Les cinq Capucins à Baabdath en 1906. Assis, à partir de la droite du lecteur : P. Thomas Saleh, P. Antoine Marie de Baltagia-Bulgarie, curé de la paroisse, P. Bonaventure Fadel. Debout, à partir de la droite du lecteur : Fr. Paul Labaki, Fr. Elie Faddoul, P. Léonard Melki. (Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban)
1. Visite expresse à Baabdath en 1906
Avant de regagner la Mésopotamie, P. Léonard et P. Thomas eurent la consolation de revenir au Liban qu’ils avaient quitté depuis de longues années. Ils étaient partis, jeunes élèves ; les voilà religieux, prêtres et missionnaires. La visite eut lieu durant l'été 1906.
On imagine la réception enthousiaste qui leur fut réservée. L’émotion de leurs parents, heureux de les revoir, d’assister à leur messe, de communier de leurs mains et d’écouter avec fierté les beaux sermons qu’ils eurent la joie d’adresser à leurs compatriotes dans leur chère église de Saint Antoine de Padoue.
Mais, pour le père Léonard, cette réception fut mêlée de tristesse car son père était décédé le 24 janvier de la même année. Bien qu'il ait obtenu l'obédience de ses supérieurs de venir à Baabdat pour assister aux funérailles de son père, nous ne savons pas s'il est venu à cette date.
Par une faveur spéciale, les Supérieurs avaient aussi accordé aux trois autres Baabdathiens de venir ensemble fêter les nouveaux prêtres. Autour du curé, le P. Antoine-Marie de Baltagia (Bulgarie), lui-même ancien de Boudja, se retrouvèrent le P. Bonaventure, venu exprès d’Ourfa, et deux frères encore étudiants en théologie à Boudja : le fr. Elias et le fr. Paul.
La situation avait beaucoup changé dans cette paroisse depuis leur départ. Les latins n’avaient plus à aller prier à l’église maronite de S. Georges. Le P. Marcellino de Vallarsa, supérieur du couvent de Baabdath [1897-1898], avait mené à grand frais (et beaucoup de dettes) la construction d’une église dédiée à S. Antoine de Padoue et inaugurée en 1900, ainsi qu’une école de garçons et une école de filles. Il y avait aussi la coutume de tinter le glas chaque soir à huit heures et, dans les maisons, chacun s’arrêtait pour réciter le « De Profundis » pour les morts.
Tout cela était le résultat des efforts de P. Antoine-Marie de Baltagia. Il nous plaît de signaler ici un trait de sa vie personnelle. À son arrivée à Baabdath, après la mort douloureuse de P. Juste de Trieste, emporté à l’âge de 31 ans et pleuré par tout le village, le P. Antoine avait subi tous les déboires. Les intrigues du gouvernement, les divisions entre latins et maronites, le krack financier du P. Marcellino l’avaient découragé au point de l’amener à une décision tragique : celle de quitter, non seulement les Capucins, mais son sacerdoce même. Il en fit part à son père qui en fut terrassé. En chrétien profondément responsable, il écrivit à son fils une lettre émouvante où il disait, entre autres : Mon petit Toni, ce n’est pas ainsi que je t’ai élevé. Ne fais pas cette gaffe. Vas te mettre à genoux devant le tabernacle et parle à ce Christ que tu représentes : Dis Lui que tu ne veux plus de Lui. Promets le moi : Mets toi à genoux devant Lui et parles Lui. 1
Cet extrait n’est pas littéral. La lettre est longue et de lecture difficile. Le P. Antoine se mit à genoux et pleura, pleura. Puis, se relevant, il prit la résolution de faire de Baabdath une paroisse modèle, comme les paroisses d’Europe.
Il ne manquait que les religieuses. En cette année 1906, il avait déjà entamé les pourparlers pour en avoir chez lui. Son rêve se réalisa l’année suivante, avec l’arrivée des Sœurs de la Charité de Besançon.
