1. Les missionnaires Français expulsés
La guerre entre la France et la Turquie donna le coup de grâce aux Missions capucines en Arménie, en Mésopotamie et en Cilicie . Dans toutes ces Missions, les Turcs agirent avec barbarie. Nous commencerons par exposer le sort des missionnaires français, pour essayer ensuite de connaître celui des religieux orientaux restés sur place.
Les jeunes missionnaires mobilisables avaient dû quitter la région dès la déclaration de la guerre. De Diarbakr, P. Attale de S. Etienne rapporte, en détail, les péripéties de la déportation des missionnaires français, religieux et religieuses. Nous lui empruntons ces extraits :
…Ce fut le calme des longues et chaudes journées de l’été [Diarbakr, août 1914]. À cette époque, un évènement qui fit sensation, si rare était la présence d’étrangers, fut l’arrivée de deux officiers français, instructeurs de la gendarmerie ottomane. Le commandant Pellier resta à Diarbakr, tandis que le commandant Tinturé se rendit à Bitlis.
Couvent des Pères Capucins à Diarbakr (Les Missions Catholiques, No. 1749, 12 décembre 1902, p. 594)
À Diarbakr, nœud télégraphique important, les nouvelles parvenaient vite. Par l’agence turque d’abord, par les journaux de France ensuite, nous apprîmes l’attentat de Sarajevo mais sans y prêter plus d’importance qu’au voyage de Poincarré en Russie.
L’atmosphère politique ne tarda pas à s’assombrir. Quand même on ne voulait pas croire à la guerre. Soudain, le 2 août, vers la fin d’une journée de prières —la Portioncule— le drogman du Consulat nous convoque et nous informe : ordre de mobilisation générale en France.
Le 4 au matin, le Père, mobilisable, partait avec le commandant Pellier. Je restai seul, ainsi, dans une situation imprévue.
Chaque jour, l’Ambassade de France à Constantinople télégraphiait au Consulat le communiqué de guerre français ; c’était une bonne contre-partie aux nouvelles souvent mensongères de l’agence Wolf, répandues par l’agence Turque. Chaque jour aussi, dans notre église, nous faisions, après la messe, une prière spéciale à N. D. de Lourdes et à S. Michel.
En ville, on sentait que les Turcs se préparaient à la guerre ; on sentait aussi que les Allemands, restés nombreux dans l’armée ottomane où ils avaient une mission d’officiers instructeurs, faisaient pression sur eux pour les mettre de leur côté ; mais on ne savait que prévoir.
Un matin, peu avant l’aube, je fus éveillé par un bruit confus de voix, des clameurs lointaines. Je me lève, je regarde : à l’horizon, une immense lueur rouge ; en pleine ville, de la fumée, des flammes s’élèvent en tourbillon. C’est un incendie. Je me précipite pour savoir, pour aider, pour donner s’il le faut, l’assistance spirituelle à des personnes en danger. J’y arrive à la Banque, proche du lieu du sinistre ; là je suis renseigné et, des terrasses, je puis me rendre compte du fait ; tout un souk est en feu ! Il y a bien des pompes, dit-on ; mais impossible de les faire fonctionner.
L’incendie gagne, s’étend toujours plus. Des boutiques, les flammes, poussées par le vent, atteignant déjà les maisons contiguës ; tout un quartier est menacé et c’est justement le quartier arménien. Devant cette menace, la jeunesse arménienne se met résolument à l’œuvre. Sacrifiant cette ligne de maisons, ils abattent toutes les terrasses et localisent le sinistre par une barrière de terre que le feu ne pourra franchir. Mais ce travail avance lentement ; parfois le vent souffle fort et porte l’incendie plus loin. Il faut reculer la ligne de défense.
Durant la journée, une grande partie de la ville, la population chrétienne surtout, vécut dans la terreur et l’angoisse. On ignorait la cause de ce désastre, et l’on se demandait si ce n’était pas un commencement de massacre et de pillage. Vers le soir, l’incendie cessait. D’un riche bazar il ne restait plus que des ruines fumantes. Les dégâts s’élevaient à deux millions de livres or. Tout cela on ne tarda pas à le savoir, était le fait d’une basse jalousie politique ; le parti Ihtilaf n’ayant pas eu d’élu à la municipalité voulut montrer, par un fait frappant, l’incapacité des nouveaux chefs appartenant au parti Ittihad.
L’incendie terminé, la crainte resta. Pendant plusieurs jours, la même jeunesse qui avait empêché l’extension du feu, s’organisa en police privée pour assurer la garde de nuit aux points les plus importants des quartiers chrétiens.
Le lendemain de cette pénible journée, encore sous le coup des émotions qui l’avaient remplie, nous étions vers trois heures de l’après midi, à remarquer l’éclipse totale du soleil. Une teinte grise se répandait partout ; comme de ténèbres couvraient la terre. Juste à ce moment nous apprîmes la mort du S. Pape Pie X. On n’osait y croire, tant était sombre cette coïncidence d’évènements tristes. Mais la nouvelle fut vite officielle. L’Ambassadeur demanda, qu’en signe de deuil, le drapeau soit en berne dans toutes les missions françaises pendant 48 heures. Il en fut ainsi au Consulat comme à la mission.
Trois jours après, un Père Dominicain de Seert, partant pour la France, était de passage chez nous. Sa présence permit de célébrer un service funèbre solennel auquel assistaient toutes les autorités. D’une part, au premier rang de l’assistance, était le secrétaire général du Wilayet représentant le Wali ; d’autre part le drogman du Consulat de France, gérant par intérim. Le consul d’Angleterre, et les personnalités marquantes du gouvernement, de la Banque et du commerce étaient aussi là. Les prélats jacobite et grégorien étaient venus spontanément. Et, Monseigneur Tchélébian, l’archevêque arménien catholique fit, en turc, une remarquable oraison funèbre, bien en rapport avec les circonstances politiques du moment.
