La revue capucine « Le Petit Messager de Saint François » publia, en 1920, un long article écrit par les Sœurs de Lons-le-Saunier, intitulé « Cinq ans d’exil en Orient ». L’article, non signé, par mesure de prudence, fut publié en morceaux, dans plusieurs numéros. Il relate en détail les déportations des Capucins et des religieuses de Diarbakr et d’Ourfa, sans oublier de mentionner le convoi du P. Léonard Melki et la mort du P. Thomas Saleh à Marache. Il se croise avec le Rapport du P. Bonaventure de Baabdath et le Récit du P. Attale de S. Etienne .
Pour savoir qui a écrit ce long article, nous nous référons au Rapport du P. Bonaventure qui signale le nom des six Sœurs restantes dans la Mission après le départ des religieuses françaises : trois arméniennes, une suissesse et deux françaises qui n’ont pu se joindre à celles qui sont parties, parce que l’une est très âgée et l’autre gravement malade (Sr. Agnès, supérieure des Franciscaines d’Ourfa), donc incapables d’écrire ce long récit. Aucune des trois Sœurs arméniennes non plus ne pouvait en être l’auteur, à cause de leur style français défaillant, le témoignage de sœur Marie de l’Assomption en est un exemple. Il reste la Sœur Anna, de nationalité suisse, qui est l’auteur probable de ce long article. Vu son importance, nous le publions in extenso. Nous y avons ajouté les sous-titres.
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À la nouvelle de la grande guerre ébranlant l’Europe, les chrétiens d’Orient furent consternés… Quelle belle occasion pour les Turcs de raviver les vieilles haines et d’aiguiser leurs yatagans !… Ils n’y manqueraient pas et le plan favorable s’offrait à eux : s’unir à l’Allemagne, expulser ou opprimer les Français et leurs alliés, puis, sous le couvert de la guerre politique, se livrer sans frein à la persécution religieuse et à tous les excès de leurs brutales passions.
La nation arménienne était d’avance, comme en 1895, la victime désignée pour ce martyre en masse, un des plus horribles drames que l’histoire puisse enregistrer ; drame dont nulle langue, nulle plume ne sauraient dépeindre les lamentables scènes, dévoiler tous les incidents cruels.
En 1895, la férocité musulmane n’a pu s’exercer à son gré. Les missionnaires étaient là pour recevoir les fugitifs et les abriter en foule sous le pavillon français ! Cette fois, on chassera les pasteurs avant d’immoler le troupeau.
Dès les premiers jours de novembre 1914, en intimant aux missionnaires l’ordre de quitter la Turquie, on confisquait leurs immeubles et l’on commençait sous leurs yeux le pillage de tout le matériel : meubles, vêtements, linge, provisions. C’est à peine si on leur laissa quelques effets pour la route.
L’exode de Kharpout – Arrivée à Diarbakr – Incendie et perquisition
Nos Pères et nos Sœurs de Kharpout commencèrent les premiers cet exode douloureux. Le dimanche 8 novembre, après une dernière messe, ils quittaient leur résidence au milieu des pleurs de leurs nombreux élèves et des Lamentations d’une population apeurée.
Laissera-t-on du moins les voyageurs cheminer en paix ? N’en croyez rien ! Les fatigues du voyage s’aggraveront pour eux de telles vexations et tracasseries qu’un volume entier relate ce voyage qui ne devait pas durer moins de deux mois.
Le 11 novembre les fugitifs nous rejoignaient à Diarbakr. Ils n’espéraient pas nous trouver à notre résidence car, dans cette région, l’hostilité des Turcs semblait tourner à la fureur. La persécution y avait même précédé la déclaration de guerre. En août, tous les bazars des chrétiens avaient été livrés aux flammes, et les Turcs, auteurs du sinistre, empêchant tout secours, assistaient à l’embrasement avec une joie féroce.
Un instant l’incendie menaçant la mission et le consul de France étant absent, le consul anglais nous avait fait passer chez lui, Pères et Sœurs, pour éviter le danger et sauver les objets les plus précieux de l’église.
Un calme relatif suivit cette alerte, mais on sentit planer, dès ce jour, une impression de mort. Les Turcs prodiguaient aux chrétiens leurs menaces : « Nous aurons votre peau et les Missionnaires ne vous sauveront pas ; on commencera par eux. »
Malgré tout nous avions continué nos classes où les enfants venaient nombreuses.
Au premier télégramme annonçant la déclaration de guerre, l’ordre est donné aux Pères de descendre le drapeau français flottant sur leur couvent. Le 5 novembre, dès 8 heures du matin, des policiers cernent leur école et la nôtre, ne répondant à notre question : « Que se passe-t-il ? » que par ces mots : « Vous le verrez. »
Les enfants, affolées, se sauvent dans la cour et, trouvant la porte extérieure gardée par un soldat, s’échappent en grimpant sur les terrasses.
Un bon voisin trouvant alors le moyen de nous avertir qu’il s’agit d’une perquisition, nous jetons dans le puits les quelques armes que des Arméniens nous avaient confiées. A peine cette précaution prise, le chef policier arrive et commence les fouilles… On chercha jusque dans nos lits, mais sans succès.
Ensuite, ces messieurs enregistrent nos noms, notre âge, notre nationalité… Dans quel but ? L’exil ? L’expulsion ? La mort ?
En attendant, ils nous annoncent la fermeture de nos classes sur lesquelles ils mettent les scellés séance tenante.
Le lendemain, un hôpital turc y était installé. C’est sur ces entrefaites que Pères et Sœurs de Kharpout nous arrivent, pour vivre près de nous les jours d’angoisses qui nous attendent.
Expulsion des missionnaires français
Mais voici un secours de la Providence. Le T. R. Père Ange, soucieux du sort de ses missionnaires, accourt de France pour partager avec eux les périls et pourvoir à leur sûreté dans la mesure du possible. On lui épargnera l’incertitude sur le parti à prendre. Le 19 novembre, fête de sainte Elisabeth, l’ordre était signifié au vénéré supérieur de quitter le pays avec tous ses missionnaires français.
L’heure tant redoutée a donc sonné pour tous ! C’est non seulement la ruine des œuvres établies dans de longs et patients labeurs, mais encore une séparation douloureuse imposée à des âmes ayant la même vie, le même but, les mêmes sentiments.
En effet, parmi les missionnaires, Pères ou Sœurs, il y a des sujets ottomans. Ceux-ci, Sa Majesté le Sultan entend les garder sur son territoire, où on saura, du reste, leur faire payer cher leur amour pour la France, seconde patrie à laquelle ils sont redevables et de leur éducation et de leur formation religieuse.