Avec le P. Antoine-Marie, les nouveaux prêtres eurent la joie de rencontrer un autre jeune missionnaire de trente et un ans, le P. Jacques de Ghazir, missionnaire plein de zèle, animateur du Tiers-Ordre, auteur d’un livre de chants populaires et directeur général des écoles de villages qu’il porta au nombre de plus de 163 écoles. Le P. Léonard, amateur de musique, porta avec lui le répertoire de P. Jacques, pour la chorale de sa résidence de Mardine. Le P. Ishac Armalé note que le second convoi des déportés de Mardine, au cours de leur halte nocturne dans une grotte, chantaient le cantique composé par le P. Jacques et donc propagé par le P. Léonard : « Nanal ! Nanal ! Jazana fissama ! » c’est-à-dire : Le ciel, le ciel en est le prix, inspiré par le chant traditionnel à la Vierge Marie : « J’irai la voir un jour » 2 .
La photo du P. Léonard remise à sa cousine Tamar, prise au studio Dimitri Fernayni à Beyrouth, le 23 juillet 1906, et la dedicace en arabe. (© Richard Abdo Melki)
Ces jours de bonheur à Baabdath, au cours de l’été 1906, passèrent très vite. La rentrée scolaire exigeait d’eux le sacrifice de repartir sans tarder. De cette brève visite nous conservons un souvenir précieux : Une photo de P. Léonard prise au studio Dimitri Fernayni à Beyrouth et, au dos de la photo, en toutes petites lettres, une dédicace en arabe que nous traduisons littéralement : « Souvenir du P. Leonardus Capucin de Baabdath à sa chère sœur Tamar Khalil Farés, 23 juillet 1906 » 3 .
Tous quittèrent donc Baabdath : P. Léonard, P. Thomas et P. Bonaventure prirent la route pour la Mésopotamie. Ils devaient faire une première halte à Ourfa, où résidait le supérieur de la Mission qui devait les nommer dans un des postes de la Mission. Alors que le fr. Paul et le fr. Elias reprenaient le bateau pour retrouver leurs études à Boudja, le supérieur de la Mission laissa P. Bonaventure à ses côtés, et affecta les 2 autres Pères au poste de Mardine.
Tamar dans une séance familiale, la quatrième à partir de la droite du lecteur. (© George Abdo Yammine)
2. Le trajet vers Mardine
Comment se passait le voyage, long et pénible ? P. Attale de S. Etienne 4 , qui a fait le même trajet, plus tard, raconte:
…Nous sommes à Beyrouth… La prévoyance du T. R. Père Supérieur n’a rien laissé en souffrance des préparatifs nécessaires. Sans retard nous partons pour Alep. Le train gravit les côtes du Liban ; paysages de montagnes ; gares et villages aux populations accueillantes ; on se sent en pays chrétien. Bientôt ce sont les larges et mornes étendues de la Bekaa, du désert de Syrie. Mais la nuit tombe autour de nous ; le train roule toujours et nous somnolons.
Alep est encore endormie, quand, descendus du train, nous allons à la recherche du Collège des Pères Franciscains de Terre-Sainte… Les Franciscains nous offrent la plus large hospitalité. Heures de repos précieuses… avant d’entreprendre la partie la plus fatigante de toutes. Désormais, en effet, les moyens de locomotion auxquels nous sommes habitués vont nous faire défaut. Au delà d’Alep, il n’y a plus que le cheval de selle ou de trait pour nous porter à travers de larges étendues désertiques… Notre caravane est bientôt prête.
Un matin, dès l’aube, nous suivons à pied des voitures qui roulent avec fracas dans les rues, mal pavées. C’est une file d’une demie douzaine de véhicules bariolés. Ils ont la forme de grands tonneaux, juchés sur quatre roues, les flancs ouverts en fenêtre. Deux, quelquefois trois petits chevaux nerveux les entraînent comme un jouet. Sur les côtés de ces « arabas » pendent des paniers et des cruches. De l’intérieur sortent les coins redondants de matelas et de couvertures ; nous nous demandons où dans cet amoncellement de choses si diverses nous trouverons à nous placer.
