Récits du martyre
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Récits des Jésuites
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La Mission d’Arménie

Couverture des « Lettres de Fourvière »
Couverture des « Lettres de Fourvière »



La Mission d’Arménie des Pères Jésuites a été fondée en 1881 par l’ordre du pape Léon XIII sur la demande du patriarche arménien catholique, Stéphan Bedros X Azarian, et de plusieurs de ses évêques. Elle a été confiée aux Jésuites de la province de Lyon sous le vocable du Sacré-Cœur de Jésus. Elle comportait six postes à Amassia, Adana, Merzifon, Tokat, Sivas et Césarée de Cappadoce. Assistés par les Sœurs Oblates de l’Assomption de Nîmes et des Sœurs de Saint-Joseph de Lyon , ils ouvrirent les écoles et eurent bon nombre d’œuvres d’assistance, d’évangélisation, de Presse, scientifiques, etc. En 1914, leur Mission comptait 41 Pères, 16 Frères coadjuteurs, 78 Sœurs de Saint-Joseph de Lyon , 20 Sœurs Oblates de l’Assomption de Nîmes, 127 Auxiliaires indigènes ; le nombre d’élèves dans les écoles était de 5521, garçons et filles. 1 A l’occasion de la célébration du  cinquantenaire de leur Mission,  ils publièrent dans les « Lettres de Fourvière » un long article intitulé « Le Cinquantenaire de la Mission d’Arménie 1881-1931 » sur l’histoire de cette Mission avant la Grande Guerre et son sort après l’armistice. 2 Nous  reproduisons ci-dessous un extrait relatif aux massacres de 1915 où périrent le Père Pierre Aghadjanian s.j., le Frère Jean Balian s.j. et dans lequel l’auteur mentionne le convoi du 11 juin et le martyr de Mgr. Maloyan. 3 Nous y avons ajouté les sous-titres.

Ils sont nombreux les martyrs…

La tempête éclata en août 1914. C’était la guerre. Pour répondre à l’appel de la France, les jeunes missionnaires partirent. Les anciens, qui étaient les plus nombreux, résolurent de maintenir toutes les œuvres et la rentrée se fit comme de coutume en septembre 1914. On sait comment les missionnaires furent bientôt expulsés brutalement. Il fallut abandonner toutes les œuvres, évacuer tous les immeubles et quitter le pays.

C’est alors que commença pour les Arméniens la période sanglante. Accusés d’être favorables à la Triple Entente, et en particulier à la France, ils furent frappés d’un édit de proscription. Comme toujours, en Turquie, cet édit était rédigé en termes assez vagues de manière à pouvoir être interprété selon les dispositions des gouverneurs de province. La plupart du temps, comme à Sivas, où nous avions la plupart de nos postes, il le fut de manière la plus cruelle. Je vous parlerai de ce que j’ai été à même de suivre de plus près, étant alors à Constantinople et cherchant à me rendre compte de ce qu’étaient devenus nos professeurs, nos élèves et leurs parents et surtout nos religieux et religieuses arméniens restés dans le pays.

Dans les villes, les hommes furent tous arrêtés, sauf quelques rares unités, jugées nécessaires ou du moins utiles en raison des métiers qu’ils exerçaient. Aux massacres de 1895 —car en 50 ans, nous avons vu par trois fois se reproduire ces scènes de carnage— on avait épargné, assez souvent du moins, les catholiques, mais en 1915 tous les Arméniens eurent le même sort. Détenus dans les prisons de la ville, ils étaient conduits par bandes dans la campagne, enchaînés deux à deux. Là, on les massacrait impitoyablement, parfois après leur avoir fait souffrir, comme à Amassia par exemple, d’affreuses mutilations. Ce n’est, en effet, qu’après leur avoir coupé les oreilles, le nez, les mains et les pieds qu’on leur donnait le coup de grâce. Dans les villages, l’exécution était plus sommaire. On arrêtait les hommes valides, on les acheminait, disait-on, vers la ville voisine et, en route, on les massacrait. C’est ainsi qu’est mort notre Frère Jean Balian, resté dans les villages des environs de Césarée avec deux prêtres arméniens catholiques, nos auxiliaires. On leur aurait proposé, m’a-t-on dit, de sauver leur vie en se faisant musulmans : sur leur refus indigné, on les a tués ; ce sont des martyrs. Des martyrs, il y en a eu beaucoup, même parmi les arméniens grégoriens, non catholiques, mais de bonne foi, comme le père et la mère d’un de nos anciens élèves de Marsivan, l’abbé Indjéian, converti et devenu prêtre catholique. C’est de lui-même que je le tiens. Ses parents avaient, parmi les musulmans, des amis qui voulaient les sauver :