Mais, il y a un cas particulier : parmi les Sœurs françaises expulsées il s’en trouve une gravement malade. On en prévient le Vali qui répond : « Qu’elle parte quand même ! — Mais elle mourra en route. — N’importe, qu’elle meure ! »
Très peiné et perplexe, le T. R. Père Ange a l’idée d’intéresser à l’affaire le consul d’Amérique de passage à Diarbakr. On dirait que la Providence l’a envoyé tout exprès pour nous secourir en cette extrémité. Il obtient de « Son Excellence » un permis de séjour, non seulement à la malade, mais à une autre Sœur trop âgée pour soutenir les fatigues d’un tel voyage.
Le départ des expulsés s’effectue le 22 novembre à 11 h. Quel instant pénible pour tous ! Mais ceux qui restent ne sont-ils pas les plus à plaindre ? Malgré les périls de la route, comme ils voudraient, eux aussi, s’acheminer vers la noble patrie française ! O Jésus ! Quel amer calice vous avez offert à nos lèvres ce jour-là !… Mais nous l’avons accepté pour votre amour et le triomphe de la France !
Les voyageurs partis, tout parut plus vide et plus sombre autour de nous. Quelques incidents viennent de temps à autre aviver nos craintes.
Le consul de France à Vanne nous arrive un jour exténué et… furieux. Expulsé lui aussi, il a été arrêté en route par les Turcs qui l’ont obligé à rebrousser chemin jusqu’à Diarbakr. On lui permet de résider au couvent des Pères, mais il se demande ce qu’on va faire de lui. Deux consuls russes sont déjà emprisonnés. 1
Les massacres à Diarbakr
Voici, tels que nous les avons appris plus tard, les faits tragiques accomplis pendant cette période.
Partout, dans les villes principales, réunions secrètes des Turcs, ils en sortent l’air méchant et provocateur. Peu après, tous les Arméniens fonctionnaires de l’Etat sont congédiés. Ce n’est qu’un prélude auquel les victimes de demain ne se méprennent pas. Toutes se préparent à la mort, mais il en est qui essaieront la lutte du droit contre la force.
Les armes sont cachées, et si bien qu’elles échappent à la première perquisition opérée par les Turcs dans les maisons arméniennes. Alors on commence les arrestations : l’évêque arménien et son clergé sont arrêtés à Diarbakr avec les « notables » de la ville. Ils devront avouer où sont les armes ou subir une torture raffinée. L’évêque est tourmenté le premier : on lui arrache, poil par poile, toute la barbe… on lui extirpe les ongles… enfin, l’ayant arrosé de pétrole, on le brûle tout vif. Un de ses prêtres est crucifié, un long clou enfoncé dans la poitrine. L’effet désiré est atteint, certains prisonniers, épouvantés, révèlent où sont cachées les armes.
Dès lors la nation martyre est à la merci de ses bourreaux ! Les arrestations se multiplient, la plupart suivies de près par de sommaires exécutions. Chaque heure du jour éclaire de nouvelles scènes de cruauté et d’épouvante. La nuit ne suspend pas l’odieuse besogne et bien des malheureux sont surpris dans leur lit pour être traînés au supplice en chemise et pieds nus.
Mais voilà que les prisons regorgent ; les assassins trouvent la besogne trop lente ! Leur empressement féroce va susciter une nouvelle « Légion Thébéenne ». Huit cents prisonniers sont réunis et embarqués sur le Tigre, dans la direction de Mossoul. Le but du voyage ne peut être que la mort, aussi quelques-uns de ces malheureux parlent-ils tout bas de se faire Turcs pour avoir la vie sauve. Un fervent catholique devient l’apôtre de toute cette troupe et relève le courage de ses compagnons. Hannessi Cazazian parle comme aurait fait un saint Maurice : « Ne renions pas le Christ, donnons-lui généreusement notre sang ; mourrons en chrétiens ! » O Dieu ! Quelle compensation à tant de lâches apostasies !
Le fleuve traversant une immense plaine, on arrête les kéleks (barques) en cet endroit. C’est le « Champ des Martyrs ». Les exécuteurs y sont déjà au nombre de 500 soldats armés. A peine débarquée, la troupe sans défense est couchée à terre, comme les épis mûrs d’une moisson.
« Ceux qui ne sont pas morts sont grâciés, crie le chef des bandits, levez-vous ! » Ruse infernale pour achever à coup sûr ceux que la première décharge avait épargnés. Ceci se passait en mai 1915.
À Diarbakr, la « ville noire » qui ne mérita jamais mieux son nom, les fanatiques musulmans allaient pouvoir se ruer sur de nouvelles proies : les femmes, les jeunes filles, les enfants même ne doivent pas manquer au catalogue des héros et des martyrs. Déjà martyres par leur cœur, en voyant massacrés leur époux et leurs fils, nos vaillantes Chrétiennes l’ont été cent fois encore par l’incertitude du sort qui leur était réservé et qui pouvait être pire que la mort. Une longue file de ces malheureuses fut dirigée sur Harran (sud-ouest de Ourfa) près d’un puits célèbre où on les précipita vivantes, non sans les avoir diversement torturées.
Ces premiers massacres furent pour l’élite arménienne. Pour le peuple, on mit moins de formalités encore et l’on multiplia les sinistres convois de condamnés. Les chemins en sont encombrés et les barbares conducteurs ne ménagent pas les coups de cravache à ces troupeaux humains. Celui qui s’arrête, vaincu par la fatigue, tombe aussitôt sous un coup de hache. Souvent il respire encore, mais qu’importe ! On le dépouille et on l’abandonne au bord de la route où il expire seul et nu au bout de quelques heures, de quelques jours peut-être !
Une de nos enfants, sauvée dans la suite, nous a dit avoir vu tomber ainsi son père et sa mère, tandis qu’elle devait suivre de vive force le convoi.
Quand en cours de route, on groupait les hommes et les jeunes gens pour les emmener dans une autre direction, c’était l’indice d’une exécution en bloc, comme celle racontée déjà.
Une autre fois, une tribu de Kurdes farouches eut la permission (peut-être l’ordre) de se ruer sur un de ces convois. Ce fut une scène indescriptible et terrifiante. Les assassins bondissent comme des tigres et à coups de massues et de poignards ont, en un instant, tué tous les hommes. Que vont-ils faire du reste de la troupe ? Le Coran, parait-il, défend de tuer les femmes et les enfants ! À ces victimes plus faibles est réservé le plus long combat, les tourments les plus divers, jusqu’à ce que l’ange du martyre ait recueilli ses âmes chargées de plus nombreuses palmes.
