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À Mardine

Mardine Aujourd’hui
Mardine Aujourd’hui


1. La ville de
Mardine

Faisons connaissance avec cette ville de Mardine où le P. Léonard allait commencer son apostolat et où il finira martyr.

Mardine (dont le nom signifie la Rebelle) est une ville de la Mésopotamie, résidence du Moutassarrif du Sandjak du même nom et relevant du Wilayet de Diarbakr. À l’époque, elle comptait 4500 maisons avec 35.000 habitants dont 800 familles arméniennes toutes catholiques, 1300 syriaques, 150 chaldéennes, le reste est musulman. 1

Le P. Hyacinthe Simon donne des chiffres plus ou moins rapprochés. D’après lui, il y aurait 42.700 habitants dont 25.000 sont musulmans et 17.700 chrétiens répartis entre 5 églises selon les nombres suivants : 7000 Jacobites, 2 6000 Arméniens catholiques, 3000 Syriaques catholiques, 1200 Chaldéens, 500 Protestants. 3 De plus amples détails sur la ville, son histoire et ses lieux, sont donnés par un habitant Arménien catholique, Ibrahim Kaspo, dans un manuscrit en arabe dont nous reproduisons quelques extraits :

Mardine est une ville très ancienne, située au nord de la « Jazira » (Mésopotamie), sur le sommet d’une haute montagne. Ses maisons sont disposées en degrés, l’une au dessus de l’autre. Au sommet de la montagne se trouve une citadelle naturelle imprenable. Même Tamerlan en son temps trouva des difficultés à s’en emparer. L’air y est pur, l’été modéré, l’hiver froid. Si tu te tournes vers le sud de la ville, tu peux voir très clairement Tell Kaukab. En printemps tu te trouves devant une mer immense de verdure. Et si tu te tournes vers le nord, tu vois un océan de jardins florissants, avec leurs fruits exquis et délicieux, à bon marché et abondants, dépassant les nécessités des habitants. On y trouve des pruniers, des poiriers, des cerisiers, des grenadiers, du mahlab et le délicieux thérébinte, et un grand nombre de vignes et de potagers. Dans la contrée on plante un tabac renommé.

Mardine a connu la domination des Perses, des Byzantins, des Kurdes, des Arméniens et des Arabes, pour faire partie, enfin, de l’Empire ottoman. Le nombre de ses habitants était, avant la première guerre mondiale, de près de cinquante mille âmes, dont presque la moitié chrétiens, de langue arabe, avec quelques mots d’arabe classique, mais pour être plus exact, il s’agit d’une langue qui est un mélange d’arabe, de kurde, de syriaque, d’arménien et de turc.

Mardine était le Siège Patriarcal des Syriens orthodoxes et catholiques. On y trouve de nombreuses églises, anciennes et modernes, telles que l’église de S. Georges des Arméniens catholiques, l’église de St. Chemouné, à l’est de la ville, à l’endroit connu sous le nom de « Quartier solaire » (les « solaires » étaient des gens qui adoraient le soleil. Ils embrassèrent le christianisme au rite syrien et gardèrent leur cohésion pendant un certain temps). Il s’y trouve aussi les Monastères de S. Michel et d’Ezzafarane : le premier au sud, le second à l’est de la ville. Ils sont très anciens; le second fut le Siège Patriarcal des Syriens.

Monastère S. Ephrem des Syriaques catholiques à Mardine (Ishac Armalé, Mar Ephrem, Beyrouth, 1952)
Monastère S. Ephrem des Syriaques catholiques à Mardine (Ishac Armalé, Mar Ephrem, Beyrouth, 1952)


Il s’y trouve aussi le Monastère de S. Ephrem. Dans les environs, il y a aussi plusieurs églises, telles que l’église de S. Jean et l’église de St. Barbara. Les Capucins aussi y ont une église, les Protestants une chapelle et les Chaldéens une église très ancienne. Parmi ses mosquées les plus renommées : la “grande Mosquée”, connue par son haut minaret, la “Mosquée Al-Latîf”, la “Mosquée du Martyr”, qui appartenait aux Syriens et à laquelle on ajouta un minaret. Ce minaret constitua, durant les guerres, pour les maçons, les tailleurs de pierres et les ouvriers qui apostasiaient, un moyen pour échapper aux massacres.

Les habitants s’occupent de commerce et d’industrie. La majorité des familles riches avaient à Alep un des leurs à qui on envoyait le beurre, la laine, le cuir, les amandes, les noix de galles etc., qui, à son tour, leur envoyait les marchandises souhaitées.     4

2. Les premiers missionnaires Capucins français

Déjà en 1685, le Patriarche Chaldéen de Diarbakr, Joseph I, disciple des Capucins, avait nommé, au siège vacant de Mardine, l’évêque Egamaon, lui aussi disciple des Capucins. Le nouvel évêque les fit venir de France auprès de lui. Ils se mirent avec ardeur à l’apostolat au milieu de ce peuple, opérant de nombreuses conversions parmi les Jacobites qui déchaînèrent une virulente persécution contre les nouveaux convertis et leur nouvel évêque Athanase Safar, successeur de Egamaon, qui dut s’enfuir à Rome pour y mourir.