À la mi-septembre, un Père, parti pour quelque temps au Liban [P. Thomas] revint à Diarbakr.
Après quelques jours passés ensemble, je fus appelé à Maamouret-el-Aziz, en vue de remplacer, autant que possible, au Collège, les missionnaires partis à la guerre. En arrivant, je fus frappé par l’apparence tranquille du train de vie de la mission de Maamouret-el-Aziz et à celle de Kharpout, aussi bien qu’à l’extérieur parmi la population. À part le communiqué de guerre de l’Agence turque ou de l’ambassade, rien d’anormal. Devant un lendemain chargé d’incertitude, chacun vaquait à sa tâche au jour le jour.
La rentrée des classes, au Collège, eut lieu à la mi-octobre. Les élèves, chrétiens ou musulmans, furent aussi nombreux que de coutume, et les études reprirent leurs cours réguliers.
Couvent des Pères Capucins à Kharpout (Les Missions Catholiques, No. 1750, 19 décembre 1902, p. 609)
Un malaise général, entretenu par les nouvelles de la guerre, paralysait un peu l’activité des élèves et des maîtres. Bientôt de nouveaux indices de préparation, chez les Turcs, alarmèrent la population.
Fin Octobre, ce fut la déclaration de guerre russo-turque. Les classes continuèrent quand même. Mais le 9 Novembre, l’ordre de fermer nous fut intimé et presque aussitôt le collège fut occupé par la troupe.
Les adieux des élèves furent touchants. Plusieurs pleuraient, tous disaient leurs regrets plus encore que leurs craintes.
À Kharpout, l’occupation militaire fut plus brutale. Le lendemain de la fermeture du Collège, je montais à cheval chez nos Pères de Kharpout leur donner de nos nouvelles et prendre des leurs. Quel ne fut pas mon étonnement, avant d’arriver à la Mission, de rencontrer des groupes de musulmans, bannière en tête ! D’où venaient-ils ? J’eus un soupçon, pensant à la résidence, mais ne pus me résoudre à le croire.
Hélas la réalité dépassait le soupçon. Quand je fus au seuil du couvent, c’était des gens partout ! Les policiers fouillaient coins et recoins, la populace brisait et pillait ustensiles et meubles. Sur la terrasse se tenait un groupe officiel. Commandant, juge, secrétaires étaient nonchalamment assis et semblaient jouir du spectacle de vandalisme qui s’accomplissait sous leurs yeux. Je descendis au galop avertir les Pères ainsi que le Consul des Etats-Unis. Le Consul vint en personne, mais ne put faire autre chose que constater les faits.
Les deux missionnaires du Kharpout, dépouillés de tout, vinrent se réfugier au Collège, où l’occupation militaire, de son côté, ne tarda pas à se faire plus stricte. Bientôt, une partie seulement du logement nous fut laissé pour y rester prisonniers. Partout, des sentinelles, baïonnette au canon, gardaient les issues.
Tout à coup, nous reçûmes l’ordre d’expulsion ; et, séance tenante, un semblant d’inventaire fut dressé par le Directeur de l’Instruction publique. Nous devions partir tout de suite ; mais, grâce au Consul des Etats-Unis, on nous permit d’attendre les Pères de Malatia.
Couvent des Pères Capucins à Malatia (Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban).
Dès leur arrivée nous fûmes, sous escorte, dirigés sur Diarbakr. Deux Pères et un Frère, non Français, indigènes, restaient au poste, incertains de leur sort, confiés à la garde de Dieu.
Le voyage, on le pense bien, fut pénible. C’était la guerre : partout sur notre passage, nous étions traités comme prisonniers de guerre. À Diarbékir on nous mit dans une chambre infecte du Khan, où, avant nous, deux consuls russes —celui de Van et celui de Bitlis— avaient déjà été internés.
Nous étions arrivés de nuit. À l’aube, la police fermant les yeux, je pus, sans être remarqué, me rendre à la Mission. Le Père, indigène, était là, Dieu merci. Bien plus, avec lui se trouvait le Consul de France à Van, Monsieur H. de Sandfort, interné là, prisonnier sur parole.
Par l’intervention du Père, tous, nous pûmes venir à la résidence, nous y reposer en attendant de reprendre la route.
À Ourfa, la police nous permit encore de faire halte et de descendre directement à la Mission où restait également un Père indigène.
C’était justement la veille de la fête de l’Immaculée Conception. Il nous fut ainsi possible de célébrer cette fête en famille. O Vierge Immaculée ! Notre Mère ! Les pasteurs étaient frappés ; le troupeau n’allait-il pas être dispersé ? En ces postes de Mission Malatia, Kharpout, Maamouret-el-Aziz, Diarbakr, Mardine, Ourfa, qu’allait devenir la foi catholique ? Quelques missionnaires indigènes, quelques prêtres orientaux restaient encore ; mais n’étaient-ils pas simplement dans la gueule du loup ? Mère du Bon Pasteur, Patronne de la Mission, à vous, à votre garde, pasteurs et troupeaux..