Les murailles de la ville passées, les voitures s’arrêtent. Nous nous hissons dans l’une d’elles. Deux de nous occupent les coins du fond, mi-assis, mi-couchés, la tête touchant presque la capote de toile cirée et les pieds sortant presque par devant ; le troisième à l’avant dos à dos avec le cocher et nous faisant face, fraye une place à ses jambes entre nous deux…
Après de longues heures au cours desquelles on ne sent rien que la chaleur, brusquement, des aboiements de chiens nous annoncent l’abord d’un village. Le cocher nous dit que c’est « Bab ».
À peine nous sommes-nous rendu compte du changement de décor que déjà la voiture, remise au trot des chevaux, s’enfonce dans un Khan au portail étroit et bas, au sol à la fois pierreux et boueux, où grouillent pêle-mêle chiens, poules, canards, hommes et chevaux autour d’un puits qui n’inspire guère confiance. Nous descendons de voiture engourdis et rompus…
Une des chambres du Khan est pour nous ; il y faudra manger et dormir. Sans enthousiasme, nous y entassons paniers et couvertures. Au soir tombant d’une journée torride on voudrait un peu d’air frais, un verre d’eau pure. Ici, rien que de l’eau sale dans un Khan empesté…
Le lendemain, dès l’aube, à la suite de quatre ou cinq autres arabas, notre voiture, remplie comme la veille de nos bagages et de nos personnes, nous emporte rapidement hors du village. Quelques instants nous entendons les derniers aboiements des chiens et bientôt nous roulons silencieusement dans la plaine vaste et vide…
Le soleil est encore assez haut sur l’horizon quand nous entrons dans Membij. Le village est petit mais propre ; il est habité par des tcherkess ; les maisons ont meilleure façon que celle de Bab, plus hautes et mieux bâties, avec des pierres et du fer. L’accueil au Khan est aussi plus simple et plus distingué. Les dernières heures de ce jour sont précieuses. Le repas se fait plus à loisir ; et sans tarder nous pouvons prendre un peu de sommeil, car, le lendemain il faut repartir de très bonne heure… Le soleil se lève à peine, nous partons vers l’Euphrate.
L’Euphrate ! Nous ne l’avons jamais vu que sur la carte. Ce fleuve de l’histoire ancienne et de l’histoire sainte nous allons le contempler en sa réalité et nous en former une juste idée… Des chameliers sont là avec bêtes et bagages ; un homme vient vers nous tandis que sur l’eau glisse un chaland. Ce chaland est un bac qui doit nous transporter sur l’autre rive. Le point où nous sommes est entre Birejik et Jarabulus ; ce doit être le lieu de passage des caravanes à cette époque de l’année. Bientôt, au milieu des cris, hommes et bêtes entrent dans le bac, au fond, sur les côtés ; au milieu, une des voitures s’installe ; et, lentement, manœuvrée par un Bédo uin, muni d’une perche, cette arche de Noé va presque au fil de l’eau rejoindre, quelque cent mètres plus bas, l’autre bord du fleuve…
Après de longues heures pénibles à travers le désert, nous arrivons à Sérouj. Ô surprise bienvenue ! Un de nos Pères d’Ourfa nous attendait ici avec deux notables de la Mission ; ils nous conduisent chez un chrétien. Le repos physique après cette dure journée se double pour nous de la joie de voir un si bon confrère, et, par lui, d’être initiés à la vie de mission.
Le lendemain, de bonne heure, en route pour Ourfa. Le paysage change d’aspect. Depuis Alep ce ne fut que le vaste désert aride, brûlant ; ce matin, nous suivons une route à travers de basses chaînes de montagnes ; tantôt, c’est un défilé, tantôt c’est une faible montée ou une descente à flanc de côté. L’air est plus frais, la campagne moins dévastée.
