégramme au Ministre de l’intérieur, suivi d’un rapport avec attestation de Docteurs et témoignages des autorités concluant à notre impossibilité physique de poursuivre la route et faisant appel à l’humanité du Ministre pour nous désigner Siwas au lieu de Nigdé comme lieu de déportation. De longs jours durant, il nous fallut attendre la réponse. L’avocat ainsi que les autorités renouvelèrent plusieurs fois leurs démarches auprès d’Angora. La réponse vint enfin, la demande était accordée ! Nous étions sauvés.
Miss Graffam mit alors le comble à sa charité. Elle loua pour nous une maison, la pourvut des meubles et ustensiles nécessaires et nous assura les provisions quotidiennes. Acceptant que les dépenses fussent désormais portées à notre compte et remboursables lors de notre délivrance, elle ne voulut rien entendre pour toutes les dépenses qu’elle avait faites pour nous jusqu’alors. Encore une fois, Daigne Dieu lui rendre au centuple tout le bien qu’elle nous a fait. Nos journées se succédèrent dès lors, pareilles toujours en leur monotonie. Sous la surveillance légère et lointaine de la police, nous allions chaque matin, chez les Pères Jésuites. Eux-mêmes souvent venaient en notre maison. Le reste du temps se passait en prières, en lectures ou études – grâce aux livres prêtés par les Pères, et en travaux d’intérieur. Avec les Américains, c’était toujours la même cordialité, avec échange réciproque de leçons de français pour eux et d’anglais pour nous.
Il y eut encore de longues semaines de neige et de glace. La sœur malade, alitée dès notre arrivée à Siwas, ne put jamais se relever. Les soins délicats et dévoués de ses Sœurs, les consultations éclairées du Docteur des Américains ne parvenaient pas à enrayer le mal. Elle baissait chaque jour. Sa vie ne fut plus qu’une souffrance, une prière continuelle. À côté de sa chambre, une autre fut accommodée en chapelle. Chaque jour elle eut ainsi la consolation d’assister à la messe et, souvent, quand la maladie le permettait, de faire la sainte communion. Au premier jour du printemps, expirant doucement, elle rendit sa belle âme à Dieu. Elle mourait fidèle à Jésus-Christ, vaillante missionnaire jusqu’au bout.
Le lendemain de sa mort, au lever du soleil nous suivions sa dépouille mortelle que portait une voiture de charge prêtée par les américains et devenue pour la circonstance un corbillard. Personne autre que nous à cet enterrement matinal ; il nous fallait toujours le plus possible être inaperçus. Le cimetière catholique était un petit champ ouvert à tout venant, le long de la route ; il servait aussi de lieu de halte aux âniers et aux villageois avant d’entrer en ville. Vraiment, notre âme à tous était navrée. Que de tristesse encadrait cette sépulture, loin de France ! Pourtant, le soleil levant, la nature renaissante, la campagne redonnant partout la verdure et les fleurs, rappelaient, en même temps que nous récitions les prières de l’église, la vie sans fin de l’au-delà, et nous faisaient même espérer le renouveau des ici-bas pour nos missions dévastées. « La mort des Saints du Seigneur est d’un grand mérite devant lui » !
Aux mois d’hiver succédèrent par un printemps rapide les mois d’été. Plus libres, moins étrangers de jour en jour, nous pûmes alors par quelques promenades connaître un peu Siwas et ses environs. De l’ancienne Sébaste nous pûmes admirer les canaux de pierre, travail de Romains, servant encore aujourd’hui à amener en ville de la meilleure source des environs. Nous pûmes vénérer l’étang des quarante martyrs dont il ne reste plus qu’un champ marécageux avec une fontaine qui, à l’époque romaine, devait sans doute alimenter les thermes que l’histoire des martyrs nous montre installés à côté de l’étang glacé.
Non loin de là, une masure est vénérée par les musulmans eux- même, comme le tombeau vide soi-disant de S. Blaise. Enfin, d’un autre côté de la ville, dans un quartier ruiné maintenant, était l’emplacement de la maison natale de S. Méchitar, au XVIIIème siècle, fondateur des religieux arméniens appelés Méchitaristes. De l’ancienne ville turque, il reste, dans la grande mosquée, les mausolées de quelques sultans seljoucides. Le deuil pénible d’une Sœur avait marqué nos premières semaines de séjour à Siwas. En été, un deuil bien triste aussi vint nous affliger. Notre grande bienfaitrice, Miss Graffam elle-même, rendit son âme à Dieu. Souffrant d’un cancer au sein, elle avait remis d’année en année un voyage nécessaire en Amérique où l’opération aurait dû être faite. Bientôt l’opération devint urgente. Miss Graffam avait confiance en l’habilité du docteur arménien de son hôpital, bon chirurgien. L’opération fut décidée et fut bien conduite. Mais la malade, très affaiblie, resta huit jours entre la vie et la mort. À la fin, le cœur céda. Elle mourut ayant accompli ses devoirs selon sa conscience, entourée de nos prières et de nos regrets. Ses funérailles furent un triomphe. Toutes les notabilités de la ville tinrent à manifester leur estime pour cette femme de bien qui disparaissait.
