P. Hyacinthe
Simon o. p. (P. Jacques Rhétoré, Les Chrétiens aux bêtes, Cerf, Paris, 2005)
Au début de la Grande Guerre, P. Hyacinthe Simon o.p. (Loos-Lez-Lille, 2 septembre 1867 – Mossoul, juillet 1922) et ses deux confrères, P. Marie-Dominique Berré et P. Jacques Rhétoré furent pris en otage à Mossoul, par les soldats turcs. Déportés vers Mardine, ils arrivèrent le 26 décembre 1914 où, grâce à la bienveillance de Hilmi Bey, Moutassarrif de Mardine, et à l’accueil fraternel de Mgr. Ignace Tappouni, ils purent rester à l’évêché syriaque catholique pendant 2 ans.
De sa résidence à l’évêché syriaque catholique, le P. Simon observait, se renseignait et notait. Il termina son récit en juin 1916, exactement un an après le massacre de P. Léonard.
Le 18 novembre 1916, il fut déporté vers Konia avec ses deux confrères qui arrivèrent en décembre 1916, alors que lui fut retenu à Alep pour recevoir les soins nécessaires suite à son atteinte de la typhoïde. Les Turcs machinèrent contre lui un perfide complot, l’accusant d’espionnage en faveur de la France. Il fut arrêté une première fois en mai 1918, interrogé puis libéré, pour être de nouveau arrêté en octobre et condamné à deux ans de prison pour être vite libéré, fin octobre 1918, au jour où les Alliés s’emparèrent d’Alep.
Il est resté un certain temps à Alep, où il a prononcé un discours à l'Église arménienne catholique , le 19 Janvier 1919, à l'occasion d'une cérémonie funèbre des victimes de l’Arménie. Et en juin de la même année, il a rédigé un épilogue à son récit mentionné précédemment.
Il est rentré en France à la fin de l'année 1920, et y est resté quelques mois avant de revenir à Mossoul, en mars 1921, avec son confrère le père Berré, empruntant la route maritime de Marseille à Port-Saïd en Egypte, puis à Aden au Yémen, puis à Bombay en Inde, et de là à Mascate à Oman, puis Bassorah. De là, ils ont pris la route terrestre vers Mossoul, où ils ont repris leur activité dans la sainte mission et le service. Le père Simon est décédé fin juillet 1922, et y a été enterré dans son couvent, à côté de son confrère le père Rhétoré, qui l'a précédé d'un an. Quelques années plus tard, P. Berré aura sa place parmi eux. 1
Son récit fut publié en français et en arabe, aux Editions Naaman pour la culture (Jounieh-Liban), en 1991, sous le titre « Mardine la ville héroïque, Autel et Tombeau de l’Arménie durant les massacres de 1915 ».
Couverture du livre du P. Hyacinthe Simon o. p. (Maison Naaman pour la culture, Jounieh, Liban, 1991)
De son livre, nous relevons quelques extraits (p. 53-74 , 108-116), parlant de Mgr. Maloyan et donnant un témoignage admirable du P. Léonard. Le traitement infligé aux femmes est une preuve de plus que les Turcs ne laissaient à personne un troisième choix : ou l’Islam, ou la mort.
Nos prisonniers devaient donc se préparer au suprême sacrifice, et ils s’y disposèrent avec ce je ne sais quoi de vaillant au cœur, que produit le compagnonnage dans une même détresse, avec ce je ne sais quoi de céleste au front, qu’apporte la sérénité d’une bonne conscience. Car, ils étaient nombreux… et tous Catholiques, hormis les quelques Protestants. Les voici du reste par ordre de Rite :
• Clergé Arménien : Évêque = 1 , Prêtres = 6
• Clergé Catholique Syrien : Archidiacre = 1 , Prêtre = 1
• Latin : Capucin = 1
• Laïcs Arméniens catholiques = 226
• Laïcs syriens catholiques = 112 • Laïcs chaldéens = 30
• Schismatiques : Protestants = 27
[Au total : 10 clercs et 395 laïcs]
Les victimes, les voilà toutes… Et nous comptons comme une des plus douces consolations de notre exil d’avoir assisté, entre autres spectacles, à ce spectacle inexprimable de prisonniers baisant leurs chaînes et transformant leur geôle en Cathédrale. Qu’y manquait-il, en effet, de ce qui fait une Cathédrale ? L’Évêque y était. Les Prêtres y étaient. Les Diacres et Sous-Diacres y étaient. Les Fidèles y étaient. C’était vraiment l’Église Catholique, l’Église Universelle, accroupie ou plutôt debout sur la terre nue d’une prison. C’était l’Église Orientale et l’Église Occidentale rivées aux même fers, communiant aux mêmes douleurs avant de communier au même sacrifice… Durant les sept jours de leur captivité, la Religion leur prodigua tous ses secours. Les quatre angles de la prison devinrent quatre confessionnaux et, vu les besoins du ministère, le Prêtre dut écouter et absoudre son pénitent, l’un et l’autre se touchant du front. La prière remplit le jour, la prière écourta la nuit. Le rosaire ne quitta point les doigts des prisonniers : ils aiment tant Marie les Mardiniens…
L’Évêque put se dispenser de prêcher publiquement : sa conduite courageuse et fière était tout un discours. Mais, s’il avait eu besoin de raffermir quelque pusillanimité, il lui eût suffi de lire son testament qu’il avait confié, un mois avant son arrestation, à Mgr. Gabriel Tappouni, Vicaire Patriarcal Syrien Catholique, jeune évêque devenu son vieil ami. J’ai lu l’original arabe, et je l’ai baisé comme une relique… « Et maintenant, ô mes fils bien aimés, je vous confie à Dieu. Je vous demande de prier le Seigneur de me donner la forc et le courage de traverser ce monde périssable avec sa grâce et dans son amour, et, s’il le faut, de verser mon sang pour Lui…». Ne croirait-on pas lire une copie des lettres d’anciens évêques martyrs ? Quelle fermeté, quel calme et quelle fierté tout ensemble… Avec un Chef de cette trempe qui prévoit et annonce sa mort plus de trente jours à l’avance, nos prisonniers, déjà soutenus par les Sacrements et stimulés à la résignation, par la résignation d’un Pontife, pouvaient affronter les tortures. Elles ne leur manquèrent pas. Sur l’ordre de Memdouh bey, on mit les notables à la question, afin de leur faire avouer l’existence de dépôts d’armes à Mardine. On les frappa sur la plante des pieds, les pieds étant maintenus en l’air à l’aide de cordes, jusqu’à ce que les patients s’évanouissent. Alors un seau d’eau froide sur la tête leur rendait le sentiment, et l’on reprenait la bastonnade. Le sang coulait, c’était le signe attendu, et l’on cessait de frapper. On reportait alors la victime à demi morte dans la prison.