– Faites-vous inscrire comme musulmans, leur disaient-ils, ce sera une pure formalité, vous n’aurez pas à vous présenter à la mosquée, vous conserverez vos convictions religieuses. Ce sera un acte purement extérieur, mais un acte qui vous sauvera.

– Non, répondirent-ils courageusement, nous sommes chrétiens, nous voulons mourir chrétiens ».

Ils ont été tués tous les deux ; ce sont de vrais martyrs, morts pour la foi. Ils sont nombreux les martyrs. Ce sont ces cinq évêques catholiques de Mardine [Mgr. Maloyan], de Diarbakr [André Tchélébian], de Mouch [Mgr. Jacques Topouzian], de Kharpout [Mgr. Etienne Israélian] et de Malatia [Mgr. Michel Khatchadourian]. Je connaissais les deux derniers. Ce sont ces 107 prêtres arméniens catholiques, dont l’un était un Jésuite, le Père Pierre Aghadjanian. Ce sont ces 45 religieuses qui ont trouvé la mort ou dans les massacres ou dans les déportations. Ce sont ces catholiques qui ont préféré mourir plutôt que de renier leur foi. Ce sont aussi tous ces arméniens non catholiques, évêques, prêtres ou laïques qui, comme ceux dont je viens de parler, ont accepté la mort la plus cruelle plutôt que de simuler une adhésion à l’islamisme qui les aurait sauvés.

Le martyre de Mgr. Ignace Maloyan

La relation du martyre de Mgr. Ignace Maloyan, évêque de Mardine, rappelle les scènes de la primitive Église. Arrêté le 4 juin 1915, jour de la Fête-Dieu, avec quatre de ses prêtres, il subit pendant sept jours la bastonnade sous les pieds. Le 10 juin, ordre est donné de déporter les Arméniens. On commença par les hommes. Autour de l’évêque, avant le départ, 780 fidèles étaient rassemblés. 4 Les fidèles furent confessés et l’évêque les communia tous. Le prélat éleva la voix et dit : « Courage, mes enfants, je vois le ciel ouvert, bientôt nous y serons ensemble ». Le chef de la police s’avança vers lui, le souffleta en disant : « Tais-toi, évêque ». À quatre heures du matin, le cortège des déportés se mit en marche. Les condamnés avaient la tête et les pieds nus : ils étaient liés les uns aux autres, sans en excepter Monseigneur et ses prêtres.

« Je les ai vus de mes yeux, écrit un témoin de haute dignité, cela se passait le vendredi matin ».

Les victimes furent conduites assez loin, du côté de Diarbakr, mais le lendemain tout était consommé. Un des bourreaux raconta plus tard que le chef des soldats, avant de commencer le carnage, avait déclaré : « Que celui qui veut renier le christianisme lève l’index et il sera sauvé ». Tous, d’une seule voix s’écrièrent : « Nous voulons mourir dans la foi du Christ ». Et en même temps ils firent le signe de la croix. Mgr. Maloyan les bénit, et la torture commença. L’évêque fut le dernier supplicié. Les bourreaux s’acharnèrent sur le saint prélat, ils lui coupèrent le nez, les oreilles et de son corps firent des morceaux. Le lieu du supplice s’appelle Yéni Khan, vallée sauvages sur la route de Diarbakr. (Croix du 26 fév. 24. Extr. du Bulletin de l’O. des Ec. d’Orient).