Le surlendemain, nous prenions le train à Arab-Pounar pour Alep. Nous approchions de la liberté, pensions-nous. Nous savions, en effet, que le Père Supérieur et un Père d’Ourfa expulsés eux-aussi nous attendaient à Alep. Les Sœurs Françaises de Mardine, de Diarbakr et d’Ourfa y étaient aussi (les sœurs indigènes ayant seules pu rester). Tous ensemble, ce serait prochainement le départ pour la France… 1
Les déportés français prirent le train pour Alep où la police les mit en prison puis les fit trainer d’un endroit à l’autre pour les envoyer, à la fin, à Beyrouth où, avec leurs confrères qui étaient au Liban, ils s’embarquèrent pour la France aux premiers jours de 1915.
2. Expulsion semblable en Cilicie
Le P. Barnabé de Nohanent (France) raconte aussi son expulsion de Tarsous, dans la localité de Mersine, là où était P. Paul de Baabdath :
Me voilà à Rome depuis cinq jours, après avoir été brutalement expulsé de Tarsous par le gouvernement turc. C’est vraiment une ruine pour notre chère Mission. Nos deux maisons ont été confisquées, y compris la chapelle. Nos deux établissements sont devenus des écoles turques. Nous n’avons rien pu sauver. Dès que nous avons été avertis, la police était à notre porte pour nous surveiller et nous empêcher de sortir quoi que ce soit, même les objets du culte sacré. Ainsi tout est pris ; c’est à peine si nous avons pu emporter un peu de linge. À Mersine, même scène douloureuse. Il ne reste que l’église et qui sait si elle n’est pas devenue la proie des Turcs ?
La maison des Sœurs a été dévalisée et l’école est devenue turque. Je n’ai pas pu voir le R. P. Jérôme : impossible de descendre à Beyrouth. Heureux ceux qui ont pu partir. Ceux qui restent sont gardés comme prisonniers de guerre. 2
3. Rapport du Supérieur de la Mission
Déporté avec ses missionnaires, le P. Ange de Clamecy s’empressa, dès son arrivé en France, de mettre le P. Général au courant de ce qui s’était passé :
Révérendissime Père Général
Dès mon arrivée à Marseille, le 15 janvier, après notre expulsion de Turquie, j’avais écrit au R. P. Secrétaire des Missions pour informer Votre Paternité Révérendissime de l’état dans lequel nous avions laissé notre Mission de Mésopotamie. Apprenant, par le P. Secrétaire, que ma lettre n’est pas arrivée, j’en résume le contenu en suivant les évènements qui furent pour nous bien douloureux.
C’est le 22 novembre que le Gouvernement Turc fit notifier par les autorités locales à toutes nos Stations :
– La fermeture de nos écoles de garçons et de filles.
– La mise sous séquestre après un inventaire sommaire de tous nos établissements, hospitaliers ou scolaires et les résidences elles-mêmes qui durent être évacuées.
– L’ordre d’expulsion de Turquie des Missionnaires et des religieuses de nationalité française.
La police turque, chargée de l’exécution de ces décrets, dépassa toutes mesures dans ses procédés :
A- La fermeture des écoles fut brutale dans quelques stations, car les enfants qui étaient dans les classes au moment où la police se présenta furent, par elle, violemment poussés dans la rue, sans qu’on leur permît même d’emporter leurs livres classiques. Du fait de la fermeture de nos écoles que fréquentaient, en 1914, environ 2200 enfants, il résulte la dispersion de tous ces enfants en différentes écoles, qui ne sont pas toutes catholiques. Le Collège de Maamouret-el-Aziz, dès la première heure, est devenu école normale turque ; les écoles de Kharpout sont passées aux étudiants des mosquées, celles de Diarbékir ont été transformées en hôpital turc et en poste de police, et toutes les autres ont subi un sort analogue.
B- La mise sous séquestre des établissements fut précédée par le pillage de tout ce que contenaient nos maisons : meubles, linges, provisions, ou par la mise aux enchères, à Kharpout, de tout ce qui pouvait être vendu. Sauf à Ourfa, rien ne put être sorti de nos maisons, pas même le linge de rechange de ceux qui devaient partir.
À Maamouret-el-Aziz, à Kharpout, à Bissmichan, les scellés furent mis sur la porte de nos églises. A Bissmichan, on ne permit pas de sortir de l’église le Saint Sacrement. À Mardine, de la chapelle des sœurs, un Père fut autorisé à emporter, dans un corporal, les Hosties consacrées, mais il dut laisser, dans le tabernacle, que le chef de la mosquée avait ouvert, le Ciboire et la lunule.
Par suite d’interprétation différente des ordres de Constantinople, nos églises à Ourfa, Diarbakr, Mardine n’ont pas été fermées comme dans les autres stations, et les résidences avaient été laissées aux Pères indigènes qui desservaient les églises, au moins jusqu’à mon départ de la Mission.
La raison de la mise sous séquestre, ou mieux de la confiscation pure et simple de nos établissements scolaires ou hospitaliers aussi bien que les résidences des missionnaires et des religieuses, telle que me l’ont formulée les autorités locales, et que tous les immeubles de la Mission devaient être considérés comme propriétés françaises et tombaient de ce chef sous le coup d’une mesure de guerre appliquée par tous les belligérants.
De vive voix et par écrit, j’ai représenté que les missionnaires français, comme ceux d’autre nationalité, n’avaient dans la Mission aucune propriété personnelle, que la propriété effective de tous nos immeubles était à la Propagande, et par elle au Saint Siège ; que nous étions envoyés en Mission par le Souverain Pontife et non par le gouvernement français, et que le fait, pour la France, d’exercer son protectorat sur nos établissements, ne lui conférait sur eux aucun droit de propriété.