Donnons un témoignage particulier de pitié à tant de malheureuses filles que leur âge et leur beauté désignent à ces brutes comme pâture de leur vils passions. Nombreuses sont celles qui ont été enlevées et gémissent dans un honteux esclavage. Dieu sait où on les a conduites !… Dans quelle case infecte d’une tribu demi sauvage ? Ou dans la demeure redoutée d’un musulman polygame ?
Il y en eut un grand nombre aussi qui, pour se soustraire à un pareil sort, ont pris les moyens les plus héroïques, se défigurant pour inspirer l’éloignement ou le dégoût, mettant leurs membres en sang dans une fuite éperdue, où luttant avec leurs ravisseurs au point de les forcer à leur donner le coup de la mort ! Nous avons eu la consolation de savoir que presque toutes nos chères élèves ont ainsi préféré le sacrifice suprême à la perte de leur honneur chrétien.
Heureuses enfants, vous êtes doublement martyres ! Souvenez-vous de nous au ciel.
Il y eut, même pour les « tout petits », d’inimaginables cruautés. Combien ont été arrachés des bras de leurs mères défaillantes et jetés n’importe où, sur des terrains déserts et brûlants. La mort, heureusement, ne pouvait tarder beaucoup à moissonner ces tendres fleurs.
Les survivantes de ces scènes atroces succombèrent presque toutes d’épuisement au cours des indéterminables marches qu’on leur fit faire, à dessein, sous le soleil ardent de l’été oriental. On a dit que ces malheureuses, torturées par la faim et la soif, et n’obtenant de leurs gardiens que des ricanements ou des coups, dévoraient l’herbe du bord des chemins, des souris, de vils insectes et même… des enfants nouveaux-nés ; d’autres ont vendu ces innocentes créatures pour un peu d’eau. Une enfant, recueillie par nous dans la nuit et amenée avec nous en France, fut le prix d’un si triste échange !
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Le convoi de Mardine
La phalange des Missionnaires Capucins était appelée, elle aussi, à fournir une victime du sanglant holocauste. En juin 1915, un long convoi de déportés quittait Mardine. Sur les 780 2 hommes qui le composaient, il y avait l’évêque arménien, 17 prêtres de son rite et un de nos Pères, originaire du Liban. La plupart de ces héros, qui préférèrent la mort à l’apostasie, communièrent de la main du Prélat avant d’aller au sacrifice. Enchaînés deux à deux, ils parcoururent silencieux et résignés, une longue étape dont le terme fut un nouveau champ de carnage. L’œil de la foi se détourne de cet amas de corps mutilés pour chercher plus haut les âmes qui s’envolent, dans leur parure empourprée.
Au tour d’Ourfa
L’orage sanglant ne devait pas tarder à atteindre Ourfa, où la tribulation sera grande aussi. Là, comme partout, la haine fanatique va poursuivre à la fois la nation arménienne et la religion catholique. A ce dernier titre au moins, nous étions vouées à l’immolation. Disons donc bien haut notre reconnaissance pour la protection manifeste dont, en ces jours affreux, nous couvrit la Divine Providence. Maintes fois en péril, nous avons échappé à tout, alors que nous étions sans défense à la merci des Turcs. Dieu permit même que quelques chefs influents parmi eux s’employassent à assurer parfois notre sécurité. Notre seul martyre a donc été dans la longueur de notre isolement et l’intensité de nos angoisses.
A Ourfa, les Arméniens occupent tout un quartier, bâti sur une colline à quelques centaines de mètres de notre couvent. Voilà le théâtre du drame dont nous ne pouvons donner qu’un faible aperçu.
Déjà en mai, des notables du quartier sont arrêtés et proscrits. On feint de les reléguer dans un village voisin et, sans autre procédure, on les exécute en chemin ; d’autres en grand nombre sont emprisonnés.
L’arrestation de Fr. Raphaël Samhiri de Mossoul
Pendant que nous sommes dans l’émotion de ces premiers actes d’hostilité, des policiers se présentent chez les Pères avec l’ordre d’emmener Fr. Raphaël. Que va-t-il se passer ?…
Nous tremblons malgré nous et prions avec ferveur. L’absence est longue… Enfin voici le prisonnier qui revient… seul. On l’a longuement interrogé au sujet d’un « document » trouvé sur un des prisonniers, ancien élève du collège de Mézéré. Ce papier compromettant était… un compliment de fête ! Les agents du Sultan étaient en droit de s’émouvoir !
En juin, nous apprenons que nos trois Sœurs réfugiées à Mardine ont dû quitter leur habit religieux pour se dissimuler parmi leurs parents et leurs amis. Elles ne sont pas en sûreté pour autant et déjà l’une d’elles a été envoyée en exil avec tous les siens.
Les déportés européens à Ourfa
C’est à cette époque qu’Ourfa est choisi pour devenir le lieu de concentration des déportés français, anglais et russes. En peu de jours il en arrive 500. Leur présence met de l’animation dans notre vie de recluses, car, heureux de nous trouver là, ils s’adressent à nous un peu pour tout. Quelle joie de pouvoir alléger par nos services les peines de leur exil en cette ville inconnue ! Nous voilà, pour eux couturières, blanchisseuses… En échange, ceux qui ont de la fortune choisissent des travaux de lingerie et des dentelles dans ce que nous avons pu sauver de nos ouvroirs et les payent largement. Ils se proposent d’emporter ces objets à leurs familles comme souvenirs du pays. Outre les ressources que nous procure ce petit commerce, nous trouvons encore un précieux avantage dans la présence à Ourfa de nos chers compatriotes. Apprenant que nous sommes là plusieurs Françaises, quelques-uns s’emploient à nous obtenir un subside mensuel qui nous permettra d’envisager avec moins d’effroi l’épuisement prochain de nos provisions.
Une de nos rares joies d’alors a été de voir, chaque dimanche, tous ces déportés remplir notre église où les Pères célébraient encore les Offices. Combien les chants exécutés par eux nous faisaient rêver à la terre de France !
Arrivée des déportés arméniens
En juillet, on nous annonce d’autres arrivées. Cette fois, ce ne sont plus de simples « déportés » garantis malgré tout par le prestige de leur nationalité européenne, contre l’hostilité des Turcs. Il s’agit de convois d’Arméniens, amenés de l’intérieur et dirigés, dit-on, vers Alep. Donc, ce sont, à vrai dire, des condamnés ; aussi ne leur offre-t-on pas d’autre asile que les prisons où on les entasse, sans souci de l’espace ni de l’air indispensables à une telle foule.
Nous n’avons plus qu’un souci, parvenir jusqu’à ces infortunés et délivrer, s’il se peut, celles de nos enfants qui s’y trouvent, nous a-t-on assuré.