Mais quel est ce groupe de cavaliers au galop qui s’avance sur nous ? Pourquoi tirent-ils des coups de fusils et de revolver ? L’énigme est vite résolue dès que nous reconnaissons un de nos missionnaires et que les cavaliers mettent pied à terre… C’est l’élite de la jeunesse de la Mission d’Ourfa… Escortés par ces cavaliers, nous arrivons en vue d’Ourfa. Au pied des collines que nous venons de traverser, à l’ouest, la ville s’étend, vaste tapis de maisons blanches piqué de quelques minarets à côté de coupoles blanches aussi ; la plaine continue à perte de vue vers le sud ; et les lignes du Kara-Dagh à l’est, celles du Taurus au nord, frangent l’horizon d’échancrures noires ou bleues.
À Ourfa, nous pûmes entrevoir les vastes domaines de l’activité des Missionnaires. À l’église et à l’école les deux Pères et le Frère avaient fort à faire. Élèves et paroissiens ne sont pas très nombreux ; mais, la diversité des races, des langues et des mentalités multiplie les difficultés d’accès et de pénétration dans les âmes. Syriens et Chaldéens de langue arabe, Jacobites de langue turque, arméniens enfin de langue arménienne et turque sont divers terrains de culture auxquels les mêmes soins ne sauraient convenir ; ils exigent chacun une manière différente, un traitement à part. Les Sœurs Franciscaines, à côté des Pères, ont les mêmes obstacles à vaincre, sous une autre forme, dans l’éducation des filles…
Une voiture, semblable à celle qui nous avait amenés d’Alep nous reprit à Ourfa… La première étape nous mena dans un village kurde, Karadjeroun… Le lendemain, ce fut encore le même panorama de plaine et de petite culture ; bientôt après, nous entrions dans un terrain volcanique, ce n’était partout que rochers et cailloux durs et noirs.
Le soir, nous arrivions à Severek. Le Khan nous rappelle celui de Bab. Une promenade dans la ville et alentours ne fit que renforcer notre première impression : aspect désolé des choses, manières sauvages des gens.
Endormis sur cette impression, nous eûmes hâte, le matin venu, de quitter ces lieux barbares. Le soir, un Khan isolé au milieu de vastes étendues à moitié rocheuses, à moitié cultivées, nous fournit le gîte pour la nuit.
Au quatrième jour, avant midi, nous approchions de la grande ville de Diarbékir quand nous aperçûmes venir au devant de nous le Père Missionnaire et le Drogman du Consulat de France.
Un court séjour nous permit cependant de prendre une idée des œuvres de la mission. Le 14 juillet, par la messe consulaire à notre église, par la réception de nos élèves au Consulat, nous fournit justement l’occasion de constater les liens d’affection séculaire, de protection efficace de la France pour nos œuvres catholiques, pour les populations chrétiennes, en ce poste comme ailleurs, en Orient. Au salon de la Résidence, nous pûmes lire le Diplôme de la médaille d’honneur décernée par le Président Félix Faure à nos Pères de Diarbékir pour leur belle conduite lors des massacres de 1895. De brèves visites nous mirent en relation avec les archevêques arménien, syrien et chaldéen catholiques.
Là comme à Ourfa, les Pères travaillent, agissant sur les âmes, à l’église et à l’école ; secondés par les sœurs Franciscaines dont l’école et l’ouvroir groupent l’élite des jeunes filles chrétiennes de tous rites…
Mais ici, plus encore qu’à Ourfa, il fait chaud à cette époque de l’année. En juillet et en août le thermomètre reste à 40° centigrade. La halte ne pouvait donc durer. Bientôt nous étions en route pour des régions plus tempérées. Pendant la première journée, ce fut le même paysage, continuant le même plateau.
Au deuxième jour, le tableau change. On se trouve sur un terrain tout coloré par les minerais. Le cuivre domine avec ses teintes violet, rouge, verdâtre. Au soir nous sommes en vue d’Arghana. Nous y passons la nuit.
