1. Nomination de P. Léonard à Mardine
Avec le début de la première Guerre mondiale et la mobilisation des missionnaires français qui ont dû quitter leur poste, le P. Ange de Clamecy , supérieur de la Mission, effectua une redistribution des missionnaires comme l’atteste le P. Bonaventure de Baabdath :
Dès les premiers jours d’août 1914, il fallait se préoccuper d’une nouvelle réorganisation des postes de la mission avec les seuls religieux indigènes, les autres devant être appelés sous peu par la mobilisation. Deux stations, Kharpout et Malatia, durent être fermées : ces deux résidences furent pendant la guerre dévalisées et pillées par les Turcs qui vendirent tout le mobilier à l’encan. Les quatre autres furent occupées par les neuf religieux qui restaient. À Ourfa, le Père Benoît et le frère Raphaël, Arméniens ; à Diarbakr, les Pères Thomas et Bonaventure, Syriens ; à Mardine, le Père Daniel, Italien âgé de 80 ans, et le P. Léonard, Syrien ; à Maamouret-el-Aziz, les Pères Basile et Louis et le frère Benoît, Arméniens. 1
D’autre part, Les archives capucines notent, le 13 janvier 1914, une sainte mort du P. Jean-Baptiste de Castrogiovanni, un vétéran de 76 ans, arrivé à Mardine en 1868 et possédant parfaitement l’arabe et le turc. Après un long séjour à Mardine, il finit ses jours à la résidence de Diarbakr, assisté du P. Colomban et du P. Thomas. Cette mort creusait un grand vide dans une Mission où la moisson était grande et les ouvriers peu nombreux.
Par ailleurs, le brave P. Daniel de Manoppello était devenu un vieillard usé, portant lourdement ses 80 ans, replié toujours davantage dans sa misanthropie, dorlotant les souvenirs des réalisations opérées par lui à Mardine depuis plus de 40 ans. Il était déjà ainsi en 1906-1910, lors du séjour du P. Léonard et du P. Thomas avec lui. Le P. Colomban de Giromagny, qui ne passa avec lui que quelques mois, ne put s’empêcher de se plaindre, disant que la confiance mutuelle et la bonne harmonie étaient rompus avec son entourage. Les libanais, eux, souffraient en silence, excusant son grand âge et louant le mérite de ses quarante années de vie missionnaire. Le P. Colomban écrit :
… le Père Président n’a pas conscience de ses devoirs de Supérieur. Très longtemps il a vécu seul à Mardine, y a pris des habitudes de vie solitaire et mélancolique qui ne conviennent point à un Supérieur. Le Père donc vit continuellement retiré dans sa chambre et ne s’occupe pas plus de son compagnon et des Fidèles que si l’un ou les autres n’existaient pas. Cette manière de faire se complique par son caractère difficile, bourru, ce qui le rend inabordable. Et aussitôt qu’il a quelques ennuis, il se tient des jours entiers dans un mutisme absolu, me fuit à la petite récréation qui devrait avoir lieu à midi. Vous vous représenterez facilement alors ce que devient pour moi la vie commune. 2
Avec courage, sans dire un mot, comme il avait l’habitude de le faire, le P. Léonard, en religieux obéissant, quitta Ourfa pour Mardine.
2. Un renouveau à Mardine
Bien des choses avaient changé depuis son premier séjour qui se termina au milieu de l’année 1910. Un renouveau remarquable était évident en ville, tant chez les Arméniens que chez les Syriaques catholiques.
Chez les Arméniens, un nouvel archevêque, Mgr. Ignace Maloyan, rempli de zèle apostolique, arriva à Mardine vers la fin de l’année 1912 et commença rapidement les réformes de son diocèse.
Mgr. Ignace Maloyan (Les Mémoires de Mgr. Jean Naslian, Patriarcat arménien catholique, Beyrouth, 2008, p. 320)
Quant aux Syriaques, ils étaient dans une situation frustrante suite au transfert du siège patriarcal traditionnel de Mardine à Beyrouth, en 1899, par le Patriarche Rahmani, quelques mois seulement après son élection. Afin d’apaiser le mécontentement des Mardiniotes, le Patriarche nomma procureur à Mardine P. Mikhael Melki, en août 1911, pour superviser la construction d’un nouveau siège, signe de son retour à Mardine, alors que le vicaire patriarcal, Mgr. Hanna Maamarbachi, était presque allité. Animé par une grande vigilance et une capacité administrative sans pareille, il acheva la construction de l’église et de la résidence Patriarcale, sans pour autant que le Patriarche revint à Mardine.