Une Sœur, enveloppée du grand voile arabe, dissimulant son costume, se présente à la porte de la prison, espérant s’en faire ouvrir l’entrée. Vaine tentative !… Il n’y a à attendre que des coups de cravache du garde farouche qui se trouve là.
Comme nous prions pour ces malheureuses qui nous attendent et nous réclament !… Il faut essayer de nouveau ! La Sœur retourne, non plus seule, mais accompagnée d’une personne sûre et dévouée autant qu’habile qui saura gagner le geôlier.
En effet, la porte leur est ouverte, mais quel spectacle affreux ! Il évoque à l’esprit la pensée du Purgatoire ! Dans l’ombre de ces cachots, c’est un pêle-mêle de ces pauvres corps épuisés, amaigris par la faim, déchirés par les accidents de la route, brûlés par le soleil. Les yeux sont rendus ardents par la fièvre et la peur, les lèvres ne s’ouvrent que pour des plaintes déchirantes !
A peine la Sœur a-t-elle franchi ce lugubre seuil que quelques enfants se jettent dans ses bras : « Par pitié, sauvez-nous » Pauvres petites ! Votre espoir en nous ne sera pas trompé, mais c’est là qu’il faut user de ruse et de diplomatie. Un geôlier turc est rarement incorruptible ! En insinuant à celui-ci que l’absence de quelques enfants ne saurait le compromettre, on lui glisse adroitement une petite rançon, et la Sœur, bien heureuse, ramène ces pauvres libérées chez nous. Elles sont méconnaissables, presque nues, exténuées, et quelle lamentable odyssée chacune nous raconte ! Nous pleurons avec elles en leur donnant les soins les plus pressants.
Puis voici plusieurs jeunes garçons de 10 à 15 ans qui nous arrivent, ceux-ci ont réussi à prendre la fuite avant d’arriver à Ourfa, espérant bien se réfugier chez nous. Ce sont des élèves des Pères ; avec quelle sollicitude le R. P. Benoît les accueille et pourvoit à leurs besoins ! Comme il eût voulu les garder toujours ! Mais comment les soustraire à la police aux aguets ?
En ces circonstances, la charité de nos déportés européens fut vraiment ingénieuse, et, grâce à leurs expédients bien imaginés, nous avons pu sauver un certain nombre de ces chers enfants. Ils devront à leurs protecteurs une éternelle reconnaissance.
Comment relater l’histoire de notre malheureuse ville d’Ourfa pendant les mois d’août, septembre et octobre 1915 ! Période d’épouvante et de carnage indescriptible !
Là, comme ailleurs, on débute par la sommation faite aux Arméniens de livrer leurs armes. Les agents n’obtiennent que quelques vieux fusils. Leur déception est vite vengée par l’arrestation de l’évêque schismatique et de plusieurs notables, dont 5 de nos amis catholiques. Pour eux, la torture suit de près l’emprisonnement, puis les voilà condamnés ! Ils seront les prémices d’une nouvelle légion de martyrs ; on les conduit à la mort presque en triomphe, au son de la musique militaire. Les Turcs semblent ivres déjà du sang chrétien qui va couler. Nous, nous prions pour les nobles victimes et nous tremblons dans l’attente des pires événements. 3
Le massacre du 19 août
Les Arméniens, très excités, ont résolu de résister à leurs persécuteurs. Puisqu’on en veut à leur vie, ils ne veulent pas la donner, mais la vendre chèrement dans une lutte héroïque. Pour cela, ils ont depuis longtemps pratiqué dans leur quartier des souterrains et des cachettes où les armes sont bien dissimulées. Les habitations sont closes et les rues à peu près désertes.
Le 19 août, dans l’après-midi, une fusillade intense éclate ; ce sont les Turcs qui, avertis par quelque mystérieux signal, se ruent à l’assaut du quartier arménien. Dans ce premier choc, bien des malheureux succombent et l’on entend, mêlés au crépitement des balles, les hurlements des exécuteurs et les cris déchirants des victimes.
Qui dira ce qu’on éprouve en des moments pareils ! Nous devons lutter contre une sorte de stupeur pour faire monter vers Dieu de ferventes supplications.
Un coup frappé à notre porte nous interrompt. On ouvre… trois Arméniens se précipitent dans la cour. Revenant du travail, ils allaient tomber aux mains de leurs bourreaux et cherchaient leur salut près de nous.
J’ai dit déjà que nous n’étions plus dans notre maison, mais dans un petit logement en location. A force de prières, nous décidons notre propriétaire à laisser ces malheureux se cacher à la cave ; mais dès le lendemain, malgré leurs supplications et les nôtres, elle cède à la peur et les force à sortir. C’est les envoyer à la mort, et nous sommes impuissantes en une pareille extrémité !… Ces pauvres gens n’ont pas fait cent pas qu’ils tombent égorgés.
Et ce n’était là qu’un prélude ! Pendant l’accalmie trompeuse qui suivit, pendant qu’on enlevait les cadavres, qu’on faisait disparaître les traces sanglantes des rues et des murailles, il se passa, tout autour de nous, bien des drames secrets. Les bourreaux continuaient, dans l’ombre, leur sinistre besogne. On avait dressé d’avance de longues listes de victimes et, à chaque instant, il y avait quelque demeure soudainement envahie et dépeuplée sans merci.
Dans un village assez proche, de nombreux jeunes gens d’Ourfa avaient été mobilisés pour combattre sous l’étendard turc. Se défia-t-on de leur fidélité au Croissant ! Je ne sais, mais séparés de leur bataillon, liés deux à deux, ils furent conduits à l’écart et égorgés sans pitié.
Saint Georges protège Khouri Hanna
Il ne faut pas omettre l’anecdote du prêtre syrien catholique Khouri Hanna qui échappa miraculeusement au massacre. Averti par un ami que son nom se trouve sur la liste de mort, il se prépare au grand sacrifice, console lui-même et encourage ses fidèles terrifiés, puis attend dans sa demeure ceux qui doivent l’immoler… On se figure ce que dut être cette attente !
A la grande surprise du prêtre, plusieurs jours s’écoulent sans que les assassins paraissent ; cependant, on les a vus rôdant aux alentours ! Un de ces hommes fit plus tard la déposition suivante :
« Arrivant pour vous tuer, nous avons trouvé à la porte de votre église un beau soldat porteur d’armes brillantes. Son allure imposante, son regard foudroyant nous obligèrent à nous retirer. Le lendemain, nouvelle tentative : le même soldat était là, il ne nous a rien dit, mais sa seule présence nous a ôté toute envie de revenir ».