Après la torture, l’humiliation… On n’épargna personne. Un certain nombre de prisonniers portaient sur les reins le cordon de Saint-François ; il n’en fallait pas davantage à Mamdouh bey pour voir dans le mot François (Françis, en arabe) des rapports occultes avec la France, et dans la cordelette de laine une preuve des intentions perverses des Tertiaires Franciscains et un emblème de leur affiliation à une société révolutionnaire. Cette marque sainte, on la leur arracha de vive force ; et les chairs de certains vieillards gardèrent l’empreinte des doigts des bourreaux.
Citerai-je le R. P. Léonard Baabdathi, Missionnaire Capucin, Libanais de nationalité, qui dut boire tout un calice d’ignominies ? Et pourquoi ? Parce qu’il était le directeur de la Confrérie du Précieux Sang. La signification de ce mot « précieux sang », Mamdouh bey la restreignit au sang des musulmans, dont ledit Missionnaire convoitait et prêchait et favorisait la plus abondante effusion. D’autant plus que l’on avait trouvé la liste des membres de ladite Confrérie affichée à la porte de l’Église Capucine. C’était donc bien une association plus que séditieuse et nuisible : elle cherchait plus que les troubles de l’Empire, elle réclamait son sang. Et voici notre P. Léonard accablé d’injures et de crachats et de coups. Mais il tint ferme. On épuisait le Capucin, on réjouissait le martyr. Mamdouh Bey massacrait le P. Léonard, le P. Léonard bénissait Mamdouh Bey. Une grande partie des prisonniers dut se présenter, pour un motif quelconque, à la barre des bourreaux. Mais il n’y eut chez eux aucune défection. Le secret, dites-moi, de fléchir quand l’âme est soutenue par une triple vertu : la grâce de son Dieu, les exemples de son évêque et le courage de ses Prêtres ? Mais, la prison, comme la Cathédrale, devait avoir sa sortie triomphale et sa procession. La sortie, concertée par la police eut lieu. « Ce sera la caravane de la mort…» disaient les musulmans. Nous Chrétiens, nous disions : « C’est la marche à la vie…».
11 juin : Premier convoi
Nous sommes au jeudi du 10 juin, et il est 1 heure du matin. Le cortège funèbre s’avançait lentement et en silence à travers les rues de la ville. Mais, avertis dès la veille, prêtres et fidèles Mardiniens, aux écoutes durant des heures entières, guettaient le départ, les prêtres pour absoudre, les fidèles pour saluer une dernière fois. Ils marchaient attachés les uns aux autres à l’aide de grosses cordes. Plusieurs portaient les chaînes aux bras, quelques-uns même avaient le cou assujetti par des anneaux de fer. Tous étaient encadrés de 100 soldats de la Milice. Pas un mot dans le rang des prisonniers : il y avait peine de mort pour quiconque élèverait la voix. Mais nous, nous entendions à travers le cliquetis des épées, le bruit des battements de leur cœur d’une part et, d’un autre côté, les cris et les adieux des femmes et des enfants. Nuit sans semblable… L’obscurité s’employait à jeter sur toute cette scène un deuil plus profond et à cacher aux regards ce que la scène avait d’impitoyable. Mais l’œil arabe, exercé à percer les ombres put remarquer certains détails que voici : Chaque compagnie de 40 prisonniers comportait un prêtre : on avait cru par là avilir le Sacerdoce en l’associant au crime prétendu ; on ne faisait que rapprocher la Religion du Malheur. On vit un prisonnier, âgé de 75 ans, entouré de ses fils, de beaux-fils, et soutenu dans sa marche autant par la piété filiale que par sa propre foi religieuse.