Lors de sa présence à Mardine, P. Mikhael n’a pu rencontrer P. Léonard qui était au Liban pour une période de convalescence. De retour du Liban, fin 1911, P. Léonard fut affecté au poste d’Ourfa où il demeura près de deux ans avant de rejoindre Mardine en 1914. Pendant ce temps, P. Mikhael était passé à Jazirat Ibn Omar [Cizré] après avoir été promu évêque sur cette ville, le 19 janvier 1913, dans la cathédrale S. George des Syriaques catholiques à Beyrouth, par le Patriarche Rahmani qui a aussi promu, dans la même cérémonie, P. Gibrayel Tappouni, vicaire patriarcal à Mardine. Alors que Mgr. Melki vivait les Béatitudes à Cizré jusqu’au martyre sur les bords du Tigre, le 29 août 1915, Mgr. Tappouni luttait à Mardine pour la sauvegarde de ses ouailles. Malgré les persécutions subies, Mgr. Tappouni a survécu grâce à la protection divine. Il fut élu Patriarche de l’Eglise Syriaque catholique en 1929, puis Cardinal en 1935. Il passa à la vie éternelle à Beyrouth en 1968. A l’occasion du centenaire du martyre de Mgr. Melki, le pape François le proclama Bienheureux en 2015 et fixa le 29 août de chaque année pour commémorer son souvenir.
En ce temps-là, la situation à Mardine se présentait ainsi :
…Mardine avait l’avantage de posséder trois communautés catholiques florissantes, dont les membres, quoique de rite différent, parlaient la même langue, l’arabe.
La communauté arménienne, la plus nombreuse, trois mille fidèles environ, n’avait pas de communauté schismatique correspondante. C’était un archevêché, formant un des diocèses les plus importants du patriarcat.
Ignace Ephrem II Rahmani, Patriarche Syriaque catholique, 1898-1929 (Ishac Armalé, Mar Ephrem, Beyrouth, 1952)
Un des premiers jours de mai 1912, ce fut grande fête à Mardine. Un nouvel archevêque arménien, Monseigneur Maloyan, venait prendre possession de son siège. Originaire de Mardine, il avait eu le mérite, dans sa jeunesse, de se former lui-même à l’étude. Très intelligent, il s’était vite fait remarquer à Bzommar. Au Concile arménien de Rome, en 1911, il fut nommé archevêque de Mardine. Sans tarder il vint à son poste.
Selon la coutume, les notables de la communauté, suivis d’une foule nombreuse d’hommes et de jeunes gens à cheval, allèrent à la rencontre du prélat. Aux abords de la ville, Monseigneur dut monter un cheval richement harnaché de velours et d’argent, et le triomphe commença, pour continuer jusqu’à l’église. Dans la rue, les cavaliers entourant Monseigneur tiraient des coups de revolver en l’air, et, sur les terrasses des maisons, de chaque côté de la rue, les femmes répondirent par des (you-yous) cris gutturaux stridents qui, peu à peu, diminuaient pour être repris plus loin avec plus de force.
L’arrivée de Monseigneur marqua tout de suite un renouveau dans la communauté. Dans les deux églises, celle de S. Georges, la cathédrale, et celle de S. Joseph, paroisse de quartier, la vie chrétienne reprit plus intense. Hardiment Monseigneur imposa les réformes nécessaires, suite du concile romain de 1911. Le nombre des fêtes chômées fut réduit. Des dispenses d’abstinence furent accordées pour le carême, au grand scandale de quelques-uns qui n’observaient guère le carême, mais qui n’auraient pas voulu paraître inférieurs, sur ce point, aux musulmans, soi-disant si attachés, eux aussi, au jeûne strict de Ramadan.
Interdiction fut faite, en principe, de bénir les mariages à la maison. Une nouvelle organisation, avec de nouveaux et meilleurs professeurs, fut donnée aux écoles.