Le matin suivant, après une longue descente de trois à quatre heures, nous arrivons au fond de la vallée du Tigre… et de nouveau, la route, en serpentant, escalade la montagne… Finie la Mésopotamie, nous voici maintenant sur les plateaux d’Arménie… Puis la route commence à descendre. Cependant, Mamouret-oul-Aziz que d’en haut tout à l’heure on croyait si près, reste encore loin. Il nous faut encore une étape avant de l’atteindre.
Keghvang, petit bourg d’une dizaine de maisons nous offre donc le gîte pour la nuit…
Le lendemain, de bonne heure, à la fraîcheur du matin encore, nous entrions dans une belle avenue bordée de peupliers baignant dans l’eau. C’était Mamouret-oul-Aziz. Au bout de la ville, à droite, nous étions au Collège de la mission. On peut le dire, c’était là le poste le plus important de la mission de Mésopotamie et d’Arménie. Par ses dimensions déjà, la Résidence annonce l’importance du Poste…
Nous eûmes aussi le loisir de connaître alors les deux autres postes de mission d’Arménie. Kharpout, au nord… perché, blottie sur un plateau escarpé, à une heure de marche de Mamouret en montée raide et continue… À l’ouest, à deux jours de cheval, par delà l’Euphrate, le dernier poste de mission est Malatia…
Nous prîmes le chemin du retour vers Ourfa… Le R. Père Supérieur me désigna pour la mission de Mardine. Lui-même devait aller en cette ville ; je l’accompagnerais. Nous devions partir directement à travers le désert… Nous partîmes vers midi, à cheval. Nos montures calmes et vigoureuses, assez chargées pourtant, allèrent longtemps de leur pas uniforme. C’était partout le même paysage ; la plaine à perte de vue, sans accidents de terrain, sans autre végétation que quelques tâches de verdure autour des points d’eau. La nuit vint et la petite caravane allait toujours.
Enfin, ce fut la halte. La route commençait à traverser les derniers plis des monts de Karadjadagh. Sur un sol rocailleux on décharge les bêtes ; avec les bagages on forme le carré ; hommes et bêtes sont au milieu. À la lumière d’un fanal on mange un poulet, sans tarder, chacun s’enroulant dans sa couverture se fait entre sacs et caisses un coin pour dormir.
L’aube n’avait pas encore paru que déjà nous étions en route. L’étape fut longue. Le soir nous entrions dans Véranchéhir. Le Père curé Arménien catholique ne voulut pas nous laisser au Khan, à toute force il nous prit chez lui. Ce fut alors la visite prolongée de quelques chrétiens de l’endroit. Ils venaient donner et prendre des nouvelles. À Mardine, disaient- ils, les Turcs et Kurdes ont massacré les chrétiens ; suivaient toutes sortes de détails de pure invention. Et le Père Supérieur de calmer ce monde, leur disant que c’était moins grave, qu’il n’y avait pas de danger. On était alors en pleine guerre italo-turque, et l’annonce de prétendues victoires lancée par les agences, surexcitait la population musulmane contre les chrétiens…
Les heures de sommeil ne furent pas longues. Avant l’aube nous étions en route de nouveau…
Le reste de l’étape nous amena, la nuit tombante, à un petit village appelé « Salmé ». À peine arrivés, nous fûmes visités par quelques chrétiens… Volontiers nous aurions un peu séjourné auprès de ces chrétiens. Sans prêtre, isolés dans ces vastes étendues, restant de longs mois sans aller à la ville, ils sont bien privés de la parole divine, des saints offices et des sacrements. Impossible pourtant de nous attarder.
Le lendemain, au lever du soleil, nous étions en route. Après quelques heures de marches nous arrivions à Tell-Armen, village important de près de trois cents familles, toutes de rite arménien catholique. Le curé en plus de l’église possède une école de garçons et une école de filles. Ce fut vraiment consolant de voir, en plein désert mésopotamien, ce foyer de vie chrétienne. Nous avions hâte, dans les circonstances de l’heure d’arriver sans retard à Mardine.