J’ai de plus fait remarquer, aux autorités locales, que la Mission de Mésopotamie, moins qu’une autre, ne pouvait être considérée comme un établissement français en Turquie, attendu que plus du tiers des missionnaires étaient Sujets Ottomans et supérieurs de station, que cette même Mission avait été fondée par les Pères Espagnols, administrée pendant de longues années par les Pères Italiens et n’était gouvernée par un supérieur français que depuis cinq années.
Ces raisons eurent quelque valeur, à Ourfa et à Diarbakr, à cause des bonnes dispositions des Gouverneurs à notre égard : on me promit de laisser les Pères indigènes qui pouvaient rester, en tranquille possession de la résidence et de l’église, mais partout ailleurs, dépossédés même de leur maison d’habitation, missionnaires et religieuses de nationalité ottomane durent chercher un logement hors des établissements de la Mission que le gouvernement turc s’appropria.
L’expulsion fut la mesure prise, dans la Mission, contre les missionnaires et les religieuses de nationalité française ; elle fut notifiée le 22 décembre, [plutôt 22 novembre comme indiqué au début du rapport] au moment même où la police prit possession de nos immeubles, et on nous laisse pour partir, un délai de 24 heures, c’est-à-dire le temps de nous procurer, à nos frais, les voitures pour un voyage de plusieurs jours, dans la mauvaise saison.
La première caravane des expulsés dont je faisais partie, suivie de près des autres groupes de missionnaires et de religieuses, quitta Diarbakr le 24 novembre, mais pour arriver à Beyrouth où nous devions nous embarquer, le 31 décembre. Le voyage fut long et douloureux parce que nous étions aux mains de la police qui, d’étape en étape, nous conduisait et nous traitait en prisonniers de guerre. À Alep, où nos Pères des Stations d’Arménie arrivèrent quelques jours après nous, on nous laisse deux semaines sous la garde de la gendarmerie, car l’ordre était venu de Constantinople de nous garder comme otages. D’Alep conduits à Hama pour y être détenus une semaine encore, nous n’arrivâmes à Beyrouth, après les tracasseries et parfois les mauvais traitements qui durèrent jusqu’à la dernière heure, que pour prendre le bateau du 1er janvier.
Tous les Missionnaires français et nos Franciscaines de Lons-le-Saunier ont donc dû, par force et bien à regret, quitter notre chère Mission de Mésopotamie, après avoir vu ruinée l’œuvre à laquelle ils avaient travaillé avec une bénédiction visible de Dieu. Que sa Sainte volonté soit faite.
Dans la Mission sont restés —et c’est pour nous l’espoir de l’avenir— les Missionnaires de nationalité ottomane, ils sont 9 presque tous de l’Institut Oriental, avec le P. Daniel qui est italien. C’est lui qui est en fait supérieur puisqu’il est Discret de la Mission, nommé par le Révérend Père Général. 12 Franciscaines, elles aussi de nationalité Ottomane, restent groupées à Ourfa et à Diarbékir, pour attendre les jours meilleurs : elles sont dans une maison en location.
La situation de la Mission de Mésopotamie est donc la suivante à l’heure actuelle : ont été expulsés deux missionnaires français et 15 franciscaines de Lons-le-Saunier. Précédemment, la mobilisation avait enlevé à la Mission 3 autres Pères français. Les Missionnaires rentrés en France se sont mis à la disposition du T. R. P. Provincial et sont occupés au ministère qu’il leur a fixé. Avec son agrément, j’ai pu être attaché à une ambulance de l’avant en qualité d’aumônier militaire, et je remercie Dieu de ce ministère particulièrement consolant. Dans la Mission, avec 12 franciscaines indigènes, sont restés les 2 missionnaires qui n’étaient pas de nationalité française. Ils sont répartis dans nos Stations —sauf à Malatia— de manière à assurer le Ministère Paroissial, là même où les églises ont été fermées. Il m’est impossible d’être en relation avec eux, même par lettre, et toute correspondance de ma part serait compromettante pour eux. Ils doivent avoir beaucoup à souffrir dans cet isolement, mais je les sais très bien courageux et très confiants dans la Providence qui ne les abandonnera pas dans leurs besoins. La Mission n’a pas de dettes, mais il lui faut des ressources pour subvenir aux besoins des missionnaires et des religieuses qui sont restés, et à l’heure actuelle, les œuvres catholiques, en France, devront réduire les secours accordés aux Missions. C’est la raison pour laquelle j’ai adressé au T. R. P. Secrétaire des Missions, afin d’alléger la charge de notre Mission dans les messes qui restent à acquitter, une demande que je le prie de soumettre à Votre Paternité Révérendissime pour qu’elle juge s’il y a lieu de lui donner suite.
J’ignore si ma lettre à son Eminence le Cardinal Frédel de la Propagande, écrite aussi de Marseille, a eu un meilleur sort que celle adressée, en même temps, au T. R. P. Clément, en l’absence de Votre Paternité Rm.
En tout cas le T. R. P. Secrétaire des Missions serait bien obligeant de suppléer à la perte possible de cette lettre en disant à son Eminence au moins l’état actuel de la Mission, car les évènements passés n’ont plus d’intérêt.
Les lettres de l’étranger ne pouvant arriver directement dans la zone des armées, je prie le T. R. P. Secrétaire pour m’écrire, s’il y a lieu de porter ma première adresse à Lyon, Rue les Tourelles, 14.
