Georges Ahmarani (ou Ahmaranian) est un Arménien de Mardine. Il avait onze ans quand eut lieu la déportation du premier convoi. Il était élève de l’école arménienne, fondée vers 1912 par Mgr. Maloyan. Ses parents occupaient le rez-de-chaussée de la maison où habitait Mgr. Maloyan qui était au premier. Déporté avec les convois arméniens vers Deir-Ezzour sur les bords de l’Euphrate où succombèrent près de 160.000 déportés, il survécut, atteignit la ville d’Alep et vint s’installer plus tard à Beyrouth, avec sa famille.
En 1985, il rédigea, en arabe, le texte suivant, traduit en septembre 1997 par le P. Salim Rizkallah ofm. cap., quand son fils Jacques le lui confia, après le décès de son père. Sa description des massacres de Mardine, notamment de Mgr. Maloyan, y est conforme aux récits des autres témoins.
Moi, Georges, fils de Hanna Ahmarani, Arménien catholique, né à Mardine le 5 octobre 1904, je donne mon témoignage en toute sincérité et fidélité au sujet du martyr S. E. l’évêque Maloyan et des autres prêtres et personnes qui l’ont accompagné et qui ont offert leur vie comme holocauste pour le Christ Seigneur. Tous sont des témoins de la sainte religion.
Je me rappelle très bien du martyr Mgr. Maloyan. J’étais témoin oculaire, j’avais douze ans à l’époque. Notre maison était composée de deux étages, celui du haut était réservé à Monseigneur. Chaque fois que nous avions besoin de quelque chose ou que nous étions gênés, nous avions recours à lui pour nous aider. Quand il a été sacré évêque à Rome, en 1911, il a convoqué auprès de lui le P. Boghos Saniour, Mékhitariste mardinien, et les Pères Sabbaghian et Augustin Baghdian.
À son arrivée à Mardine, Mgr. a trouvé l’école dans un état pitoyable. Le cimetière occupait la cour de l’école et de l’église. Alors, il acheta un grand terrain hors de Mardine, transféra toutes les tombes dans le nouveau terrain et ouvrit une grande école qui fut fréquentée par des élèves de Mardine et des environs. Il nomma le P. Boghos Saniour directeur de l’école. Les élèves commencèrent à y affluer de Diarbakr, d’ Erzéroum et de Marache. Ce fut la première de ses œuvres. Puis il se mit à prendre soin de ses ouailles.
Monseigneur était humble et craignait Dieu ; il était orné de toutes les qualités d’un bon pasteur. Pendant le grand Carême, il imposait à la communauté de jeûner le mercredi et le vendredi. Lui, par contre, jeûnait le grand carême en entier.
Notre relation avec l’évêque était bonne, il était affectueux envers nous. Je me rappelle qu’un jour, mon frère Joseph et moi, nous nous sommes battus. Ma mère a aussitôt pris un bâton et se mit à me battre et m’ordonna de demander pardon. Je l’ai fait de suite, alors elle me laissa. Quant à mon frère Joseph qui était têtu, il refusa d’obéir. Alors elle l’attacha au lit placé dans la cour et se mit à le battre et lui criait. Mgr. Maloyan entendit les cris de mon frère. Il se pencha de la balustrade de sa maison et dit à maman : « Laissez-le, moi je demande pardon à sa place ». Elle se plia à la demande de Mgr. et détacha mon frère. Mgr. le convoqua et lui donna les conseils nécessaires, puis le congédia après lui avoir donné des bonbons et des images.
Je me rappelle un deuxième fait survenu avant le coucher du soleil. Je jouais dans la cour de l’école, j’avais près de moi le fils de Sheayto qui avait une fronde à la main. Il y mit une pierre et voulut la lancer. La pierre glissa de la fronde et me blessa à la tête, le sang coulait. J’ai ramassé la pierre, mis la main sur ma tête, et je suis venu chez Mgr. Maloyan. Quand il me vit, il sortit de son bureau et me dit : « Que t’est-il arrivé, mon Georges » ? Je lui ai raconté que le fils de Sheayto m’avait frappé avec cette pierre. Il demanda au domestique de l’église de me laver la tête, de me faire un bandage et de me ramener chez lui. Quand le domestique me conduisit chez Monseigneur, il se mit à me cajoler et me dit : «Demain je lui passerai la punition qu’il lui faut ». Puis il me donna des bonbons et me congédia.
Mon père déserta le service militaire et revint à Mardine. Le gouvernement de Mardine envoyait presque chaque jour une patrouille de policiers et de soldats pour le rechercher. Ma grand-mère alla trouver Mgr. Maloyan et l’en informa. Il lui dit : « Quand la patrouille se présentera, envoyez moi Georges et je viendrai à la rencontre de la patrouille. » De fait, quand la patrouille entra dans notre maison, je suis monté chez Mgr. et l’en ai prévenu. Il sortit devant l’esplanade de sa maison et dit à la patrouille : « Laissez-les et ne les tourmentez pas, M. Hanna est absent loin d’eux, et ils ne savent pas le lieu de sa résidence ». La patrouille se plia aussitôt à son appel et s’éloigna de notre maison.
Le jeudi 3 juin, jour de la Fête-Dieu, nous sommes rentrés du divin sacrifice très inquiets, ma mère et moi. Dans son sermon, Mgr. nous exhorta à persévérer dans notre foi et nous informa que le peuple turc et les kurdes veulent nous torturer et nous tuer. Le visage du vénérable prélat était changé et défait.