On vit aussi le P. Léonard, Capucin, brutalement frappé, lors de son passage devant son Couvent… C’est lui qui eut l’honneur d’ouvrir le cortège, ayant à ses côtés deux Tertiaires Franciscains. On vit enfin S. G. Mgr. Maloyan, nu-tête et pieds nus, les fers au cou, fermant la procession, entouré de deux policiers. Malgré les poucettes qui captivaient ses mains, il put jeter sur sa ville épiscopale une dernière bénédiction. Ainsi donc l’histoire, cette éternelle recommenceuse, répétait pour nous la vision du Calvaire ; seulement ici, le Maître et les Apôtres et les Disciples, l’Évêque et les Prêtres et les Fidèles gravissaient ensemble le même Golgotha. Et pendant que se jouait le plus affreux drame historique de Mardine ; pendant que les intrigues musulmanes se sentaient triomphantes et jetaient à la mort tout un groupe de jeunesse intelligente, toute une masse d’hommes mûrs, sur lesquels reposait la vie de la cité, et jusqu’à des vieillards que leurs seules infirmités inclinaient déjà vers la tombe ; pendant que l’avenir de toute une Chrétienté disparaissait… l’aurore apparaissait radieuse et insouciante… elle éclairait une caravane d’hommes déjà loin de la ville et que l’on conduisait au tombeau… Alors la Cathédrale Syrienne Catholique s’emplit vite de fidèles alarmés : car, dans les catastrophes publiques, l’autel reste toujours un rendez-vous et une consolation. Elle vit des scènes inoubliables : des femmes marchant sur les genoux, et les genoux ensanglantés, sur tout le long parcours de la cour qui aboutit à l’Église ; des mères pleurant leurs prières ; des enfants, orphelins depuis une heure, implorant non une vengeance, mais un miracle. Ce miracle, ils l’obtinrent, et parmi les miracles, ce fut le plus beau : le miracle d’une fermeté inébranlable chez nos prisonniers dans leur croyance religieuse. On s’en convainquit bientôt ; car, à 2 heures de Mardine, au lieu dit Akhrachké, Memdouh bey détacha du groupe des convoyés 4 notables principaux : Un Syrien Catholique, Scandar Hammal Effendi ; Trois Arméniens catholiques : Naoum Djinandji, Iskandar Adam, Auguste Adam, son fils.
— « 800 livres turques à moi, leur dit Mamdouh bey, et je vous délivre maintenant » ;
— « 8.000 livres turques à toi », lui répondirent les notables ;
— « C’est bien… Marchons dans cette carrière voisine ».
Or, deux minutes après, dans la carrière voisine, les 4 prisonniers étaient tués à coups de poignard. Durant ce drame rapide, la colonne des Chrétiens avait poursuivi sa marche, instruite sur le sort qu’on lui réservait. Elle parvint à Cheikhane, village kurde, situé à 6 heures de Mardine. Là, Mamdouh Bey fit arrêter le convoi et lut un soi-disant firman impérial, ainsi conçu :
« Le Gouvernement Impérial vous avait comblés de ses faveurs : liberté, égalité, fraternité, justice, emplois importants, grades honorifiques ; et cependant vous l’avez trahi. Pour cause de trahison à la Patrie Ottomane, vous êtes donc tous condamnés à mort. Celui de vous qui se fera musulman, retournera à Mardine, sain et sauf et honoré. Dans une heure vous devez être exécutés. Préparez-vous : faites votre dernière prière…».
Enfin, joignant l’ironie au mensonge, il ajouta :
« L’Empire vous avait accordé hier mille privilèges, il vous accorde aujourd’hui trois balles…».
Alors, S. G. Mgr. Maloyan, cardiaque et affaibli, courbé sous le double poids de la fatigue et du chagrin, redressa sa taille devant l’injure du traître qu’on lui jetait à la face et à la face de ses compagnons ; en lui l’Evêque et le citoyen firent leur devoir: L’Évêque repoussa du pied l’apostasie proposée, et le citoyen affirma sa fidélité de patriote. Il répondit donc au nom de tous. Par sa réponse, il signait son arrêt de mort et celui de ses fidèles, mais il immortalisait son nom et ses actes, ainsi que les actes et le nom de ses frères en Jésus-Christ. Il dit :
—« Nous sommes entre les mains du gouvernement ; et quant à mourir, nous mourrons pour Jésus-Christ…»
— « Pour Jésus-Christ » clamèrent ses 404 compagnons.
Il ajouta : « Traîtres à la Patrie Ottomane, nous ne l’avons jamais été et nous ne le sommes pas. Mais devenir traîtres à la Religion Chrétienne, jamais…»
— « Jamais » reprirent ses 404 compagnons.
Et enfin, l’Évêque dit : « Nous mourons, mais nous mourrons pour Jésus-Christ ».
— « Pour Jésus-Christ » répétèrent ses 404 compagnons.