Les Capucins étaient en contacts suivis avec le premier évêque arménien catholique de Mardine, Mgr. Malkoun et son successeur Mardiros Tomagian et son frère Der Markar.

Leur apostolat auprès des Jacobites et des Arméniens se prolongea jusqu’au milieu du siècle suivant. Par manque de nouveaux missionnaires, ils durent s’arrêter et furent remplacés, en 1769, par les Carmes qui y restèrent jusqu’en 1820, date de la mort du P. Ignace, dernier missionnaire Carme. Mardine resta sans prêtre européen une vingtaine d’années. 5

3. La relève avec les Capucins espagnols et italiens

La relève capucine eut lieu le 20 novembre 1841 quand une équipe de Capucins espagnols se rendit à Mardine. C’étaient le P. Nicolas Castelles de Barcelone, futur évêque et Vicaire Apostolique de la Mésopotamie, avec le P. Raymond d’Olot et le fr. Pierre de Premia. La ville comptait alors 19.000 habitants, 6000 catholiques et 6000 « schismatiques » [il s'agit des Jacobites - Syriaques orthodoxes] et 7000 musulmans. N’oublions pas que Deir-Ezzafarane, résidence du patriarche Syriaque orthodoxe depuis 1293, était tout proche de la ville. Dans la région de Mardine on comptait alors 103 villages habités par les seuls Jacobites, mêlés à une population musulmane et kurde.

Les nouveaux venus s’installèrent dans la maison de l’évêque Antoun Samhiri (futur patriarche Syriaque catholique). Oh ! Elle n’était pas spacieuse cette maison qui servait de résidence et d’école, en même temps. Les messes se célébraient chez les Syriaques catholiques.

Ils furent reçus avec un enthousiasme inouï. Pendant que le P. Nicolas s’occupait de la prédication, le fr. Pierre pratiquait la médecine, composait lui-même des remèdes à partir d’herbes sauvages.

Les Capucins espagnols furent bien vite épaulés puis remplacés par leurs confrères italiens. La Mission fut détachée de la Préfecture d’Alep et proclamée préfecture autonome avec Mardine, résidence du Préfet. Des figures éminentes se détachent parmi ces Missionnaires :

Mgr. Zacharie de Catignano (Album du Centenaire de la Cathédrale S. Louis 1868-1968)
Mgr. Zacharie de Catignano (Album du Centenaire de la Cathédrale S. Louis 1868-1968)

— Celle du P. Joseph de Burgos, trop tôt emporté par une insolation en 1845, il laisse une telle réputation de sainteté qu’une introduction de sa cause de béatification fut projetée et malheureusement abandonnée.

— Comme lui, son confrère Nicolas de Barcelone fut si actif et si aimé que lors de sa nomination Délégué Apostolique, ses confrères Capucins réclamèrent qu’il continuât d’être leur Préfet.

— Signalons aussi son successeur le P. Zacharie de Catignano, celui-là même qui, en 1868, avait achevé la construction de la cathédrale S. Louis à Beyrouth. 6

4. Construction d’une église et annexes

À Mardine où reposent en paix Mgr. Nicolas et Mgr. Zacharie, l’hospice de la Mission était exigü et l’église n’était qu’un sous-sol inconfortable. Pour sortir de ce réduit, les Capucins achetèrent une maison contigue à l’hospice pour la somme de 75 piastres, dans l’intention d’en faire une église et d’agrandir l’hospice. Pour cela, il leur fallait un firman. L’Ambassadeur de France, le comte de Vogue, finit par le leur obtenir en 1871. Les travaux prirent du temps. Ils se terminèrent en 1885. L’église de Mardine est la plus grande de la ville et la plus fréquentée. Elle mesure 42 m de long ; les nefs sont en forme de croix latine, la coupole qui la surmonte est du style romain. L’ingénieur est le P. Jean-Baptiste de Castrogiovanni que nous rencontrerons compagnon du P. Léonard. Le gouverneur de Mardine l’avait chargé de tracer et de surveiller l’exécution de la route qui traverse tout le district. C’est la mieux réussie de toutes les routes d’Anatolie et de Mésopotamie. Près du couvent des Capucins, le P. Jean-Baptiste construisit un collège de garçons et un second pour les filles, flanqué d’une chapelle pour les Sœurs Franciscaines de Lons-le-Saunier.

