Récits du martyre
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Récits des Capucins
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P. Ange de Clamecy



Au début de la guerre, le P. Ange de Clamecy ofm. cap., Supérieur de la Mission de Mésopotamie et d’Arménie des Pères Capucins, reçut l’ordre d’expulsion de la Mission avec les pères français et les sœurs françaises. Ils durent quitter leurs postes et, d’étape en étape, arrivèrent à Beyrouth où ils furent embarqués pour la France « aux premiers jours de 1915 » selon P. Attale de S. Etienne ofm . cap. qui était avec eux. À la fin de la guerre et « pendant que se débattent laborieusement, à la Conférence de la Paix, les graves questions de partage…», P. Ange raconte les persécutions subies par les missionnaires, dans un article intitulé « L’ère du martyre n’est pas close », publié dans deux revues différentes. 1 Il affirme que : « Le P. Léonard de Baabdath… fut massacré et, une fois de plus, la bure franciscaine fut teinte du sang des martyrs ». Nous le reproduisons in extenso.

P. Ange de Clamecy (couvent de Crest, peintre inconnu)
P. Ange de Clamecy (couvent de Crest, peintre inconnu)
Couverture de la revue Missions Catholiques
Couverture de la revue Missions Catholiques
Couverture de la revue <span class='Highlighted'> Le Petit Messager </span>
Couverture de la revue Le Petit Messager

Au milieu des grands événements qui viennent de bouleverser le monde, pour beaucoup, les massacres d’Arménie n’ont été qu’un des faits divers de la grande guerre, et un épisode lointain de l’histoire qui s’écrivait sous nos yeux en pages de sang. Et le martyre de l’Arménie est passé inaperçu. On le comprend : l’attention était retenue à nos frontières où se résolvait pour nous une question de vie ou de mort. Les lecteurs des Missions Catholiques, qui savent que par delà les frontières de la patrie terrestre, celles de l’Eglise sont le monde que Jésus a donné à ses Apôtres la mission de lui gagner, n’ont pas été sans penser et sans compatir aux chrétiens de ces lointaines Missions de la Turquie intérieure, souffrant sanglante persécution : et ils trouveront bon, je l’espère, que l’on vienne, dans une heure plus calme, leur parler d’eux, et de la pauvre Mission franciscaine de notre province de Lyon qui fut le théâtre du plus sanglant carnage.

En lisant ce qui se passa d’horrible dans chacune de nos stations de Mésopotamie et d’Arménie, ce serait une erreur de croire —et, sur ce point, l’errement de quelques-uns a égaré l’opinion— que, seule, la question de nationalité a été la raison de ces massacres qui ont fait en Turquie des victimes que l’on compte maintenant par centaines de mille. En Orient, il ne faut pas l’oublier, c’est la religion qui constitue la nationalité. Aussi, le Turc qui tue un Arménien ou un Syrien, sait qu’il tue un chrétien, et c’est un chrétien qu’il veut tuer. Les auteurs et organisateurs des massacres, ministres et gouverneurs, prétendirent avoir des raisons politiques, mais les exécuteurs, eux, soldats et Kurdes, étrangers à la politique, ne virent qu’une chose : massacrer des chrétiens et faire du même coup acte de patriotisme et œuvre de religion. 2 Cela est certain. Aux heures de fanatisme exaspéré, quand le cimeterre déjà tant de fois rougi dans le sang chrétien, reprend la tuerie, entre celui qui tue et celui qui est tué, il n’y a plus de conflit de nationalité, mais une seule question, la religion. Le bourreau le sait et la victime ne l’ignore pas : l’un tue en haine de la foi et l’autre meurt pour sa foi. Et alors, s’il en est ainsi, —et ceux qui connaissent l’âme turque savent qu’il n’en est pas autrement,— la mort de ces victimes des derniers massacres a un sens que n’ont pas toujours soupçonné ceux qui en ont lu le récit, et, cette mort a un nom consacré par l’Église, c’est le martyre.

Si mourir pour la foi c’est être martyr, ils le sont, —pour ne parler que des nôtres— beaucoup de ceux que nous avons eus dans nos écoles, préparés à la première communion et suivis dans leur vie chrétienne jusqu’au jour où l’expulsion brutale, au début de la guerre, nous arracha à eux. En évoquant, en particulier, le souvenir de ceux qui sont tombés dans une petite vallée sauvage que nous connaissons bien, aux abords de Mardine, où les attendait un peloton de soldats turcs et les bandes des Kurdes pillards pour les exécuter par petits groupes, nous ne pouvons pas ne pas croire que c’est à genoux, dans l’attitude des confesseurs de la foi, qu’ils ont reçu la mort. Car, dans ces longs convois qui, dépeuplant la ville, entraînaient vers le lieu de l’exécution la population chrétienne, il y avait un évêque arménien catholique à l’âme vaillante, ses prêtres et la foule des chrétiens ; et parmi eux, bon nombre aussi des Tertiaires de nos Fraternités qui comptaient une centaine d’hommes et plus de trois cents femmes ; puis, sans doute, et des femmes et des jeunes filles des ouvroirs de nos Sœurs Franciscaines de Lons-le-Saunier : tous les habitués, en un mot, de cette Table Sainte où, chaque année, nous donnions plus de 25000 communions.