Et tout à-coup, un laïc, Rizkallah Murcho, sortit des rangs et, étendant les bras : « Tuez-moi » dit-il aux soldats, « vous verrez comment meurt un Chrétien…». Mais l’heure de l’exécution n’avait pas encore sonné. Dans les derniers instants de leur liberté, les Catholiques voulurent affirmer leur foi. Il se passa alors une scène indescriptible : telle la scène antique des Martyrs ramassés dans les arènes de Rome et attendant panthères et léopards. Mais, ici, l’amphithéâtre était plus vaste, la solitude plus profonde et les bêtes plus féroces. L’Évêque et les Prêtres circulèrent dans les rangs, donnèrent l’absolution dernière et versèrent les suprêmes consolations. Puis l’Evêque prit du pain et le consacra ; et les Prêtres en distribuèrent les saintes parcelles à chacun des Fidèles. Un soldat présent raconta quelque temps après, que, lors de la consécration et de la communion, un nuage épais couvrit la phalange des combattants et la cacha totalement aux yeux des musulmans. Dieu avait soudain tissé le voile qui dérobe les choses saintes aux païens. Et quand prirent fin les ultimes agapes fraternelles, où s’était rompu le Pain de Vie, les combattants pouvaient marcher à la mort. Pas une seule défaillance ne sera à noter…
Alors Mamdouh Bey fit un premier partage. Des 405 convoyés, il en prit 100, qu’il dirigea au lieu dit « Grottes de Cheikhane ». Les cavernes profondes qui n’ont pas rendu leurs victimes, n’ont pas laissé davantage entendre leurs dernières invocations. Les bourreaux à peine revenus, Mamdouh Bey choisit 100 autres Martyrs que l’on conduisit à 1 heure de là, à l’endroit appelé « Kalaat Zirzawane ». Ils y furent tous massacrés 4 par 4, à coups de pierres, à coups de poignard, à coups de dague, à coups de cimeterre et de massue, et jetés dans les puits. La vieille forteresse, qui garde les ossements de nos héros, garde aussi le secret de leurs derniers instants. Seuls les bourreaux, tenus aujourd’hui au silence, pourront nous redire demain les adieux de nos frères et leur constance. Restaient les 205 autres Chrétiens, parmi lesquels Mgr. Maloyan. On ne jugea pas prudent de les exécuter sur place. On les conduisit le lendemain un peu plus loin : façon habile de prolonger le tourment de nos Catholiques affamés, dépouillés, garrottés, promenés pied nus à travers les cailloux du chemin et les épines des champs. Ils marchèrent 2 heures, et, arrivés dans une vallée profonde à 4 heures de Diarbékir, ils y furent tous exterminés, le 11 Juin, un vendredi, fête du Sacré-Cœur. Leur mort fit l’admiration des Kurdes eux-mêmes accourus à la curée ; « Jamais, dit l’un d’eux, nous n’avons vu pareille fermeté religieuse. Si pour des motifs analogues, les Chrétiens se jetaient sur nous, nous nous ferions tous Chrétiens à leur demande ». Mgr. Maloyan ne fut pas exécuté à ce moment-là. Car, pour ajouter à ses chagrins le chagrin de mourir séparé de son troupeau, la police l’avait contraint de monter à cheval et de précéder la caravane. Il était donc arrivé seul à Kara-Keupru, à 3 heures de Diarbékir. C’est là qu’il devait mourir. Et lorsqu’on lui notifia la funèbre nouvelle : « Mais… où sont mes enfants ? » demanda-t-il, préoccupé de leur sort ; « Ils vont mourir…» lui fut-il répondu. L’Évêque alors, sans trouble aucun, se prépare à paraître devant Dieu. Mais, il dut répondre à une dernière demande de Mamdouh Bey :
— « Dites-nous, oui ou non, avez-vous des bombes ? »
Et l’Évêque répondit :
— « Si nous avions eu des bombes, vous n’auriez jamais fait subir à mes enfants ce que vous leur avez réservé…»
— « C’est bien…»
Et soudain l’Évêque fut frappé d’une balle au cou et tomba dans son sang. Il était mort… Notre cher et courageux Archevêque avait 46 ans d’âge et 4 ans d’épiscopat. Détail typique : la police courut à Diarbakr faire signer aux médecins « le décès de Mgr. Maloyan, en cours de voyage, d’une embolie au cœur ».
Honneur à Mgr. Ignace Maloyan : Si nous avons perdu l’espoir de reprendre un jour ses restes sacrés et de les embaumer, gardons du moins son nom et le récit de sa fin héroïque dans le reliquaire de l’histoire mardinienne. Lorsque les Kurdes seront libres de parler, nous apprendrons des détails qui honoreront et l’Église et Mardine… En attendant, la mort sublime de nos Catholiques restera glorieuse devant Dieu et dans les Annales de l’Église Catholique Mardinienne ; d’autant plus glorieuse qu’elle fut plus injuste. Car, dans la grande boucherie des 6 Wilayets, Mardine ne devait devenir ni un dépôt, ni un abattoir. Que si l’on a exécuté les Arméniens Catholiques, les Syriens Catholiques, les Chaldéens Catholiques et les Protestants de Mardine, ç’a été par suite de basses intrigues ourdies depuis cinq mois entre les Musulmans sectaires de la ville. Ceux-ci ont écouté et suivi leurs instincts. Preuve de plus que, dans le faux civilisé, dans celui-là même qui vous sourit et vous salue aujourd’hui, il faut vous attendre demain à trouver la brute qui vous livre et vous égorge… Le passé qui avertit le présent, doit éclairer l’avenir…
15 juin : Deuxième convoi
Le deuil succède au deuil. Nouvelle Rachel, la ville Catholique de Mardine commence ses larmes inconsolables, car les arrestations ne cessèrent plus. Le premier convoi funèbre du 10 Juin marchait encore à son agonie, que l’on préparait de nouvelles recrues à la mort. Ce jour-là même, à midi, police et gendarmes parcourent les rues, envahissent les maisons, violent la demeure même des évêques, entraînent quiconque tombe sous leurs mains. Prêtres et laïcs, jeunes gens et vieillards, qui que vous soyez, vous êtes arrêtés sans aucun interrogatoire et poussés dans les cachots. C’est ainsi que disparaissent 12 Prêtres Catholiques. Citons les noms de ces vaillants à jamais illustrés par l’injustice des hommes :
• Du clergé Arménien Catholique : les Abbés Catmardjian Gabriël, Naamian Minas, Calioundjian Maguerditch, Tcheroyan Nersès, Haddadian Vartan.