A ce récit, le prêtre se sentit comme paralysé par une émotion intense ; il pense à saint Georges, le patron de son église, auquel il a une grande dévotion et ne craint pas de reconnaître son céleste protecteur dans ce guerrier dont la majesté seule a déconcerté les bandits.
Bombardement d’Ourfa
Depuis le massacre du 19 août, les Arméniens sont restés sur la défensive, pressentant une nouvelle attaque. En effet, le 29 septembre, leur quartier est de nouveau cerné et la fusillade recommence accompagnée d’horribles clameurs. Cette fois, la résistance, mieux organisée, est plus heureuse ; des femmes, des jeunes filles mêmes combattent, héroïques, aux côtés de leur époux et de leurs frères. Pendant trois semaines les assaillants sont tenus en échec : c’est une bataille en règle et les victimes ne sont pas toutes chez les Arméniens.
Jour et nuit le combat nous assourdit ; nous sommes si près de ce champ de bataille que les balles viennent ricocher jusque sur notre terrasse ; il n’est pas dit que nous n’en recevrons pas par les fenêtres ! Grâce à Dieu, aucun projectile n’a pu nous atteindre.
Devant cet « échec » de ses émissaires, Jamal Pacha entre en fureur et télégraphie l’ordre d’exterminer tous les « révoltés » d’Ourfa ! Pour cela, il envoie d’Alep, outre 4 canons, un bataillon de renfort sous les ordres d’un commandant allemand.
A cette nouvelle, joie délirante parmi les Turcs. Les femmes, du haut des terrasses, font entendre leurs « lilis » stridents, cris de joie sauvage en l’honneur des braves qui viennent anéantir les « Gaours » (infidèles, nom donné aux chrétiens).
Le 8 octobre, les canons sont mis en place. Le Gouverneur, responsable de la vie des Européens, les interne tous au couvent des Pères pour la durée du bombardement. Nous devons nous y rendre aussi. N’appartenons-nous pas toutes à la France ? Les unes par le sang, les autres par le cœur ?
En un instant tout est envahi : église, couvent, école. En nous voyant nous retirer, des catholiques de notre quartier essaient de nous suivre, mais les policiers sont inflexibles et notre cœur est brisé d’abandonner nos pauvres gens ; nous ressentons tous les coups qu’on leur prodigue pour les éloigner de notre porte.
A peine sommes-nous enfermées que le premier coup de canon retentit ; le bombardement dure jusqu’à la nuit pendant laquelle les Turcs essaient un nouvel assaut vigoureusement repoussé.
Dans notre asile provisoire, on s’organise comme on peut. La sacristie servira de chapelle et l’église de dortoir commun. Pour nous, dès le lendemain, il nous parut possible de regagner notre petit logis, peu éloigné du reste.
Pendant huit jours les canons font rage, transformant en lamentables ruines les riches habitations de la colline arménienne. A chaque coup nous frissonnons, mais surtout nous prions pour ces héroïques combattants qui, malgré leur valeur, devront bientôt céder devant la force brutale. Que se passera-t-il alors ?
Le 15 octobre, au sommet d’un amas de décombres, on aperçoit un drapeau blanc auprès duquel bientôt flotte l’étendard turc. C’est fini, nos pauvres Arméniens se sont rendus ! Mais quelles scènes se sont déroulées dans l’ombre de leur dernière nuit ? Quelques échappés de la terrible hécatombe ont pu nous l’apprendre.
Avant de s’avouer vaincus, les survivants, réunissant ce qui restait de leurs biens, y avaient mis le feu ; puis, à la lueur de cet embrasement, pendant que la cloche de leur église tinte une dernière fois comme pour une lente agonie, les chefs de famille, sans doute hors d’eux-mêmes, avaient immolé leurs plus belles jeunes filles plutôt que de les abandonner aux mains d’infâmes bourreaux !
Et cette exécution déchirante s’achevait à peine que déjà les Turcs, ivres de rage fanatique et de joie cruelle, avaient bondi sur la colline, devenue silencieuse. Saisir les combattants encore valides et les enchaîner fut l’affaire d’un instant ; ils se livraient sans résistance ! On leur réservait « l’apparat » d’un Conseil de guerre. Mais ensuite, là-haut, parmi les ruines, les féroces musulmans trouvèrent de quoi satisfaire leur soif du sang chrétien. Vieillards, blessés, mourants furent immolés à leur tour avec des raffinements de barbarie qu’on ne saurait décrire.
Pour les « prisonniers de guerre » le jugement fut rapide et la sentence sans appel. Ils n’eurent pas à attendre longtemps l’heure du sacrifice. Tous s’étaient mis à genoux pour une suprême prière ; au signal donné, ils se lèvent, s’alignent pour recevoir le coup mortel et tombent tous ensemble, comme un mur qui s’écroule. Un docteur turc, présent à ce drame et qui nous en donna les détails, en eut une émotion si violente qu’il en mourut peu après. Pour les enfants et les femmes échappés à l’hécatombe de la colline arménienne, le plus grand nombre fut banni, pourchassé à travers le désert où tout est péril et souffrance. D’autres furent retenus en prison jusqu’en décembre 1918. Quelles larmes de pitié autant que d’admiration nous ont arraché leurs récits !
Ces prisons, du reste, regorgeaient toujours de victimes. Le Bon Maître voulut bien nous donner la joie de sauver encore deux de nos élèves de ces affreux cachots où la misère et les privations eurent bientôt amené un autre fléau : le typhus. Que de malheureuses ont expiré ainsi sans soins, dans l’abandon et la nudité ! Et dans pareille occurrence, que fallait-il attendre de la pitié musulmane ? Rien… sinon la fosse commune dans laquelle, souvent, les agonisantes furent jetées pêle-mêle avec les cadavres !
En décembre 1915, à la suite de si terribles massacres, la population d’Ourfa se trouvait réduite d’un bon tiers. Sur la ville en deuil pesait une atmosphère de tristesse et de crainte. Les douces fêtes de l’Immaculée Conception et de Noël furent cependant célébrées avec solennité dans notre église, grâce au concours de nos déportés français. Notre Mère du Ciel et Jésus-Enfant ont dû sourire à tant d’âmes meurtries cherchant auprès d’eux le réconfort dans les angoisses du présent et l’espoir d’un avenir meilleur.
L’année s’achève ensuite dans une nouvelle phase d’épreuves. Tous les déportés doivent quitter Ourfa, on les dirige sur Konia et les environs. Mais parmi eux, le typhus a fait son apparition. Vite on organise pour les malades atteints un petit hôpital où ils seront soignés jusqu’à leur guérison. Nous nous sentons heureuses et fières d’être appelées au service de nos compatriotes exilés. Hélas ! Malgré notre sollicitude, il en est deux qui succombèrent au fléau. Du moins ceux-là sont morts entourés, soignés, consolés ! 4
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A notre tour de payer un tribut au terrible typhus. Deux Sœurs sont atteintes, mais, grâce à Dieu, leur cas n’est pas mortel.