Le soir, nous avons entendu des cris, des lamentations et des pleurs venant de la maison de Mgr. Maloyan. Ma grand-mère, ma mère et moi nous avons accouru chez Mgr. pour savoir ce qui s’y passait. Sa belle-sœur nous informa que la police avait arrêté Mgr. l’évêque et le P. Boghos Saniour ainsi que les autres prêtres. Après cela, nous avons entendu le crieur annoncer dans tous les quartiers chrétiens, et surtout dans le quartier de l’église Sourp Kévork (saint Georges des Arméniens) : « Que chaque chrétien reste à l’intérieur de sa maison ».
Entre temps, les patrouilles envahissaient les maisons des notables arméniens et chrétiens et mettaient la main sur les hommes et les jeunes gens et les conduisaient au sérail du gouvernement. Ainsi ils se sont saisis du cousin de mon père, le P. Antoun Ahmarani. Ils l’ont lié et en arrivant à la grande place, ils lui ont ordonné de se baisser et de marcher sur les genoux jusqu’au sérail de la ville.
Celui qui accompagnait les convois, qui égorgea et tua hommes et femmes, fut l’abominable Mamdouh, qui s’est révélé plus sauvage que les bêtes fauves. Ce Mamdouh ordonna d’étendre à terre le vénérable prélat ; ils se mirent à le frapper avec sauvagerie. Puis il demanda à l’évêque Maloyan d’embrasser l’Islam et de renier la religion chrétienne. L’évêque lui répondit avec tout son courage : « Je suis un des pontifies de la Sainte Église. Je ne renierai pas ma religion, je suis chrétien. Je meurs et je vis dans la religion du Christ, même si vous coupez mon corps en morceaux. Je suis prêt à sacrifier ma vie entière, je ne renierai pas ma religion ».
En entendant cette décision finale de l’évêque, Mamdouh ordonna de le flageller et de lui arracher les ongles des orteils. Le vénérable prélat disait : « Mon Seigneur, prends pitié de moi ». Celui qui frappait et torturait l’évêque était Fawzi Al-Badlisi.
Ma grand-mère et moi nous allions à la prison voire Mgr. Maloyan et les prêtres et le cousin de papa, le P. Antoun Ahmarani. J’entendais les gémissements et les sanglots des prisonniers. Les gens du gouvernement demandaient à l’évêque, aux prêtres, comme aux hommes et aux jeunes gens de renier leur religion et de se faire musulmans ; tous d’une seule voix répétaient : « Nous mourrons et nous vivrons selon notre religion ».
Le P. Antoun Ahmarani demanda à ma grand-mère de lui acheter des souliers larges pour qu’il puisse continuer sa route avec le convoi. Ma grand- mère lui acheta les souliers nécessaires. Nous les lui avons remis et lui avons fait nos derniers adieux.
Le premier convoi quitta Mardine ; il était composé d’hommes et de jeunes gens attachés avec de grosses cordes. Certains hommes étaient attachés avec des chaînes. Après eux, les prêtres et l’évêque, attachés aussi avec des chaînes.
Voici le récit que m’a fait un des soldats Khamsine qui était notre voisin et ami de mon père et qui conduisit le convoi avec l’escouade de soldats Khamsine (c’est-à-dire les soldats âgés de cinquante ans ; c’était une milice chargée d’aider les Turcs et les Kurdes à égorger et tuer les chrétiens) :
Nous avons conduit le convoi à travers la rue principale dans l’obscurité, et après quelques heures nous sommes arrivés à la citadelle Zirzawane. Mamdouh, qui commandait le convoi, nous ordonna de nous arrêter. Il prit un groupe d’hommes du côté de la citadelle. Il les déshabilla et les tua. Quand l’évêque vit tuer son peuple, il demanda à Mamdouh de lui laisser la liberté d’adresser sa parole aux survivants du peuple. Alors Mamdouh nous ordonna de nous éloigner du convoi. Nous nous sommes mis à observer de loin. Nous avons vu l’évêque, les prêtres et le reste du peuple à genoux, les mains levées vers le ciel. À la fin, l’évêque se redressa pour leur adresser son sermon. Il demanda à tous de rester fidèles à leur religion. Après cela, il leva les mains et les bénit. Puis il prit du pain, leva la main pour bénir le pain. Une nuée descendit sur nous et couvrit l’évêque et son assemblée, cette nuée nous obscurcit les yeux et nous avons senti des parfums exquis. Après cela, la nuée se dissipa. Nous avons vu l’évêque mettre dans la bouche de chacun un morceau de pain. Puis il s’adressa à Mamdouh et lui dit : « Fais de nous ce que tu voudras ». Les turcs tuèrent tous les déportés et l’évêque resta seul. Mamdouh lui demanda de professer l’Islam ; l’évêque martyr refusa. Alors Mamdouh prit son revolver et vida sur le martyr trois balles jusqu’à ce qu’il rendît l’âme.
Telle fut la relation prise de la bouche d’un soldat Khamsine. C’est le récit pris par le P. Ishak Armalé auprès d’autres soldats Khamsine et qu’il exposa en détail dans le livre Al-Qouçara.
C’est aussi mon témoignage et une partie de mes mémoires dans lesquelles j’expose tous les évènements des massacres.
Rédigé le 15 octobre 1985