• Du Clergé Syrien Catholique : les Abbés Mansourati Louis, Hanna Banabili, Joseph Rabbani, Matta Khrimo, Mamarbachi Joseph, Hanna Tabé, Matta Malâche.
Le clergé syriaque catholique de Mardine en 1910. Assis à partir de la droite du lecteur : Matta Khrimo, Antoun Armalé (oncle d’Ishac Armalé), Raphaël Bardaani, Boutros Salbo, Hanna Banabili. Debout à partir de la droite du lecteur : Joseph Rabbani (futur évêque), Matta Malâche, Ishac Armalé. (Tarikh wa Syar – Histoire et Biographie des prêtres syriaques catholiques de 1750 à 1985, Mgr. Mikhaïl Aljamil, Beyrouth, 1986, p. 424).
Saluons, en passant, ceux que nous ne devons plus revoir : l’Abbé Hanna Tabé, type incarné de la modestie et du dévouement, l’Abbé Matta Malâche, image du zèle apostolique et terreur des Jacobites… Tous deux réjouirent et consolèrent notre exil, celui-ci par son urbanité, celui-là par ses prévenances, l’un et l’autre par leur mort. Saluons encore le jeune abbé Gabriël Catmardjian, secrétaire particulier de S. G. Mgr. Maloyan. Tout lui faisait entrevoir un avenir brillant ; rien ne faisait présager pour lui une destinée si rapidement glorieuse. Du diocèse il était une espérance ; du Diocèse il est devenu un protecteur. Soulignons aussi, en passant, le calme et la joie qu’apportait à ces prêtres leur arrestation. « Nous allons à la noce » disait l’Abbé Joseph Rabbani. Et M. l’Abbé Matta Malâche, aux curieux qui l’interrogeaient : « Ceci, disait-il, en montrant ses menottes, ce sont les chaînes de Saint Pierre ». Enfin, comble de simplicité et de présence d’esprit, M. l’Abbé Matta Khrimo, Procureur du Patriarcat, dit à la servante, pour toute parole d’adieu : « Surtout, ferme bien les portes et dépense peu de sucre…». Le gouvernement profita de la présence en prison de ces Prêtres pour ravilir le Sacerdoce du Christ. Les Prêtres furent contraints de nettoyer la cour de la Préfecture, de porter sur le dos des charges d’immondices, en un mot, d’être les balayeurs publics. Mais ils le furent de si bonne grâce et avec une telle gaîté, qu’ils provoquèrent l’admiration des fonctionnaires eux-mêmes. « Sapristi… disait l’un d’eux, mais on dirait qu’on leur rend service en les humiliant…».
C’est le 14 juin, à 2 heures du matin, que le second convoi funèbre prenait la route de Diarbakr ou plutôt le chemin du Ciel. Il était ainsi composé :
• Clergé catholique : Arméniens 5 ; Syriens 7.
• Laïcs Catholiques : Arméniens 181, Syriens 50, Chaldéens 19.
• Protestants : 4.
• Au total : Prêtres 12 ; laïcs Catholiques 262 ; laïcs Protestants 4.
Avec ces 266 prisonniers qui partaient, partait aussi de Mardine l’espoir des jours meilleurs.
Le convoi subit les conditions les plus dures. Tel Prêtre garrotté s’évanouit aux portes de la ville, sous les souffrances que lui causaient les cordes trop serrées aux bras. Tel laïc devint fou de douleur ; tel autre encore, harassé, s’accroupit. On le tua net d’une balle au front. Il en doit être ainsi de quiconque sera trahi par ses forces en route… La caravane poursuivra sa marche, semant des cadavres derrière elle. Cheikhane est la station ordinaire de tout convoi. Les prisonniers, épuisés par un jeûne d’une demi-journée et une marche de 6 heures, purent y prendre un peu de repos et de nourriture: mais quelle nourriture et quel repos…! Le pain ? Il n’y en avait presque pas, et il fallait acheter très cher des Kurdes quelques menus morceaux… l’eau ? Il fallait boire une décomposition de boue verdâtre de la grenouillère voisine, ou payer 10 sous un demi-verre d’eau propre. Au reste, on dépensait alors royalement, car le moment approchait où les soldats dépouilleraient les victimes de leur pécule, de leurs habits et de leurs chaussures. Et, à propos, soit dit en passant, comme avertissement, ne soyez pas étonnés si vous voyez aujourd’hui quelque vieux Kurde revêtu d’une jaquette dernière mode de Paris ou d’une douillette ecclésiastique. C’est à Cheikhane que les prisonniers devinèrent leur propre sort, et comprirent la destinée qui avait été faite au premier convoi. Car, en pleine nuit, on prit 75 d’entre eux, qui ne reparurent plus jamais… et parmi eux se trouvaient les Abbés Hanna Tabé, Matta Malâche et Joseph Mamarbachi. Garrot au cou, chaînes aux mains, ils furent transportés à une heure de là, dans les grottes fameuses de la contrée, asile du crime et refuge du remords…
Les autres captifs, restés dans un coin d’écurie, n’en sortirent que 3 heures plus tard, pour être dirigés vers un autre abattoir. Ils avaient fait déjà deux heures de marche, quand une détonation de fusil avertit de la fuite d’un convoyé. Et, naturellement, au lieu de tirer sur le fugitif, les soldats se mirent à faire feu sur le convoi arrêté. Cinq personnes tombèrent mortes, entre autres le jeune et aimable prêtre Arménien, Der Gabriel Katmardjian, atteint d’une balle à la gorge. Son sang ruissela sur la soutane du prêtre, son voisin, l’Abbé Joseph Rabbani ; et son âme purifiée par une dernière absolution, monta au Ciel. La veille, le regretté défunt, pressentant sa fin prochaine, avait morcelé sa relique de la Vraie croix, et l’avait avalée, pour la préserver de toute profanation.