En finissant, je vous demande, Révérendissime Père, pour les missionnaires expulsés, surtout pour ceux qui sont restés dans la Mission, une particulière bénédiction car, de ces derniers, je n’ai pu encore avoir aucune nouvelle et les évènements qui se passent en Orient font naître bien les inquiétudes au sujet des missionnaires et des chrétiens… 3
4. Ceux qui sont restés
Du fait de l’entrée en guerre de la Turquie contre la France, c’est l’ambassade américaine de Constantinople qui remplaça la délégation française. En réponse à une requête pressante du P. Général, et à travers ce canal et celui de Mgr. Dolci, Délégué Apostolique à Constantinople, nous disposons de trois télégrammes :
- Il y a deux prêtres Capucins rattachés à l’église d’Ourfa ; s’ils y officient, télégraphiez leurs noms. 4
- Pas de prêtres Capucins à Malatia. P. Basile, sujet ottoman, auparavant ici, maintenant à Maamouret-el-Aziz. Ce sont maintenant les prêtres arméniens catholiques qui officient à l’église là-bas. Il y a trois prêtres Capucins à Maamouret-el-Aziz : le P. Basile [Tchélébian, de Diarbakr] qui était auparavant à Malatia, le P. Louis [Minassian, de Kharpout], sujet ottoman, auparavant à Kharpout, le fr. Benoît [de Medbach], allemand. L’église de Maamouret-el-Aziz est fermée et quelques objets ont été consignés dans l’église arménienne catholique locale. Pas de prêtres Capucins à Kharpout. L’église est fermée et quelques objets ont été consignés dans l’église arménienne catholique de Maamouret-el-Aziz. Pas de prêtres Capucins à Diarbakr. Deux prêtres, sujets ottomans, qui y étaient auparavant, ont quitté avec les autres. L’église est fermée et quelques objets ont été consignés dans l’église arménienne catholique locale. Il y a deux prêtres Capucins à Mardine, le P. Daniel, italien, et le P. Léonard, sujet ottoman. 5
- Les prêtres Capucins: Bonaventure, Benoît [Najarian, de Kharpout], Thomas [Saleh, de Baabdath], Raphaël [Samhiri, de Mossoul], tous les quatre ottomans, remplissent leurs fonctions dans l’église d’Ourfa.
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P. Raphaël Samhiri (Mgr. Mikhaïl Aljamil, Tarikh wa Syar – Histoire et Biographie des prêtres syriaques catholiques de 1750 à 1985, Beyrouth, 1986).
De son côté, le P. Benoît Najarian précise :
Les missionnaires et les Sœurs qui sont restés se divisent en trois postes, à savoir :
— à Ourfa : 4 missionnaires et 10 Sœurs.
— à Mardine : 2 missionnaires et 3 Sœurs.
— à Maamouret-el-Aziz : 3 missionnaires.
Dans les trois autres postes : à Diarbakr, Kharpout et Malatia, point de missionnaires. Les Sœurs habitent dans les maisons des particuliers ainsi que les missionnaires de Maamouret. Nous autres et les Pères de Mardine, nous demeurons encore dans nos hospices. 7
5. Relation des faits par le P. Bonaventure de Baabdath
Il nous reste un précieux document qui nous donne les détails les plus inédits rapportés par un témoin oculaire, le P. Bonaventure, seul survivant des trois Pères Capucins Baabdathiens. Son récit commence au mois d’août 1914 et s’arrête au 10 novembre 1918. Lui-même déclare qu’il se contente de décrire ce qu’il a vu et de raconter les événements auxquels il a été mêlé, d’abord à Diarbakr, puis à Ourfa. Il commence son rapport ainsi :
À la veille de la Grande Guerre, la Mission de la Mésopotamie et d’Arménie, confiée aux Pères Capucins de la Province de Lyon, comprenait six résidences : Ourfa, Diarbakr, Mardine, Maamouret-el-Aziz, Kharpout et Malatia, avec un personnel d’une vingtaine de religieux Capucins français ou indigènes.
Dès les premiers jours d’août 1914, il fallait se préoccuper d’une nouvelle réorganisation des postes de la Mission avec les seuls religieux indigènes, les autres devant être appelés sous peu par la mobilisation. Deux stations, Kharpout et Malatia, durent être fermées : ces deux résidences furent pendant la guerre dévalisées et pillées par les Turcs qui vendirent tout le mobilier à l’encan. Les quatre autres furent occupées par les neuf religieux qui restaient. À Ourfa, le P. Benoit [Najarian, de Kharpout] et le Fr. Raphaël [Samhiri, de Mossoul], Arméniens ; à Diarbakr, les P. Thomas [Saleh] et Bonaventure [Fadel], Libanais ; à Mardine, le P. Daniel [de Manoppello], Italien âgé de 80 ans, et le P. Léonard [Melki], Libanais ; à Maamouret-el-Aziz, les PP. Basile [Tchélébian, de Diarbakr] et Louis [Minassian, de Kharpout], et le Fr. Benoit [de Medbach], arméniens. 8 Dans ces différentes résidences, il y avait des religieuses franciscaines de Lons-Le-Saunier qui se réunirent d’abord à Diarbékir, puis vinrent à Ourfa: ce sont les sœurs Fébronie, Jean-Antoine, Ephrem, toutes trois de nationalité arménienne; sœur Anne de nationalité suisse; sœur Catherine, française très âgée, et sœur Agnès, française gravement malade, au moment où les religieux européens furent chassés de l’Empire Ottoman.