Enfin, un jour, et nous ne savons rien de plus, un des nôtres, le Père Léonard de Baabdath, jeune missionnaire Capucin, fit partie d’un de ces convois de condamnés à mort. Comme les autres, il fut massacré ; et, une fois de plus, la bure franciscaine fut teinte du sang des martyrs. Tous ces détails, trop sommaires, nous les tenons d’un autre missionnaire de Mardine, le T. R. Père Daniel, vénérable vieillard de 80 ans, dont 55 passés en Mission, qui, après avoir subi lui-même la prison et assisté au complet pillage de son église et de sa résidence, dut partir en exil à Konia et y rester jusqu’au jour où l’armistice permit au Commissaire de France à Constantinople de l’envoyer à notre Procure de Lyon.

Des autres missionnaires restés là-bas, voici ce que nous savons. Le Père Thomas, resté à Diarbakr, lui aussi quitta sa station pour être déporté à Marache. En route, atteint par le typhus, il fut détaché de la caravane et mourut abandonné sur le chemin. Les trois missionnaires d’Ourfa, RR. PP. Benoît et Bonaventure et Frère Raphaël, pour avoir caché chez eux un prêtre arménien catholique, professeur à notre école, furent déférés à un Conseil de guerre et condamnés à mort. Sur l’intervention personnelle du Délégué Apostolique de Constantinople près du Sultan, la peine de mort fut commuée en dix ans de travaux forcés ; et ils ne furent libérés qu’après trois années de bagne. Trois années de bagne en Turquie, n’est-ce pas l’équivalent du martyre ?

Les trois missionnaires restés à Kharpout eurent-ils moins à souffrir, nous l’ignorons. Nous savons seulement par un ancien élève de notre collège de Maamouret-el-Aziz, que plusieurs professeurs de ce même collège ont été brûlés vifs dans la maison où, avec d’autres chrétiens, ils étaient détenus ; et déjà, le Ministère des Affaires Etrangères nous avait appris que, parmi les victimes des massacres de Kharpout, avec l’évêque arménien catholique, ses prêtres et ses  religieuses, se trouvait aussi Mlle. Marguerite Gamot, de Lyon, qui, pendant plus de dix ans fut, dans cette station, directrice de l’Ecole Normale fondée pour la formation de nos maîtresses à l’enseignement. Sanguis martyrum, semen christianorum. Le sang des martyrs est semence de chrétiens. À s’en souvenir, le missionnaire, dans la douleur indicible qui l’étreint, trouve sa consolation et ses raisons d’espoir. Ne sont-ils pas martyrs, en effet, ceux qui sont morts pour la foi et qui ont préféré la mort à l’apostasie ?  3

Innombrables, ceux des nôtres que nous ne retrouverons plus. Je le savais, par ces quelques mots glissés dans une carte postale, 4 envoyée en Suisse en 1916 : « Dites à P. Ange que tout le troupeau qu’il avait dans la montagne a péri ». Et cela m’avait fait pressentir les douloureuses réalités que les premières lettres de la Mission commencent à révéler aujourd’hui. Les rares survivants sont ceux qui ont pu, à temps, se réfugier à Alep, Constantinople ou autres villes du littoral, où la présence des Ambassades assurait une sécurité qui manqua de tout temps dans la Turquie intérieure. Mais, plus à plaindre que les morts, sont les survivants : les orphelins d’abord, qui se comptent par milliers dans notre Mission, et, plus encore, les femmes et jeunes filles chrétiennes, nombreuses, enlevées par les Kurdes ou achetées par les Turcs. Ce qui est horrible —du P. Daniel nous tenons ce détail— c’est que pour un medjidié (4fr.25), Kurdes et Turcs, à Mardine, pouvaient choisir parmi celles que les massacreurs avaient épargnées. Et, dans sa lettre du 30 mars dernier, Sœur Agnès, supérieure des Franciscaines d’Orfa, que la maladie sauva de l’expulsion subie par les autres Sœurs françaises, m’écrivait aussi, parlant d’un jeune homme, neveu d’un de nos missionnaires : « Pauvre enfant ! Il a vu égorger son père, sa mère massacrée, et sa sœur enlevée par les Kurdes. Pour lui, sauvé par miracle, tout son désir est de servir Dieu sous la bure austère de saint François ».