L’Abbé Gabriel venait d’exhaler son dernier soupir. Alors devant son cadavre, Rizkallah Dokmak, Syrien catholique, fut pris d’un accès d’enthousiasme divin. Il voulut chanter sa Foi Chrétienne et, de sa belle voix de ténor, il entonna l’hymne des grands jours : « Saint Saint Saint est le Seigneur des…». Il ne finit point : une balle avait arrêté le dernier mot. Mais ses compagnons et les autres le dirent à sa place. À ses côtés tomba son ami Habib Hallak. Celui-ci s’affaissa, mais le terrain en déclivité lui forma un lit de parade splendide, et lui permit de regarder bien en face son bourreau et la mort. Blessé, il fit un grand signe de croix, et l’Abbé Hanna Banabili, son voisin, lui donna l’absolution. Il respirait encore, quand un geôlier kurde, irrité de tant de religion, s’avança, et d’un coup de massue fendit le crâne de Habib. M. l’Abbé Hanna Banabili – il devait mourir à Mardine, l’année suivante, le 19 Juillet 1916, accablé d’obsessions qui provoquèrent une méningite— reçut par ricochet la balle tirée sur l’Abbé G. Katmardjian ; elle lui traversa la cuisse gauche et vint se loger dans la cuisse droite. Le courageux Prêtre eut la force de dissimuler ses douleurs et de taire ses cris : une seule plainte de sa part, c’en était fait de lui. Il était donc commencé le massacre de cette partie du convoi ; chacun se préparait à son heure dernière. « Nous touchions le Ciel de la main…» devait me dire, à son retour, l’Abbé Louis Mansouarti, « nous avions perdu le sentiment de nos atroces souffrances à travers les épines et les pierres du chemin ; nous avions oublié la notion des choses terrestres… Dieu, et rien que Dieu ».
Mais Dieu ne les appelait pas tous à Lui cette journée-là. Car, un courrier du vali était parti de Diarbékir et avait pu rejoindre la milice de Mardine ; — « Ne tirez pas… Ne tuez plus…» cria-t-il aux soldats, « le pardon impérial est arrivé…». Oui, mais pas assez vite pour sauver la première portion du convoi ? On conduisit d’abord à Diarbakr, puis on renvoya à Mardine les victimes qui avaient eu tous les honneurs du martyre, hormis la palme et la couronne. Au retour dans notre ville, le 23 juin, chacun d’eux dans un admirable oubli de soi-même, narra les faits et gestes édifiants de son voisin. Leurs récits confirmèrent malheureusement l’anéantissement total de la première caravane. Ils nous affermirent surtout dans cette pensée que Mardine, la joyeuse et la muette, crierait encore beaucoup de lamentations, et n’aurait ni assez de larmes pour pleurer tous ses enfants, ni assez de linceuls pour les ensevelir… Mardine ne serait bientôt plus qu’un ossuaire…
16 juillet : Troisième convoi
Le convoi, composé de 250 personnes, partit le 16 Juillet, à 2h1/2 du matin. Il emportait de Mardine ce que Mardine comptait de plus noble et de plus pur et de plus honnête : noblesse de nom, pureté de race, honnêteté de fortune. Il emportait aussi les survivants de l’aristocratie mardinienne, échappés au coup de filet du 3 juin :
• De la maison de Caspo : Chukri effendi ;
• De la maison des Boghos : Philippe et Boghos effendis ;
• De la maison des Naami : Selim et Nasri effendis ;
• De la maison des Djennandji : Petros, Ticrane et Hanna effendis ;
• De la maison des Challemé : Fattothé, Philippe, Petros et Michel effendis ;
• De la maison de Dieu : Der Ohannès Sarkian, âgé de 90 ans, Vicaire Général de S. G. Mgr. Maloyan.
Et n’allez pas croire que le danger pressenti ait jeté de l’émoi dans l’âme des exilés. Le calme, un calme joyeux, tel que le façonne la conscience tranquille, ne les quitta pas un seul instant. À preuve, la scène qui se déroula près de nous. Toute la noble famille des Djinandji était sur sa terrasse. Vers minuit, sur des signes lumineux convenus, partis d’une lucarne de la Maison Episcopale de Mgr. Gabriel Tappouni, elle se mit à genoux et reçut une dernière absolution de sa Grandeur. Un mystère venait de s’accomplir à distance à travers les ténèbres : mystère de purification et de réconfort surnaturel. Et l’on comprendra bientôt pourquoi, devant la mort qui les guettait à la porte de la ville, ces exilés furent si héroïques jusqu’au bout. Et faut-il narrer ici une autre scène émouvante renouvelée de l’antique, dans la maison des Boghos ? Les voitures étant prêtes, toute la nombreuse famille (38 personnes) descendait l’escalier du salon, quand les soldats ne virent pas sans étonnement une double rangée de 16 jeunes filles s’acheminer vers la porte de sortie, un voile de mousseline blanche sur la tête et un cierge allumé à la main.
— « Où allez-vous donc ainsi ? » leur dit un officier.
— « Aux noces du Seigneur » répondit le chœur des proscrites.