…Aussitôt après l’entrée en guerre de la Turquie en octobre 1914, notre résidence de Diarbékir fut l’objet d’une foule de tracasseries de la part du gouvernement ottoman. Il installa tout d’abord un poste de police dans notre école de garçons. A chaque instant, il nous fallait subir des interrogatoires. On nous donna l’ordre d’évacuer les locaux de l’école des filles. Enfin on nous expulsa de chez nous, nous laissant libres d’aller chercher ailleurs en ville une autre habitation. Le Wali (gouverneur) ne voulut pas entendre nos réclamations. Nous ne devions rien sortir de la maison. Finalement nous apprîmes notre ordre d’expulsion de l’Empire. Tout notre mobilier devient la possession de ces voleurs qui le vendirent aux enchères.
Il est assez remarquable que la Providence nous avait conservé la maison de Diarbakr jusqu’à ce jour pour être l’asile de tous les expulsés. Nous y avons hospitalisé nos Pères de Maamouret, les Pères dominicains de Van, de Seert et leurs religieuses, nos sœurs de Mardine, le consul français de Van, Monsieur de Singfort. Quand tout le monde eut passé, notre résidence de Diarbékir n’ayant plus personne à accueillir disparut dans la tourmente comme l’épave qui sombre après avoir sauvé le dernier passager naufragé.
Il restait cependant quelqu’un derrière: notre cher Père Léonard. Il était encore à Mardine. On l’avait cependant invité à venir. Il désirait aussi sortir du milieu de ces sauvages, comme il l’écrivait, ajoutant qu’il ne voulait pas mourir massacré. Il avait fait partir les sœurs et était resté, parce qu’au dernier moment, le vieux P. Daniel, octogénaire, qui, lui, ne pouvait songer à partir, lui avait dit tristement : « Eh bien! Vous voulez me laisser seul ? » Le P. Léonard avait aussitôt décidé de rester par charité, uniquement pour ce vénérable religieux. 9
Héroïquement donc, le P. Léonard resta à son poste, prêt à toutes les éventualités, conscient qu’il allait affronter des heures difficiles.
6. Le sort de la Mission de Mardine et le cahier de P. Léonard
Jour par jour, P. Léonard notait, dans un cahier spécial, les événements dont il était le témoin. Pressentant le danger, il avait, peu avant son arrestation, remis son cahier au P. Ishac Armalé, Syriaque catholique, résidant au Patriarcat, qui le joigna aux autres notes et documents en sa possession. Quand le danger s’approcha du Patriarcat, P. Ishac mit tout ce qu’il possédait dans une caisse en fer qu’il enterra soigneusement dans le jardin du Patriarcat. Une fois la guerre terminée, il déterra son « trésor » et commença à rédiger l’un des plus beaux témoignages des massacres, qu’il publia, en 1919, sous le pseudonyme « Témoin oculaire » avec comme titre en arabe « Al-Qouçara fi nakabat annaçara » et en français « Les calamités des Chrétiens ». Nous reproduisons le chapitre qui décrit les derniers mois de la Mission des Pères Capucins de Mardine, avant l’arrestation de P. Léonard :
Les calamités tombèrent sur les chrétiens de Mardine dès le 5 décembre 1914, quand se succédèrent sur eux les étapes de persécutions. En voici les détails copiés sur le cahier du noble P. Léonard.
Au matin du jour J, douze soldats font irruption dans l’église des Capucins. Ils enjoignent aux religieux de leur donner leurs noms et ceux des sœurs de leurs nationalités. Il leur fut répondu que le vieux et vénérable P. Daniel était italien et que le P. Léonard était un maronite originaire du Liban. Tous deux représentent l’État français et desservent le couvent conformément aux privilèges des Nations. Ils dirent aussi que trois sœurs sont ottomanes, nées à Mardine. Ce sont les sœurs Pacifique, Assomption et Agathe. Les autres sont françaises et jouissent de la protection de la France.
Alors un esprit démoniaque s’empare des soldats. Ils se lèvent aussitôt, fouillent les chambres, recherchent ce qu’elles contiennent, puis les scellent toutes, font sortir les deux religieux et barricadent les portes. Puis ils se dirigent au couvent des sœurs et commencent à les menacer et à leur faire entendre des mots secs et grossiers.
Nous sommes pleins de honte et de confusion en rapportant ce que dirent et firent ces truands au couvent des sœurs car, outre leur grossièreté de langage, ils firent du mobilier à leur guise, frappèrent les sœurs et les étendirent par terre et leur ordonnèrent d’avoir absolument à quitter leurs chambres et à sortir de leur couvent. Puis ils fermèrent les chambres, et scellèrent les portes. Des bandits s’attroupèrent dès lors, épiant le moment propice pour mettre la main sans fatigue sur les biens et les meubles.
Pendant que les policiers fouillaient la maison des sœurs, le P. Léonard s’empressa de descendre à l’église. Il ouvrit le tabernacle, en sortit respectueusement le saint calice, l’enveloppa d’un linge blanc, le serra contre sa poitrine et s’en alla le mettre en sécurité dans la maison de monsieur Hanna Marquisi, Arménien. Puis il retourna aussitôt parcequ’il avait décidé de passer sa nuit au couvent. Les soldats lui dirent qu’il n’aurait d’accès qu’à l’arrière-cuisine. Mais au beau milieu de la nuit, un agent insolent vint réquisitionner tous les matelas et força le P. Léonard à sortir et à rester jusqu’au matin à la belle étoile.
Le tiers de la nuit ne s’était pas encore écoulé quand arrive Mohammad Kapoucho, homme pervers, réputé pour sa grossièreté et ses violences. Il rassembla tous les matelas, les emporta au palais du gouvernement, et fit sortir le P. Léonard dehors. Celui-ci ne sut plus quoi faire et resta à la belle étoile jusqu’à l’aube.