Encore des Martyrs

Les autres relations dans le fond sont identiques. A Kharpout, les religieuses arméniennes furent massacrées avec Mgr. Israélian, et parmi elles se trouvait la sœur d’un de nos Pères. Pendant que les hommes étaient massacrés avec des raffinements de cruauté, les femmes et les enfants étaient déportés. C’était peut-être plus atroce encore, et ce que je vais vous dire, je le tiens de témoins oculaires qui, par miracle, ont pu échapper à cette extermination organisée. On annonçait, au son de la grosse caisse, que telle rue partirait tel jour : « Préparez-vous ». On louait des voitures : voitures à chevaux ou voitures à bœufs, on y entassait son petit mobilier qui consistait en tapis, matelas, literie, batterie de cuisine, et à l’heure fixée, on partait, sous la conduite de gendarmes turcs. Le lendemain, les gendarmes déclaraient que tous les moyens de transport étaient réquisitionnés par l’armée, il faudra donc marcher à pied. On prenait un peu de linge, ce qui était le plus indispensable et on se mettait en route. Pendant deux ou trois jours, on avait encore un peu d’argent pour acheter du pain que les villageois vendaient à prix d’or. Bientôt les ressources étaient épuisées et comme les villageois avaient la défense de ravitailler la colonne et comme par ailleurs on ne leur donnait rien à manger, comme parfois même on ne leur permettait pas de boire aux rares sources qu’on rencontrait, ces pauvres femmes et ces pauvres enfants, torturés par la faim et la soif, réduits à se nourrir d’herbes, mouraient en masse de misère, de fatigue et de faim. Sur 400 ou 500 personnes qui composaient les colonnes, c’est à peine si 10 ou 15 arrivaient en Syrie après des mois de fatigues inouïes :

« Nous étions sept Sœurs au départ de Tokat, me disait la Sœur Candide après la guerre, je suis arrivée seule à Alep, les six autres sont mortes en route ». « J’étais partie de Tokat avec mes trois enfants, me disait une catholique, le plus petit je le portais sur le bras ; je suis arrivée seule avec mes trois enfants, toutes les autres femmes sont mortes en route ». « Mon petit garçon mourait de fièvre, me disait une troisième, un peu d’eau l’aurait sauvé. Je pus enfin trouver une source, mais un soldat turc m’empêcha d’approcher et mon pauvre petit mourut dans mes bras à deux pas de l’eau qui aurait pu le guérir ».

Je n’ai pu voir que quelques rares rescapées, c’est par centaines qu’on a pu réunir des témoignages de ce genre. Il y eut sans doute quelques défaillances, plusieurs furent saisies et mariées de force à des musulmans ; mais la grande majorité de ces femmes arméniennes est restée fidèle à sa foi et un grand nombre ont préféré se jeter dans les rivières plutôt que d’exposer leur honneur. Il est difficile d’évaluer le nombre des victimes. Si les auteurs arméniens ont parfois exagéré le chiffre de leurs pertes, les Turcs, au contraire, l’ont fortement diminué. Je crois ne pas m’écarter beaucoup de la vérité en estimant à près d’un million le nombre des victimes des massacres et de la déportation. 5

1 Lettres de Fourvière, Province de Lyon , Troisième série, No. 5, novembre 1932, p. 189-217.

2 Ibid.

3 Ibid. p. 211-215.

4 La différence dans le nombre de victimes du premier convoi avec les autres sources provient du fait que, des 780 prisonniers mentionnés, quatre cent dix sept furent seulement emmenés. Les autres auront leur sort dans d’autres convois.

5 La version originale de l’article dans les « Lettres de Fourvière » a pu être disponible grâce aux bons soins de P. Ronney Gemayel s. j. .

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...et, une fois de plus, la bure franciscaine fut teinte du sang des martyrs...
LeonardMelki
© Farés Melki 2013