Et les célestes fiancées se blottirent dans les calèches… Ce double spectacle de foi et d’espérance ; ce silence d’une famille à genoux sur une terrasse, sous une main d’Évêque qui absout ; cet enthousiasme d’une maison en ordre de procession, éclairant sa marche vers la tombe, revêtant son linceul blanc et debout devant une épée de bourreau qui menace, c’en est assez pour dire de quel côté se trouvait alors le courage… Il ne suffit pas cependant à désarmer la frénésie turque, ni même à l’adoucir. Elle débuta par la scène ordinaire : le dépouillement des victimes. Et donc, à 2h du matin, voitures et montures furent arrêtées aux portes de la ville. Memdouh bey et ses acolytes se mirent en peine de fouiller les partants : or et argent, bijoux et pierreries, perles et bracelets, tout ce qui brille et se pèse est enlevé. Sept heures durant l’opération se poursuivit. Les martyrs de demain, exposées aux rayons du soleil et à la dérision de la soldatesque plus que grisée de haine, surent ne point faiblir : elles étaient résignées à tout chrétiennement. Les voitures s’ébranlèrent. Elles n’eurent qu’un chemin de 2 heures à faire, car le convoi, pour un nouveau motif de cupidité turque, s’arrêta au village de Harrin. Là on compléta les recherches du matin. On força hommes, femmes et enfants à se dévêtir complètement, et les mains rapaces de la milice cherchèrent dans tous les habits la moindre couture qui pût recéler un reste d’argent.
La nuit vint sans apporter de conseil : elle endormit une frénésie, elle réveilla une barbarie. Le lendemain matin, 17 juillet, le convoi se mit en marche, M. Petros Djinandji parvint à jeter de sa voiture son enfant de 3 ans dans les bras d’une villageoise Chrétienne qui l’adopta. L’enfant héritier d’une grande fortune et de malheurs plus grands encore, ne portera pas longtemps ce double fardeau : il mourra trois mois après. L’étape fatale n’était pas loin. Il était midi. On était arrivé au village de Abdul Imam, de la tribu de Khaladjié, sur les terres d’Osman Agha, à 3 km du fameux Tell-Armen.
— « Halte…» cria le chef de la caravane. Et voitures et montures s’arrêtèrent. Il était 3h du soir.
Or, arriva en ce moment-là une escorte imposante de cavaliers, commandée par le fils du célèbre Ibrahim Pacha, Khalil bey, venu en personne de Véranchéhir à la délivrance de la famille Djennandji. L’amitié, ou plutôt l’intérêt, l’avait conduit à la rencontre d’une détresse, et il avait juré sur le tombeau de son père, de sauver, coûte que coûte, une maison catholique amie. Mais l’aide de camp du Wali de Diarbékir, Toufik Bey, soupçonna l’intrigue et la fit avorter. Il s’approcha du fils d’Ibrahim Pacha, lui chuchota à l’oreille des raisons d’État et des mensonges de brute, propres à circonvenir la bonne foi et à la corrompre… Alors cet homme qui, d’un vigoureux coup de main, eût pu délivrer tout le convoi, comme c’était son intention, s’assit d’abord dans le groupe des hommes, leur prêcha espérance et sécurité, puis, quelques instants après, aida la police dans le massacre de tout le convoi. L’amitié avait trahi. La barbarie pouvait commencer sa besogne. Il était 7h du soir : le jour finissait. Aussitôt, on sépara les hommes qu’on devait amener à Alep, par un chemin détourné, mais sûr, leur dit-on. Mais derrière un vallonnement de terrain tout proche, les voitures firent halte. Les hommes descendirent, et à quelques mètres de là… ils tombaient tous…
Les femmes et les enfants, entendant le crépitement d’une fusillade et le cri dernier des victimes, comprirent leur sort, et se préparèrent au dernier combat avec un calme superbe. La police voulut être barbare surtout à ce moment suprême. Elle ménagea aux femmes des douleurs profondes. Et d’abord, elle arracha les enfants des étreintes maternelles et les livra aux mains des Kurdes. C’était pour une mère, mourir une première fois. Puis on força les femmes à se déshabiller complètement pour une double motif ; car on pourra revendre sans tache les habits de soie et l’on rendra impossible toute recherche éventuelle de cadavres. C’était pour une femme, mourir une seconde fois. C’est alors que la femme et la mère se redressèrent indignées et éloquentes. Mme Chemmé Djennandji, que sa race, son nom et ses vertus mettaient au premier rang, se fit l’avocate de son sexe et le juge de ses bourreaux.
– « Infâmes, leur cria-t-elle, le gouvernement vous a peut-être ordonné de nous tuer, mais n’est-ce pas votre bestialité qui vous commande de nous dévêtir ? Nous vous demandons grâce, non pour notre vie d’ottomanes, elle est peu de chose, mais pour notre pudeur de Chrétiennes, elle est de grande valeur. Enlevez-nous le droit de vivre, mais laissez-nous au moins un voile pour mourir ».
La noble dame gagna sa cause : on laissa aux infortunées un dernier vêtement qui ne devait même pas leur servir de linceul. Enfin, l’officier commandant fit la sommation ordinaire. Il leur avait ravi leurs enfants, il leur avait ôté leurs habits, il voulut leur arracher leur foi.
– « Faites-vous musulmanes… leur cria-t-il ; croyez au prophète et vous serez sauvées ».