Au printemps une calamité d’un nouveau genre nous menace. Des troupes turques sont concentrées à Ourfa, il faudra les loger… notre belle église ne risque-t-elle pas d’être occupée et profanée par eux ? Un chef l’a visitée et trouvée à son gré pour une caserne. Il nous faut dépouiller le temple saint de tous ses ornements et nous accomplissons cette besogne la mort dans l’âme. O Jésus, vous voulez donc abandonner votre maison aux impies ? Mais non ! Ce ne sera qu’une alerte ! Un autre officier révoque l’ordre du premier. Avec quel empressement nous remettons tout en ordre ! Merci, mon Dieu ! Restez avec nous toujours et toute souffrance nous paraîtra légère !
Les Pères sont contraints, toutefois, de loger chez eux les officiers allemands, commandant les troupes de leurs dignes alliés. Ces messieurs tiennent à donner des preuves de leur « Kultur ». L’un d’eux, c’est le major, nous rend visite. Après quelques phrases de gauche politesse, il s’anime, loue la noble Turquie où fleurissent toutes les vertus et, finalement, éclate en invectives grossières contre la France. Il fallut, pendant une heure, écouter sans mot dire les propos insolents de cet homme, refoulant l’indignation soulevée en nos cœurs par ce verbiage teuton. Je ne sais si ce triste personnage crut nous avoir imposé de la crainte ou du respect… Il ne nous inspira que du dégoût.
Il dut bien changer de ton et d’allure lorsqu’en octobre 1918 il tomba comme prisonnier aux mains des alliés vainqueurs !
L’automne 1916 marque pour nous un changement de domicile. Devant les exigences croissantes de notre propriétaire, nos bons Pères décident de nous céder, dans leur couvent, quelques pièces qui peuvent être rendues indépendantes. A leur insu comme au nôtre la Providence nous amenait là pour sauvegarder l’église et le couvent pendant les tristes événements de 1917.
L’arrestation du prêtre arménien Der Vartan
Presque au lendemain de notre nouvelle installation, nous somme témoins d’une scène violente. Depuis un an, un pauvre prêtre arménien vivait secrètement dans notre église, où il avait pu se réfugier. Comme il avait disparu au moment des massacres, les Turcs ne le cherchaient plus, le croyant mort. Qui le dénonça ? Mystère. Le 24 septembre, fête de Notre Dame de la Merci, un policier déguisé en Arabe, arrêtait ce prétendu coupable, accusé de révolte pour avoir échappé au poignard meurtrier.
Fort de son innocence, le malheureux captif veut résister à celui qui l’entraîne, mais il est frappé, traîné dehors où d’autres agents aux aguets l’entourent. Frère Raphaël accourut au bruit de la scène, essaie d’intervenir, il est aussitôt saisi et emmené en prison avec le pauvre Arménien, cause de tant d’émoi.
Dès lors, nos Pères qui lui ont donné asile sont devenus gens suspects ; c’est leur charité chrétienne et leur généreuse hospitalité qui leur attire une longue persécution et de cruelles épreuves. Mais ils souffriront tout sans regret, comme leur part du « Martyre de l’Orient » et méditant cette parole fortifiante de Jésus : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice. »
Tout d’abord, perquisition dans tout le couvent. On y trouve des objets compromettants : 1° un peu de tabac, pour lequel on exige 30 francs d’amende ; 2° des chapeaux européens oubliés par des déportés. Ceci est grave et évoque à l’œil soupçonneux des policiers des têtes d’espions qu’il s’agit de découvrir. 3° Dernière trouvaille, une arme qui, certainement, trahit des intentions hostiles à l’Etat.
Dans la journée, les Pères, cités à comparaître chez le gouverneur, y subissent un long interrogatoire au sujet du prêtre arménien. On les congédie sur le soir, mais Fr. Raphaël n’est pas relâché. Il ne fallut pas moins de deux mois pour le retirer de sa prison, à force d’interventions diverses, de sollicitations et d’explications.
Son retour fut une fête, car nous désespérions presque de le revoir. Le pauvre Frère avait passé par de bien terribles émotions, n’ayant pour ressource que la prière confiante et résignée.
« Une nuit, nous dit-il, je crus ma dernière heure venue. J’entends le roulement d’une voiture au dehors et, en même temps, un gendarme ouvre ma porte. En un clin d’œil mon imagination évoque tout ce qui attend les condamnés : le départ dans la nuit, le peloton d’exécution dans un champ solitaire… etc… Dans l’émotion qu’on devine je suivis le gendarme qui me conduisit tout simplement… à un autre cachot. »
Le prêtre, inculpé de rébellion, avait bien plus à souffrir encore dans les durs voyages qu’on lui imposa pour l’envoyer de tribunal en tribunal, à Alep, puis à Damas, d’où on le ramena à Ourfa pour le conduire ensuite à Marache où, hélas ! nos pauvres Pères devaient encore aller le rejoindre en captivité plus tard.
Les derniers échos de 1916 nous apportent encore de tristes nouvelles. Sœur Agathe, nous assure-t-on, vient de mourir à Mardine du typhus qui, deux jours après, emportait aussi sa mère.
Nos jeunes Sœurs orientales apprennent que leurs frères sont massacrés, tandis que les mères, les sœurs sont mortes en exil ou par suite des privations et de la misère. Que de deuils accumulés ! Pour une seule de nos Sœurs il y a une grande joie à côté de l’épreuve. Un de ses frères a non seulement échappé au massacre, mais il vient de célébrer sa première messe. Sa pensée va souvent de « ses martyrs » au ciel à « son prêtre » sur la terre. 5
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Voici une nouvelle année. Nous n’osons nous demander : « Que sera-t-elle ? » D’avance, préparons nos lèvres à dire le « fiat » du sacrifice, autant de fois qu’il plaira au divin Maître de nous présenter son amère calice.
La déportation des Pères d’Ourfa
Le 4 janvier marque pour nous, mais combien plus pour nos bons Pères, le commencement d’un long chemin de croix.
A 7 heures du matin, Père Bonaventure venait de monter à l’autel. Avec une assez nombreuse assistance, nous nous préparions à entendre la sainte Messe quand, soudain, l’église est envahie par des soldats en armes. Ils arrivent de partout ; par la porte d’entrée, par la sacristie ; en un instant nous sommes environnés de ces visages haineux et farouches.