Le matin du dimanche 6 décembre, il transporta le saint calice à l’église des Syriens catholiques et y célébra le Saint Sacrifice.
Ce jour-là un groupe d’hommes du gouvernement se présente. Ils convoquèrent les deux prêtres et leur ordonnèrent de sortir du couvent ce qui s’y trouvait comme armes et canons, alors qu’il n’y en avait aucune trace. C’était une insinuation et une assertion inventée de toutes pièces par Abdel Rahman Al-Kawass, le meunier, pour se venger des Capucins. Les soldats circulèrent dans le couvent en se pavanant, et fouillèrent pour trouver ce qu’ils prétendaient exister. Ils ne laissèrent aucun recoin sans le fouiller, ni aucun trou sans l’élargir. Ils allèrent jusqu’à faire descendre des hommes dans le puits pensant y trouver des armes. Ils en ressortirent bredouilles.
Ce soir là, le P. Léonard voulut passer la nuit au couvent. Les soldats ne le lui permirent pas. Il s’en alla à la maison de monsieur Hanna Marquisi et y resta quatre jours sans en sortir absolument.
Les ennemis persistèrent à chercher, à fouiller et à perforer du 7 décembre au 10. Ils ouvrirent les chambres, éparpillaient livres et paperasses, endommageaient les effets et les meubles et s’emparaient de ce qui leur plaisait sans contredit. Ils ne craignaient pas l’œil de Dieu et n’avaient honte de personne.
Puis ils se dirigèrent au couvent des sœurs, fouillèrent toutes les chambres, ouvrirent les coffres, s’enquérirent de leur contenu et s’en amusèrent, puis ils en firent un tas, fermèrent les portes et les barricadèrent. Ils enfermèrent les religieuses dans une seule chambre puis s’en retournèrent dans leurs maisons guettant l’occasion de s’emparer à la fois du couvent et de son contenu.
Les Pères en étaient désemparés et ne savaient par quel moyen se tirer d’affaire. Ils écrivirent à Adib, Vice Moutassarrif, pour obtenir de lui la permission de préparer la nourriture pour les Sœurs et pour tenter de les faire voyager. Il ne leur fit aucune réponse et jeta leur requête à la poubelle. Ils en écrivirent également au Commissaire. Lui aussi ne leur répondit pas.
Bien plus, ils mettèrent des sentinelles aux portes des deux couvents pour empêcher quiconque d’entrer ou de sortir. Ils en mirent également devant les deux portes de monsieur Marquisi.
Le 8 décembre, sur ordre du Wakil Adib, les deux Pères ouvrirent leur église et y célébrèrent les offices divins. Cependant les soldats continuèrent à venir au couvent, matin et soir, mangeant et buvant au compte des religieux. Au début, ils aimaient et respectaient les religieux, puis tout changea et ils se mirent à leur creuser des pièges.
Le 10 décembre, les religieuses louèrent quatre chariots pour quatre vingt magidis et s’en allèrent à Diarbékir. Pendant leur absence, le commissaire se présenta au couvent avec un groupe de policiers, ils ouvrirent les coffres et les placards, les meubles et les paquets et s’emparèrent de ce qui leur plut. Pendant ce temps, une bande de sacailles s’était attroupée aux portes en hurlant : « Maintenant faisons du couvent une mosquée et de l’école un bureau ». On vit même venir une femme musulmane armée d’un balai et demande : « Où est la nouvelle mosquée que nous avons confisquée de la France. J’ai fait vœu de la balayer de mes mains ». Farjallah Kaspo, professeur de l’école, l’invectiva et lui cria : « Tais-toi, impudente, et rentre chez toi ».
En ce même jour passa dans cette rue Mgr. Geries, évêque des Jacobites, accompagné du moine Yachouh. Les voyous leur arrachèrent leurs calottes et les jetèrent à terre. L’évêque les invectiva et leur dit : « Pensez-vous que nous sommes des français pour nous traiter de la sorte ? Non ! Nous sommes des Ottomans. Pourquoi vous sous-estimez ceux qui appartiennent à la Turquie et se glorifient de la Nation » ? Ces gamins se turent et leur rendirent leurs calottes.
Quant aux religieuses, à leur arrivée à Diarbékir, elles informèrent le Wali que trois d’entre elles étaient Ottomanes. Il ordonna leur retour à leur couvent. Elles retournèrent à Mardine le 24 décembre, nuit de Noël. Elles s’imaginaient pouvoir réintégrer leur couvent et reprendre ce qu’il y avait. Il leur fallut déchanter. Elles restèrent quatre mois dans la maison de monsieur Marquisi.
Le 7 janvier 1915, un crieur annonça dans les rues que les effets des religieuses seraient vendues. Achète qui voudra. Le lendemain s’attroupèrent des hommes musulmans avec leurs femmes. Arriva également avec eux un certain nombre de chrétiens, surtout Jacobites. À peine entrés au couvent, ce fut le brouhaha et le tapage, ils hurlaient comme des forcenés. Ils brisèrent les scellés et vendirent toutes les affaires aux enchères, excepté les images et les statues qui ne leur servaient à rien. Puis ils sortirent les ornements sacerdotaux et les piétinèrent avec leurs pieds souillés, après en avoir choisi ce qui leur convenait comme vêtement. Ils trièrent les bougies, les lampes et les lampadaires et les portèrent à la grande mosquée. Ils continuèrent à vendre et à acheter jusqu’à ce que le couvent fut entièrement vide, comme un immeuble qu’on vient de construire nouvellement.