C’était pour une Chrétienne mourir une troisième fois… Mme Chemmé Djinandji prit encore la parole :
– « Nous ? Nous faire musulmanes ? répondit-elle, jamais… jamais… Nous confessons le Christ et nous croyons en Lui seul. Nous ne consentons pas à votre offre d’apostasie et nous la repoussons du pied. Car, nous resterons fidèles et à notre Dieu et à notre race et à notre Eglise. Votre religion à vous, nous n’en voulons pas; car elle ne prêche que la débauche. Vous êtes les disciples d’un homme qui n’a enseigné que des malpropretés, et vous-mêmes vous dépassez votre maître, témoin l’état de nudité que vous nous imposez. Vous ne serez jamais même des hommes, tant que vous resterez musulmans. Vous nous proposez de racheter notre vie, mais qu’est-ce que vivre sous votre gouvernement ? Nous sommes Chrétiennes et Chrétiennes nous mourrons ».
La Religion Chrétienne et l’honneur ancestral de toute une noblesse étaient vengés, et avec quelle fierté et avec quelle éloquence… Cependant il en fallait plus pour émouvoir des tigres ; il en fallait moins pour les exciter. Et sur l’ordre de l’aide-de-camp du Wali, les tigres à face humaine se jetèrent, exaspérés, sur les victimes… Ils les entraînèrent, non loin de là, vingt par vingt ; et vingt par vingt, elles tombèrent ensanglantées et mortes. Coups de massue sur la tête, coups de poignard dans les seins, coups de sabre au gosier, coups de bâton sur le ventre. Le bruit des instruments de supplice ne put ni étouffer la prière suprême des agonisantes, ni l’interrompre. La cruauté des tyrans ne parvint pas à provoquer une seule apostasie. La famille Challemé succomba la première. Puis vint le tour de Mme Chemmé Djinandji, qui eut les seins arrachés, puis la tête tranchée. Sa fille Fahima, âgée de 15 ans, tomba à ses côtés, percée de plusieurs coups de poignard. Mme Iskandar Adam, si pieuse, vit alors se réaliser le rêve de toute sa vie : elle mourut pour le Christ. La famille des Boghos tomba elle aussi : leurs cierges de la Chandeleur un moment éteints dans le sang, s’étaient rallumés aux étoiles du Ciel, pour les jours éternels… Tout succomba… Puis les soldats creusèrent une immense tranchée : on y jeta tous les cadavres, et l’on couvrit de terre la fosse commune, gardienne de tant d’héroïnes.
Les Kurdes avaient pris leur butin d’enfants et étaient repartis se terrer dans leurs antres. Les miliciens et les polices s’étaient emparés, comme trophées, des chemises de dentelles et des robes de soie, et, vers minuit, avaient repris en calèche, le chemin de la ville. Par un miracle, le petit Jacques, fils de Cousto Iskandar Adam,et ses deux sœurs furent épargnés dans la tuerie, emportés par des Kurdes, puis rachetés par Mgr. Tappouni.
Les chevaux ignoraient le drame accompli. Seuls les tigres connaissaient le mystère. Ils venaient d’abattre et de piétiner les lis du blason Catholique de Mardine. La belle-sœur de Mgr. Maloyan, Anna Makhlouta, frappée de six coups de poignard, laissée pour morte et jetée parmi les cadavres, revint miraculeusement à la vie. À un soldat qui, la nuit, fouillait des victimes, elle dit : « Au nom de Dieu, sauvez-moi ». Et le soldat la transporta dans un village voisin, et elle guérit. Elle resta 13 mois esclave chez les Kurdes, et la Providence la ramena à Mardine, le 25 août 1916. Et, me dira-t-on, une pitié quelconque chez les monstres n’aurait-elle pas épargné quelques victimes ? Une pitié, non ; un intérêt, oui peut-être. Et de celles que cache la passion Kurde dans ses rochers, ou qu’abrite une amitié arabe dans sa tente, nous devinons bien les douleurs. Mais nous ignorons le nombre.
Cinq mois après le drame atroce, le maire musulman de la ville, Khouzer Tchélébi Effendi, faisait cet aveu : « En tuant les familles nobles de Mardine, nous avons commis un grand crime, nous ne devions même pas les exiler ». Six mois après, un témoin oculaire, enfant de 8 ans, Zayzaf, fille de M. Antoun Kaspo , sauvée du carnage, grâce à sa jeunesse, et délivrée des Kurdes, grâce à la Providence, me raconte qu’elle avait vu sur le charnier, et pour la dernière fois, sa mère toute nue, et qu’elle avait pu recevoir d’elle un dernier baiser maternel. Enfin, sept mois après, un musulman eut la franchise d’exprimer sa pensée et de glorifier toutes les victimes de l’injustice turque dans la personne de leur avocate : « Mme Djinandji, dit-il, c’est la brave des braves ». C’est l’éloge que les bourreaux donnaient jadis à certains Chrétiens qui tombaient dans l’amphithéâtre de Rome. Au reste, la cité qui pouvait hier jalouser la Ville Éternelle, ne doit plus rien lui envier aujourd’hui… Mardine a ses deux Colisées…
1 Ishac Armalé, Al-Qouçara fi nakabat annaçara , 1919, p. 463-464 ; Jacques Rhétoré, Les Chrétiens aux bêtes , Cerf, Paris, 2005, p. 253-258 ; Yves Ternon, Mardin 1915, Anatomie pathologique d’une destruction, Annales du Centre d’Histoire arménienne contemporaine, Tome IV, 2002, p. 270.