Serait-ce pour nous l’heure de l’immolation ? Un policier brutal atteint l’autel, ferme le Missel et entraîne le célébrant à la sacristie où il lui faut, à la hâte, quitter les ornements. Il nous rejoint alors dans la cour où l’on nous a fait passer pêle-mêle.
Les Pères, les Sœurs, les fidèles qui remplissaient l’église, nous sommes tous là comme un groupe de condamnés. En somme, que veut-on de nous ? Mystère.
Débarrassés de notre présence, les Turcs se mettent à bouleverser l’église, dérangent tout, fouillent les moindres recoins ; puis ils passent au couvent où leurs investigations continuent plus minutieuses encore. Cette fois nous comprenons. L’affaire du prêtre arménien est encore en jeu et cause cette nouvelle alerte.
La perquisition prend fin ; mais quelle n’est pas notre stupeur quand nous voyons nos Pères, Fr, Raphaël et leur domestique emmenés par cette troupe armée qui leur fait un triste et ignominieux cortège ? Comme nous tremblons ! Comme nous prions !
Dans la journée, les Pères nous font dire qu’ils sont en prison et vont être envoyés à Marache pour comparaître avec le prêtre arménien. Quelques bons Turcs nous disent bien que dans quinze jours ils seront de retour, mais nous ne nous faisons pas illusion ; il faut s’attendre à tout avec la procédure turque !
Sur nos instances auprès du Gouverneur, les prisonniers sont relâchés quelques heures pour préparer leur voyage. Ils partent en voiture, espérant prendre le train à Arra-Pounar.
Il paraît que le chemin de fer n’est pas du goût des soldats ; ils entendent conduire leurs captifs à pied d’étape en étape. A force de parlementer, les voyageurs obtiennent cependant de louer quelques « bourricots ».
P. Thomas Saleh atteint du typhus
Même avec cet adoucissement, le trajet reste bien pénible, et combien plus les nuits qu’il faut passer dans les « khans » ouverts à tous venants et surtout infectés d’odeurs nauséabondes et de sordide vermine. C’est pour éviter ce dernier supplice, parfois intolérable, que le pauvre P. Thomas préféra, un soir, faire halte et prendre son repos sur une grosse pierre du chemin. Le lendemain, vaincu par la fatigue, il était atteint du typhus et parvenait presque mourant à Marache.
On l’emporta à l’hôpital sans lui laisser la consolation d’être assisté par ses frères en religion bien vite mis sous les verrous.
Heureusement, la Providence suscita au moribond un ange consolateur dans le bon Père Patrice, Franciscain résidant à Marache. Il assista, jusqu’au dernier soupir le cher Père Thomas et put ensuite nous donner les détails de sa mort édifiante.
Vers le tribunal d’Adana
Il s’employa de même à soulager nos prisonniers pendant les deux mois de leur détention à Marache. Au bout de ce temps, nouveau départ pour Adana. Ce que fut ce dernier voyage, une carte reçue plus tard du P. Bonaventure nous en donna une idée : « C’est, disait-il, grâce à vos prières que nous ne sommes pas morts en route ! »
Et ces souffrances de la route devaient être surpassées encore par celles de la captivité. On se figure difficilement tout ce que peut avoir d’odieux le séjour prolongé dans des cachots infectes, en compagnie de malfaiteurs grossiers et repoussants ; ayant pour nourriture quelque dégoutant brouet, et pour lit d’inqualifiables grabats où pullulent les insectes.
Bien désireuses d’affranchir nos Pères d’une telle situation, nous mettons en action le proverbe : Aide-toi, le ciel t’aidera. Pendant que nous restons à Ourfa, offrant à Dieu nos prières, nos travaux, nos sacrifices, Sœur Fébronie se rend à Adana. Sa qualité de sujet ottoman lui donne accès auprès de Jamal Pacha, commandant du corps d’armée de Syrie, très en faveur auprès du Sultan.
Dès la première entrevue, Son Excellence se montre favorable à la cause des Pères et promet de s’occuper d’eux. Sans doute il tint parole, mais avec quelle lenteur !
Occupation du couvent et de l’église à Ourfa
Pendant toutes ces démarches, nous avions à Ourfa, outre nos inquiétudes, d’autres émotions.
Un soir de mars, vers dix heures, nous sommes éveillées par des appels partis de la terrasse voisine. Une femme nous apporte par cette visite nocturne l’annonce d’un fâcheux événement. Le lendemain, paraît-il, le Gouverneur doit occuper le couvent et l’église ! Nous voilà sur pieds et dans la plus vive angoisse. Les Pères seraient-ils condamnés et leurs biens saisis ?
Quelle nuit ? Il faut penser à nous-mêmes aussi et faire tous les apprêts d’un hâtif départ, mais, avant tout, il faut soustraire l’Hôte divin de notre église aux profanations possibles des musulmans.
Averti par notre charitable voisine, le prêtre chaldéen de la paroisse voisine accourt et nous fait consommer les Saintes Espèces. Cette scène dans la nuit nous fait songer à la communion des Martyrs aux Catacombes ! Il nous en coûte de voir le tabernacle vide, mais du moins, si l’on nous chasse, nous ne laisserons pas Jésus derrière nous ! Nous l’emportons en nos cœurs qui sont tout à Lui !
Ensuite, pendant plusieurs heures, nous réunissons les effets les plus indispensables. A mesure que les paquets s’achèvent on fait passer le tout par une fenêtre chez nos voisins.
Quand le jour paraît nous sommes prêtes… mais notre cœur bat bien fort, surtout quand les fonctionnaires du Sultan se présentent chez nous. Leur attitude ne justifie en rien les émotions de la nuit. Ces messieurs sont corrects avec nous ; il leur faut de la place, c’est vrai, mais quelques pièces leur suffiront. Non seulement ils ne songent pas à nous faire quitter le couvent, mais ils veilleront à ce que nul ne nous inquiète… etc.
Quel soulagement ! Nous restons donc, indépendantes, dans la partie du local que les Pères nous avaient assignée. Le reste du couvent changea plusieurs fois de destination, devenant successivement : cour martiale, trésorerie, dépôt militaire ; mais les employés de ces diverses administrations n’ont eu pour nous que de la bienveillance. Le Gouverneur avait donné des ordres sévères pour que nous soyons respectées ; lui-même envoyait chaque jour ses trois petits garçons prendre chez nous des leçons de français.
Nos murs ont même abrité l’étendard musulman ! Précieuse relique qu’on ne déplace qu’avec les honneurs militaires… mais si, le même jour, l’occasion de déserter se présente ils n’ont garde de la manquer.
Bénie soit la Providence qui nous suscita des défenseurs en ceux mêmes qui auraient pu nous perdre !