Bientôt, poursuivant donc notre route après une halte trop courte, nous fûmes soudain en vue de la ville. Le désert semblait toucher à sa limite ; vers le nord, de hautes montagnes se dressaient, et de belles maisons blanches, groupées étroitement, en étages superposés, semblaient monter comme à l’assaut vers les sommets couronnés par les murs d’une vieille citadelle. L’étape fut encore longue. À chaque instant il nous semblait en avoir fini avec la plaine, mais les premières hauteurs des monts étaient encore éloignées. Enfin ce fut la montée, d’abord insensible et douce, bientôt escarpée, étroite et rude. Ce n’était plus que rochers. Le sentier zigzaguait en plein roc, offrant sa dalle lisse et luisante au sabot des chevaux.
Longtemps il fallut monter à pente raide. Déjà nous avancions à travers les premières maisons, que le sentier montait toujours ; il était seulement devenu un peu plus large.
Nous étions en pleine ville. Encore quelques instants de montée et nous fûmes enfin sur la grande route celle qui, venant de Diarbékir à l’ouest, traverse Mardine (par le milieu) et continue sur Mossoul et Baghdad au sud-est. Nous portions nos regards à droite, à gauche, sur les maisons, dont plusieurs étaient moins belles qu’elles ne paraissaient être de loin. En quelques minutes nous fûmes à l’entrée de la Mission… 5
Ils étaient donc deux, les Pères Baabdathiens qui se sont présentés à la porte du couvent des Pères Capucins à Mardine après avoir fait le trajet suivant :
— Baabdath . . . Beyrouth (par carosse)
— Beyrouth . . . Rayak . . . Damas . . . Homs . . . Alep (par train)
— Alep . . . El-Bab . . . Membij
— Traversée de l’Euphrate, entre Birejik et Jarabulus
— Jarabulus . . . Sérouj
— Sérouj . . . Ourfa
— Ourfa . . . Véranchéhir
— Véranchéhir . . . Salmé
— Salmé . . . Tell-Armen
— Tell-Armen . . . Mardine
Le P. Daniel de Manoppello, les Sœurs de Lons-le-Saunier et un grand nombre de chrétiens attendaient les nouveaux missionnaires qui furent accueillis avec de grandes manifestations de bienvenue, d’autant plus que cela faisait longtemps qu’on attendait l’arrivée de prêtres orientaux afin de servir dans une ville où la plupart des habitants parlent l’arabe.
1 Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban.
2 Ishac Armalé, Al Qouçara fi nakabat annaçara , p. 213.
3 En fait, Tamar est la fille de Maria, sœur de sa maman Noura, c’est-à-dire qu’elle est plutôt sa cousine et sa « sœur » selon l’usage du temps.
4 Sous le pseudonyme de fr. Laurentin, le P. Attale de Saint-Etienne, Capucin de la province de Lyon, relate le voyage qu’il a fait, en mai 1910, en compagnie du P. Ange de Clamecy, Supérieur de la Mission de Mésopotamie et d’Arménie, vers tous les postes de la Mission et où il travailla jusqu’en novembre 1914. Arrêté et expulsé fin décembre, il revint en Orient en 1919. Affecté à la Mission d’Ourfa, il fut témoin du massacre des soldats français et fut de nouveau arrêté et déporté en 1921. Il rédigea alors ses mémoires, en 1928, dans un manuscrit inédit de 64 pages, fort intéressant à cause de sa description vivante des lieux et des gens de Mardine, Diarbakr et Ourfa où ont vécu les Pères Léonard et Thomas ( F. Laurentin, Souvenirs , 25 août 1928, Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban).
5 F. Laurentin, Souvenirs , 25 août 1928, Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban, p. 3 – 22.