À partir du 10 janvier, le couvent des religieuses fut réservé aux soldats. Depuis lors, les soldats se mirent à se réunir dans ce lieu sacré où ils passaient les nuits à manger, à boire, à s’enivrer et se livraient à toutes sortes de débauches, amusements et insolences que Dieu a prescrits.
Ils donnèrent ordre au muezzin d’appeler à la prière à l’accoutumée sur le toit du couvent pour les cinq prières. Ils démontèrent la cloche et essayèrent de la briser quand un chrétien intervint et les empêcha d’achever leur projet impie.
Le 9 février, on transporta à la mosquée les livres, les chaises et tout ce qui restait comme objets. Des fonctionnaires occupèrent les chambres sauf deux qu’ils concédèrent, l’une au P. Daniel, l’autre au P. Léonard.
Le jeudi 11 février arrivèrent 55 étudiants musulmans brandissant des bannières et des banderoles proclamant des slogans islamiques. Ils entrèrent dans la place de l’église et s’installèrent à l’école. Ils proclamèrent que dorénavant l’église et toutes ses dépendances deviendraient à la fois un siège du gouvernement et un poste de télégraphe. Ils commencèrent à circuler dans le couvent matin et soir et s’approprièrent tout ce qui s’y trouvait entre autres des effets appartenant à des amis des Capucins, le tout fut confisqué.
Mentionnons entre autres un grand tapis persan coûtant près de trente livres or et qui appartenait à monsieur Abdel-Massih Battikha, et d’autres tapis coûtant mille piastres à Francis Thomas. Monsieur Elias Baabousi avait des tapis de valeur de deux mille piastres ; Youssef Aho avait des peaux pour deux mille piastres ; Le professeur Rizkallah Salmo avait déposé quatre sacs de farine ; La femme de Youssef Maghzal avait des objets de valeur estimés à deux mille piastres. Tout cela fut confisqué par les hommes du gouvernement qui en disposèrent à leur gré.
Les deux Pères présentèrent une requête au gouverneur de la ville, ils leur fit des promesses pour les calendes grecques et ne restitua rien. Bien mieux, le gouvernement fit savoir aux locataires des boutiques des Capucins qu’ils devaient payer les loyers, non aux Capucins mais au fisc. Les deux Pères furent dans le désarroi, devant eux se trouvaient fermées toutes les voies de subsistance et de salut. La peur gagna aussi les catholiques au point qu’ils n’osaient plus s’enquérir au sujet des Pères et leur rendre visite. 10
7. Vigilance sacerdotale
Nous nous arrêterons sur un détail mentionné précédemment : Le P. Léonard s’empressa de sauver le saint calice des mains des soldats. Ce même geste attira aussi l’attention du P. Ange de Clamecy qui dit :
À Mardine, de la chapelle des sœurs, un Père fut autorisé à emporter dans un corporal les hosties consacrées. Mais il dût laisser dans le tabernacle que le chef de la mosquée avait ouvert, le ciboire et la lunule. 11
8. Pénurie d’informations
À partir du mois de janvier 1915, les informations deviennent rares, la correspondance des Capucins est presque absente. La guerre, la censure et la décision absolue de la Turquie de ne rien laisser savoir font que les archives capucines n’ont aucun document, aucune bribe d’information. Tout ce que nous savons sur la Mission et les missionnaires vient de sources locales et de témoins du pays. Quand à savoir ce qui s’est passé à Mardine, les arrestations et les convois de la mort, nous nous baserons sur les rapports des témoins oculaires qui sont : P. Ishac Armalé, syriaque catholique ; Les trois Pères dominicains réfugiés à l’évêché syriaque catholique de Mardine : P. Marie-Dominique Berré, P. Jacques Rhétoré, P. Hyacinthe Simon ; Les personnes entendus lors du Procès de béatification de Mgr. Ignace Maloyan ; Les rescapés des massacres, etc.
1 F. Laurentin, Souvenirs , 25 août 1928, Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban, p. 33 – 37.
2 Lettre du P. Barnabé de Nohanent, Rome, 1915, Revue Le Petit Messager de Saint François, 1915, p. 12.
3 Rapport du P. Ange de Clamecy au P. Général, Lyon, 22 février 1915, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Acta Ordinis 12.
4 Henry Morgenthau, Sr. (1856-1946) ambassadeur américain à Constantinople, 13 janvier 1915, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Acta Ordinis 11.
5 Leslie Davis (1876-1960), consul américain à Kharpout, 19 janvier 1915, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Acta Ordinis 11.
6 Jesse Jackson (1871-1947), consul américain à Alep, 21 janvier 1915, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Acta Ordinis 11.
7 Lettre du P. Benoît Najarian, Ourfa, 18 mars 1915, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Littere Superiorum 26.
8 Il y avait 2 Capucins qui portaient le même nom de Benoît : l’un Arménien, Benoît Najarian de Kharpout, supérieur à Ourfa, et l’autre allemand, Benoît de Medbach, à Maamouret-el-Aziz. Le frère Raphaël Samhiri (1864-1940) est un syriaque de Mossoul. Le P. Bonaventure a mélangé les nationalités des Pères !? Le P. Benoît de Kharpout a survécu aux massacres et passé ses derniers jours à la cathédrale S. Louis à Beyrouth où il mourut le 10/9/1956.
9 P. Bonaventure de Baabdath, Rapport sur la résidence d'Ourfa pendant la guerre 1914-1918 , Beyrouth, 1919, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Acta Ordinis 15.
10 Ishac Armalé, Al-Qouçara fi nakabat annaçara , 1919, p. 244 – 250.
11 Rapport du P. Ange de Clamecy au P. Général, Lyon, 22 février 1915, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Acta Ordinis 12.