Don Jean et Don Emmanuel
Nous devons aussi un souvenir reconnaissant au prêtre chaldéen, comme à son confrère du rite syrien. En l’absence de nos Pères, nous avons dû fréquenter l’une et l’autre église, et Don Jean comme Don Emmanuel ont mis à notre service tout leur dévouement sacerdotal.
C’est ce dernier qui, dans le courant de novembre, assista dans ses derniers moments notre chère Sœur Marthe, bien rapidement emportée par la dysenterie. Ce deuil raviva et alourdit pour nous toutes les peines de l’exil !
Nous devions connaître encore une autre calamité ! La guerre, les massacres, le typhus ne pouvaient qu’amener à leur suite la famine, qui acheva de décimer les malheureuses populations d’Orient.
Il est impossible de décrire les détails navrants de ce dernier fléau. Ces chemins bordés de cadavres, ces mourants se traînant à grand’peine dans les rues à la recherche de quelque immonde débris ; ces cris lamentables entendus jour et nuit : « J’ai faim ! J’ai faim ! »
Assister à de tels spectacles et ne pouvoir distribuer qu’avec parcimonie quelques morceaux de pain enlevés à notre portion strictement mesurée ! Ce fut pour nous un indicible supplice.
Condamnation de Der Vartan et des Pères Capucins
Au milieu de tant d’événements nous ne pouvions oublier nos prisonniers d’Adana ! Le procès du prêtre arménien touchait à son terme. Enfin cette nouvelle et innocente victime est jugée et condamnée à la potence. Son supplice n’eut lieu qu’en novembre 1918, quelques jours seulement avant l’armistice. Les Pères, pour avoir favorisé sa prétendue « rébellion » en lui donnant asile, entendent prononcer pour eux l’arrêt de 10 ans de prison.
Ce n’est pas le moment d’abandonner la partie. Sœur Fébronie continue courageusement ses instances auprès de Jamal Pacha tandis que, d’autre part, Mgr. Zuchetti et le Délégué de Constantinople travaillent également à la délivrance des prisonniers. Enfin le dénouement est proche, mais il faut, pour dernière formalité, notre déposition à toutes. Nous comparaissons donc au « sérail » devant un… juge dont l’aspect n’est rien moins qu’imposant, aussi nous réprimons le rire avec peine en répondant aux questions de ce personnage qu’on eut pris, en Europe, pour quelque cireur de bottes ! 6
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Libération des Capucins et retour à Ourfa
Dans tous ces débats, l’année 1917 a fini son cours et chassé dans la région du souvenir bien des événements divers. L’année nouvelle sera-t-elle plus clémente ? Verra-t-elle le terme de notre long exil ?
Du moins, dès son début, nous avons eu l’espoir certain du retour de nos Pères. Encore de la patience !… Il en faut partout, mais en Turquie on en fait triple dépense !
Même quand leur condamnation eût été, dans toutes les formes, annulée par sa Majesté le Sultan, nos prisonniers furent contraints de séjourner encore deux mois et demi à Adana.
Enfin, ils sont annoncés et, le 13 mai, ils rentrent à Ourfa, attendus, acclamés, félicités de tous côtés. La ville entière se réjouit et leur fait fête. Il est aisé de deviner nos sentiments, à nous, et ceux de nos catholiques latins ! Comme, tous ensemble, nous avons fait monter vers le ciel de ferventes actions de grâces !
Après ce retour nous nous sentons plus courageuses ; il nous semble qu’un rayon d’espoir est venu nous visiter et qu’il nous annonce le grand jour qu’appelaient tous nos vœux et nos prières.
En août, voici la nouvelle de l’entrée des alliés à Beyrouth ! Comme les Germano-Turcs ont perdu leur aplomb et leur arrogance ! Des familles allemandes, résidant à Ourfa, jugent prudent de partir au plus vite…
En novembre, Français et Anglais occupent Alep et, peu de jours après, l’armistice est proclamé. C’est un élan de joie universelle, même pour la plupart des Turcs, depuis longtemps désabusés sur le compte de leurs amis teutons !
Quel bonheur de sonner, sur la terre d’Orient, la victoire française ! Quel Te Deum fit vibrer la voûte de nos églises, tandis que, dans l’intime de nos cœurs, nous ne pouvions trouver qu’un mot : « Merci, mon Dieu ! Après la victoire et la paix, donnez à la France, fille aînée de votre Eglise, ce renouveau de la foi qui, seul, assurera son triomphe !
E P I L O G U E
Le 21 novembre 1919 arrivait à Beyrouth un superbe navire de guerre portant le pavillon français. Il amenait nos vaillants soldats qui, sous la conduite du général Gouraud, venaient relever les troupes anglaises de Mésopotamie. Du même vaisseau débarquèrent aussi le T. R. P. Ange, Préfet de la Mission, deux autres Pères et cinq religieuses.
Par une providentielle coïncidence tous reprenaient pied sur la terre d’Orient au jour même où le décret d’expulsion leur avait été signifié cinq ans auparavant.
Chassés alors avec ignominie, menacés, insultés, emprisonnés plusieurs fois, ils revenaient au milieu de tout l’éclat de la réception enthousiaste faite à nos troupes victorieuses. La ville en fête, pavoisée aux couleurs de France retentissait de salves et de sonneries joyeuses et s’éclairait, le soir venu, de feux de joie.
Et dans l’église latine, parée comme aux solennités, le noble officier français recevait avec émotion, à l’issue d’une imposante cérémonie, le salut de bienvenue du Délégué Apostolique.
Ainsi Dieu se joue des desseins des méchants… Il a son jour et son heure pour exalter, parfois dès ce monde, ceux qui ont été persécutés à cause de Lui !
Au milieu des acclamations saluant leur retour, nos Missionnaires ont dû, sans doute, murmurer tout bas les versets du Magnificat : Fecit potentiam in brachio suo dispersit superbos mente cordis sui… 7
1 Le Petit Messager de S. François, N° 270, mars 1920, p. 74-76.
2 n.d.l.r. Vu leur grand nombre, les massacreurs ont divisé les hommes prisonniers en deux convois : le premier, celui de Mgr. Maloyan et du P. Léonard qui comptait 417 hommes, pour le 11 juin ; le deuxième, qui comprend le reste des hommes, pour le 15 juin.
3 Le Petit Messager de S. François, N° 272, mai 1920, p. 121, 126.
4 Le Petit Messager de S. François, N° 274, juillet 1920, p. 187-190.
5 Le Petit Messager de S. François, N° 275, août 1920, p. 209-211.
6 Le Petit Messager de S. François, N° 276, septembre 1920, p. 236-239.
7 Le Petit Messager de S. François, N° 277, octobre 1920, p. 272-273.