Et, après cela, pour finir, faut-il que le supérieur de la Mission dise la détresse de ceux qui ont échappé au massacre et celle des missionnaires, qui, sans pouvoir les secourir, partagent leur sort. L’état actuel de la Mission, en effet, au point de vue matériel, se résume d’un mot : c’est la ruine complète. Et cela s’explique par le fait que notre Mission a été le principal théâtre des massacres et des pillages, étant le centre même des agglomérations arméniennes et le foyer du fanatisme musulman de tout temps.

De notre station de Bismichan il ne reste rien. Le prêtre qui desservait la paroisse a été massacré, et l’église et l’école brûlées. À Koïlu, à Hussénik, tout est ruines. À Malatia, le massacre de l’évêque et des principaux chrétiens de la ville fut suivi du pillage général des maisons. Notre résidence n’a pas été épargnée : les matériaux mêmes de l’église et des écoles démolies ont été emportés. À Mardine, de la résidence des missionnaires et des religieuses, comme de leurs écoles, il ne reste que ce qui n’a pas pu être détruit. L’église a été profanée et sa coupole s’est effondrée. Diarbakr n’a pas eu un meilleur sort. À Ourfa, depuis peu de temps, les Sœurs ont pu rentrer dans leur maison ; mais la supérieure m’écrit que la grande école arménienne est inhabitable. De nos maisons, au temps de l’expulsion, nous n’avons rien pu sortir, pas même le linge de rechange, et de nos églises, ni ornements, ni vases sacrés ;  le pillage a été la « liquidation des biens » comme on l’entend en Turquie.

Aussi, les premiers des nôtres qui viennent de prendre le bateau à Toulon pour arriver au moins à la première station de la Mission, Ourfa —maintenant occupée par les Alliés— sûrs de ne rien trouver, emportent-ils, pour célébrer, la petite chapelle de campagne du prêtre-soldat, et les outils indispensables pour rebâtir. Et là-bas, dans les stations de l’intérieur, encore inaccessibles, nous appellent et nous attendent tous ceux qui croient encore à la Providence et à la France qui la représente en pays de Mission.

Avant la guerre, plus de 9000 enfants, petits garçons et petites filles, fréquentaient nos écoles françaises. Ce chiffre seul indique quelle pitoyable clientèle d’orphelins nous retrouverons dès que des asiles dans nos Missions leur seront ouverts. Ils viendront sûrement à nous, si nous avons, en relevant nos ruines, le local suffisant et les ressources nécessaires. S’ils ne viennent à nous, ils iront au protestantisme, si envahissant avant la guerre, qui regarde déjà la Mésopotamie et l’Arménie comme pays conquis. Et, pendant que se débattent laborieusement, à la Conférence de la Paix, les graves questions de partage et de répartition de territoires qui fixeront la destinée de nos stations au point de vue politique et administratif, nos missionnaires voient, sans s’en désintéresser pourtant, ces questions, sous un autre jour ; ils pensent aux âmes, et ils se demandent anxieusement, ayant en face d’eux, pour les leur disputer, protestants allemands et américains : ces âmes, qui les aura ?

Dieu veuille fournir à ceux qui le peuvent la pensée de sauver les petites rescapées des massacres, que les Franciscaines commencent à recueillir à Ourfa, et les orphelins, pour lesquels, dans cette station, s’ouvre déjà l’école professionnelle, et bientôt s’ouvrira, nous l’espérons, un orphelinat à Maamouret-el-Aziz. Leur malheur les rend dignes d’intérêt, mais plus encore l’honneur d’être fils de martyrs. Dans leur charité, les fidèles de l’Eglise primitive avaient aussi cette manière d’honorer les confesseurs de la foi de leur temps.

1 ndlr. Revue « Les Missions Catholiques », N° 2612, 27 juin 1919, Lyon ; Revue « Le Petit Messager de St. François », N° 262, juin 1919, p. 142-146.

2 Témoin ce vali de Maamouret-el-Aziz qui, le 5 juin 1915, après avoir pris part lui-même à la bastonnade que subissait un Arménien, et s’y être fatigué, dit à d’autres : « Que celui qui aime sa religion et son peuple continue de battre ».

3 Il n’est pas douteux que, sous la poussée du fanatisme, le Jeune-Turc d’aujourd’hui comme le vieil Osmanli d’autrefois, le Coran d’une main et le cimeterre de l’autre, en revient toujours, en face des chrétiens, à sa devise classique : « Crois ou meurs ». Dans quelques relations, on parle de conversions forcées à l’Islam ; il y en eut. Mais elles ne seront qu’une minorité, même parmi les schismatiques, comparées au grand nombre des victimes qui, pour avoir la vie sauve, n’avaient à dire qu’un mot. Ce mot, elles ne l’ont pas dit. Ceux qui ont apostasié ont été épargnés. Or, ce qui prouve qu’il y en eut peu, c’est le nombre des victimes qui se compte par centaines de mille.

4 ndlr. Il s’agit de la Lettre codée addressée par P. Louis Minassian de Kharpout .

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© Farés Melki 2013