Mgr. Gabriel Tappouni, évêque de Mardine (1913-1918)
Et, pour entraîner son clergé —une vingtaine de prêtres à Mardine et une dizaine dans les environs— Monseigneur ne cessa de se dépenser lui- même. Son éloquence dans la prédication n’était moindre que son zèle. Il lisait beaucoup S. Augustin, et à certaines fêtes, il eut de beaux et longs discours tout vibrants de la doctrine et du souffle même du grand docteur de l’Église. Au conseil du gouvernement où il siégeait comme chef de communauté avec les autres membres, il se fit remarquer par sa largeur de vues, en même temps que par son énergie à défendre ses fidèles.
La communauté chaldéenne catholique comptait environ un millier de fidèles. L’archevêque, Monseigneur Audo était un prélat de science autant que de piété. Mais les ressources de son peuple étaient modiques et son clergé trop réduit.
Déjà pourtant de jeunes prêtres, formés au séminaire des Pères Dominicains à Mossoul, commençaient à rehausser le prestige du diocèse. L’un d’eux, à Mardine, était un orientaliste distingué, en même temps qu’un prédicateur éloquent. Un autre, avec beaucoup d’abnégation, relevé à Nissibin, le flambeau de la foi catholique, à côté de l’antique église de S. Jacques desservie misérablement par un syrien schismatique, aussi peu soucieux des choses saintes qu’ignorant de la théologie, des vérités même de la foi la plus élémentaire.
Le rite oriental catholique le plus important, par sa situation, était le rite syrien catholique. Cette communauté comptait moins de fidèles que la communauté arménienne, elle approchait pourtant de deux mille environ et tendait à augmenter de jour en jour, tant par le développement de la population, que par la possibilité des conversions.
À côté d’elle, en effet, vivait la forte communauté syrienne schismatique, dont le nombre égalait celui de tous les rites catholiques ensemble, et de laquelle elle-même était sortie au XVIIIème siècle.
Mardine est le centre des Jacobites, nom ordinaire des Syriens schismatiques. À quelques kilomètres de la ville, le couvent de Deir-Ezzafarane reste, en droit, le siège patriarcal. 3
Le P. Léonard se trouvait donc dans un milieu fervent et actif. Il est vrai que le vieux P. Daniel restait le Supérieur. Mais, de fait, c’est à lui qu’incomba le poids du travail. Il se mit donc à l’œuvre, contrôla ponctuellement la marche de l’école qui clôtura ses cours au début de l’été. Il assura les confessions, les sermons du dimanche, la direction du Tiers-Ordre et les diverses autres associations pieuses. Il préparait déjà les programmes de la nouvelle année scolaire et la rentrée des classes, pendant que, à l’horizon, avançait la nuée noire de ce qui va être appelé : La Première Guerre Mondiale.
3. La retraite aux prêtres
P. André Giustiniani sj (Charles Libois, La Compagnie de Jésus au Levant, Dar El-Machreq, Beyrouth, 2009, p. 396)
Dans leur souci de sanctification du clergé de Mardine, Mgr. Maloyan et Mgr. Gabriel Tappouni profitèrent du passage à Mardine du P. André Giustiniani, jésuite, pour lui demander de prêcher la retraite annuelle des prêtres. Les Capucins mirent à la disposition des retraitants, l’église et les locaux de la résidence. 4 P. Léonard fut la main droite du vieux P. Daniel pour assurer ce dont a besoin une bonne retraite pour un si grand nombre de clercs.
La retraite s’ouvrit le mercredi 29 juillet 1914 dans une atmosphère de recueillement remarquable qui fut troublée, le lundi soir, 3 août, par l’annonce de l’entrée en guerre de l’Autriche aux côtés de l’Allemagne, contre la Russie, la France et l’Angleterre. Le coup fut ressenti douloureusement par les retraitants et par la paisible population de Mardine. La mobilisation des chrétiens et des musulmans mâles, entre 20 et 45 ans, commença immédiatement.
1 P. Bonaventure de Baabdath, Rapport sur la résidence d’Ourfa pendant la guerre 1914-1918 , Beyrouth, 1919, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Acta Ordinis 15.
2 Lettre du P. Colomban de Giromagny au P. Général, Mardine, 15 décembre 1909, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Privati 5.
3 F. Laurentin, Souvenirs , 25 août 1928, Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban, p. 28-29.
4 Ishac Armalé, Al-Qouçara fi nakabat annaçara , 1919, p. 85.