Le successeur de Miss Graffam, le Directeur que le comité du Near East Relief envoya d’Amérique à Siwas nous continua la même exquise charité. Sans compter les dépêches données par le journal local, auquel on ne pouvait guère se fier, de brèves nouvelles nous parvenaient quelquefois. Des réjouissances publiques, très bruyantes, nous apprirent un jour, la victoire turque de la Sakaria sur les Héllènes. Il nous arriva plusieurs fois, de voir passer ou d’apprendre le passage en ville de misérables convois de chrétiens grecs du Pont déportés à l’intérieur. Enfin aux derniers jours de Septembre, la nouvelle nous fut dite de l’arrivée de Franklin Bouillon à Angora. L’accord entre les français et les Kemalistes était même fait, nous assurait-on. À Cesarée, les prisonniers militaires de Bozanti commençaient à être libérés. Nous, déportés civiles allions nous être oubliés ? Vers la mi-octobre, à la suite de démarches pressantes, nous reçûmes un télégramme d’Angora : Nous étions libres de partir.
Quelques formalités de police furent encore hérissées de difficultés. Enfin sous la garde d’un gendarme, nous pouvions, à la fin du mois, nous mettre en route pour Samsoun. Le pays que nous devions traverser était en plein état de guerre et de révolution. Tandis que le gouvernement d’Angora résistait sur le front aux attaques des grecs, les bandes soudoyées par lui, mettaient le pays en coupe réglée ; en même temps que la police déportait à l’intérieur les Grecs ottomans, riverains de la mer Noire habitants du Pont. Le Tribunal de l’indépendance, de ville en ville, répandait la terreur. La veille de notre passage à Tokade [Tokat], il avait fait pendre quatorze notables grecs. À Amasya, durant les dernières semaines, plus d’une centaine avaient été exécutés de même. Sur notre chemin, plus d’une fois, il nous arriva de croiser des convois de déportés, les uns, composés d’hommes seulement et de jeunes garçons, d’autres, formés pêle-mêle de vieillards, de femmes, de jeunes filles, de petits enfants – Spectacle lamentable, inoubliable ! Combien de ces pauvres gens périssaient en route ! À Gavza [Havza], village près de Samsoun, des convois entiers avaient été massacrés. Il nous arriva de rencontrer aussi des convois d’autre sorte. C’était parfois de longues files de voitures à bœufs qui amenaient des munitions de la Russie pour le front ; et, d’autre fois, de nombreux chariots emportant du blé vers la Russie.
À notre dernière halte à Chaqalli [Çakalli], nous fûmes, une nuit, au Khan, avec une mission de bolchevistes, hommes et femmes, civils et militaires ; ils allaient eux à Angora. À Samsoun, un de nos Pères, encore de résidence en cette ville, nous facilita les dernières démarches, s’ingénie à rendre aussi agréables que possible nos dernières heures de Turquie. Encore un minutieux contrôle à la police du port, et, le bateau, enfin un paquebot de la compagnie Paquet – nous recevait à son bord. Nous allions à Constantinople pour nous rendre ensuite qui en France, qui en Syrie. C’était la fin de nos souffrances de déportés ! C’était aussi l’agonie, la fin de notre Mission de Mésopotamie et d’Arménie.
Epilogue
Des deux postes de la mission qui restaient en 1921, Malatia et Maamouret-el-Aziz, le dernier seul reste encore, mais destiné sans doute à une fin prochaine. Le Père qui était à Malatia, fut, en mai 1926, chassé de son poste. Il put, à travers mille difficultés, venir en Syrie. Les quatre missionnaires qui tiennent encore à Maamouret-el-Aziz, les bras liés pour toute œuvre scolaire ou de bienfaisance, n’ont plus que quelques chrétiens dont le nombre va chaque jour diminuant.
La providence fera-t-elle revivre, un jour en ces belles et vastes régions, les Missions et les Chrétientés ? Le Père Céleste seul connaît les temps et les moments fixés par sa toute puissante volonté. À nous de les hâter par nos prières et nos mérites. Qu’il daigne, l’heure venue, appeler des ouvriers à sa vigne, nombreux et vaillants.
Fiat ! Fiat !
1 F. Laurentin, Souvenirs, 25 août 1928, Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban.
2 Album du Centenaire de la Cathédrale S. Louis, 1868-1968, p. 62.
3 Le neveu de cet illustre et saint prélat, fuyant les honneurs que sa science autant que les liens du sang lui permettaient dans les rangs du clergé séculier, voulut se faire simple frère mineur capucin. D’une grande piété comme son oncle, d’une activité débordante et d’une simplicité cordiale et empressée, il n’eut jamais d’autre ambition que de servir de toutes ses forces au bien des âmes.
4 Secte musulmane d’Albanie dont le caractère principal est un nationalisme xénophobe (cf. Lammens, L’Islam, P. 151).
5 Au XII siècle, du temps du royaume latin en Orient, des chevaliers furent pris à Edesse ; ils furent enfermés à la citadelle de Kharpout. Par un ingénieux stratagème un chevalier vint, déguisé sous les habits de mendiant, les visiter, leur ouvrit la porte de nuit ; tous revinrent à Edesse.