5. Les massacres de 1895

La Mésopotamie vivait dans une paix relative quand soudain, le Sultan Abd-oul-Hamid, surnommé le Sanguinaire, donna ordre à ses soldats et aux kurdes du Wilayet de Diarbakr de massacrer les chrétiens et plus particulièrement les Arméniens. Nous nous étendrons plus loin sur les horreurs commises contre les chrétiens à Diarbakr, à Ourfa et à Maamouret-el-Aziz en parlant de l’apostolat du P. Léonard dans ces villes.

Les atrocités que redoutaient les chrétiens de Mardine leur furent épargnées grâce à l’intervention d'Ahmed Agha, un chef de tribu musulman. P. Daniel de Manoppello, supérieur des Pères Capucins de Mardine, raconte l'évènement dans son rapport au R. P. Moïse d'Orléans, procureur des missions de l'Ordre, dans lequel il dit :

Vous savez qu'un musulman chef de la tribu Machkawiyé, nommé Ahmed Agha, mû par un sentiment d'humanité, a fait les plus généreux efforts pour épargner aux chrétiens de sa ville natale les horreurs qui ensanglantaient la contrée d'un bout à l'autre. Grâce à son courage, Mardine a été préservée des hordes kurdes. À l'intérieur, le calme et la paix se sont maintenus avec les Musulmans ; c'est le témoignage que lui rend la population tout entière.

Le gouverneur de Dyarbakr, qui avait été le principal auteur des massacres, furieux de voir ses perfides desseins paralysés dans notre ville par le dévoument d'un modeste chef de tribu, manda ce dernier auprès de lui et l'exil était le moindre châtiment qu'il eut à redouter. Mais M. Meyrier, notre excellent et regretté consul de France, s'interposa. Soutenu par les inspecteurs impériaux, il parvint à le délivrer des mains du gouverneur, et il le renvoya chez les siens avec toutes sortes de démonstrations d'honneur.

Le gouvernement français vient de décerner à Ahned Agha, sur la demande de M. Meyrier, une médaille d'or en récompense de son courage et de son dévoument pour la mission. Cette distinction accordée par la nation protectrice séculaire des chrétiens en Orient, à un sujet ottoman, a produit la plus heureuse impression sur les habitants de notre district. Tandis que les missionnaires anglais répandent l'or à profusion avec très peu de succès, la France, par un seul acte, se concilie l'affection et la gratitude des malheureux persécutés. On la loue, on l'admire, on l'aime ! Et ces sentiments sont, pour longtemps, gravés profondément dans tous les cœurs !

Au mois d'octobre dernier, Mardine reçut la visite de S. Exc. Chaker Pacha, envoyé de S. M. le Sultan. Sa femme, qui est catholique, vint le dimanche assister à la messe ; puis elle nous fit l'honneur de monter jusqu'au salon. Je ne manquai pas de vanter les mérites de notre brave Ahmed Agha et je me hasardai même à solliciter pour lui une décoration du gouvernement ottoman. Cette faveur me fut gracieusement accordée par l'entremise de cette excellente dame.

Ahmed Agha est au comble de la joie. Il ne tarit pas en éloges sur la France, sur les missionnaires qui, dit-il, ont été les seuls à lui témoigner de la reconnaissance ! Dans son enthousiasme, il nous a fait les plus généreuses promesses pour l'avenir.
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Ainsi donc, grâce au P. Daniel, Capucin qualifié, homme énergique, expérimenté, courageux,  qui était à Mardine depuis 1884 et qui possédait profondément la langue arabe, la ville fut épargnée et les chrétiens ne furent que plus attachés à leur Missionnaire. Ils pouvaient ainsi vaquer sans crainte à leurs occupations quotidiennes alors que, dans les autres villes, on comptait les dégâts et les morts. C'est donc sur une lueur d'espoir que débuta le XXème siècle. 

 

6. La vie à Mardine à l’arrivée du P. Léonard en 1906

Le Supérieur de la Mission de Mésopotamie, le P. Raphaël des Estables, décrit Mardine telle qu’elle était en 1901. La situation n’a pas trop changé, en 1906, à l’arrivée des missionnaires Baabdathiens :

La Mission de Mésopotamie géographiquement est divisée en deux parties : la Mésopotamie proprement dite, avec les résidences de Mardine, Diarbakr et Ourfa, et l’Arménie Mineure, avec les résidences de Malatia, Mézéré [Maamouret-el-Aziz] et Kharpout.

Mardine est une des rares villes de Turquie où les chrétiens sont plus nombreux que les musulmans, et les catholiques plus nombreux que les schismatiques. Il peut y avoir 8000 arméniens catholiques, 2500 syriens, 250 chaldéens et une trentaine de latins. Les schismatiques jacobites et protestants forment un noyau de 5000 âmes environ.

Le Président de l’hospice est le R. P. Daniel de Manoppello, vieillard vénérable, encore plein de vigueur, universellement aimé et respecté. Le Père est tout seul dans cet hospice, le plus grand de toute la Mission. Notre église, assez vaste, est fort fréquentée. Tous les jours un prêtre y vient dire la messe. Les prêtres abondent à Mardine et les évêques aussi.

Nous avons deux écoles à Mardine. Celle des garçons, dirigée par le RP Daniel, compte 180 élèves avec 4 professeurs. On y enseigne l’arabe, le turc, le français et les éléments des sciences. Celle des filles, confiée aux Sœurs franciscaines de Lons-le-Saunier a près de 400 élèves, avec 6 religieuses et 6 institutrices adjointes. L’arabe, le calcul et l’écriture y sont enseignés, mais on donne une importance particulière au Catéchisme et à l’Instruction religieuse. Les filles quittent d’ordinaire l’école vers l’âge de 11 ou 12 ans.

Le  Tiers-Ordre des hommes et des femmes marche bien, surtout celui des hommes où j’ai pu constater de mes yeux une trentaine de jeunes gens pleins de ferveur. Chaque dimanche, après la messe, ils se réunissent à la chapelle du Tiers-Ordre où ils récitent en arabe le petit office de la Très Sainte Vierge. Les confessions sont très nombreuses, un Père seul n’y suffit pas. La langue du pays est l’arabe. Le climat est tempéré. Il faudrait un Père de plus à Mardine. 8

7. Besoin d’un oriental à Mardine

Déjà avant leur départ de Boudja, le P. Jean-Antoine de Milan, grand missionnaire de Mésopotamie et futur évêque de Smyrne, décrit l’ambiance de Boudja au P. Général à Rome et lui transmet le souhait des Pères Léonard et Thomas d’être affectés à la Mission de Mésopotamie où les avait précédé leur confrère Bonaventure :

Je n’ai pas revu ce couvent depuis vingt ans. Je l’ai trouvé notablement renouvelé. L’ordre, l’accord, l’observance règne dans cette belle famille qui compte 50 religieux de langues et de pays divers. Parmi cette jeunesse fleurissent les études dirigées par le TRP Lorenzo, qui est aussi compétent instituteur qu’excellent Supérieur. Ici, le chœur, le couvent, le jardin, le site, tout: édifie, recrée, inspire. Et penser que nous sommes en terre turque aujourd’hui plus hospitalière que les pays tant vantés où dominent l’intolérance et l’astuce de la civilisation moderne. 9
Deux jeunes Pères, Thomas et Léonard de Baabdath, qui ont déjà fini les études, m’ont demandé s’ils sont destinés à la Mésopotamie. La réponse appartient exclusivement à Votre Paternité. Je serais heureux si elle sera affirmative. 
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La réponse du P. Général ne pouvait qu’être affirmative. Depuis un an déjà, le P. Raphaël des Estables, Supérieur de la Mission de Mésopotamie, réclamait un missionnaire de langue arabe :

Par ma dernière lettre, j’ai eu la douleur d’annoncer à Votre Paternité  Réverendissime la mort, à Ourfa, du TRP Basile de Port Maurice. Aujourd’hui, j’ai la tristesse de vous faire savoir que le RP Daniel, Supérieur et seul missionnaire à Mardine, a eu une attaque d’apoplexie. La Supérieure des Sœurs m’informe que de nombreuses sangsues, appliquées à temps, ont procuré au malade un grand soulagement, mais tout danger n’est pas écarté… Si ce digne missionnaire venait à mourir, je ne saurais par qui le  faire remplacer. À Mardine, l’arabe seul est parlé. Or un seul de nous connaît cette langue: le RP Jean-Baptiste, Président d’Ourfa. Mais alors, qui mettrai-je à Ourfa ? 11

Le P. Général lui fait répondre :

On vous enverra un missionnaire de l’Institut Oriental.   12

8. Père Léonard et Père Thomas pour Mardine

Il fallut attendre un an avant de donner satisfaction à l’attente des confrères de Mésopotamie. Le P. Jean-Antoine ne manque pas de se faire leur porte-voix :

Le P. Bonaventure est tout en joie suite à un message reçu disant que les deux jeunes Pères, ses compagnons à Boudja, seront destinés par Votre Paternité à notre Mission. Veuillez accepter mes plus humbles remerciements pour cette nouvelle faveur que vous nous accordez.  13
Le même P. Jean-Antoine attend impatiemment le renfort promis. Il écrit au P. Général :

Quand arriveront les deux Pères libanais que Votre Paternité a bien voulu destiner dernièrement à cette Mission, on pourvoira certainement à Mardine où le P. Daniel de Manoppello est seul depuis quelques années déjà. Personne d’autre, à mon avis, n’aurait pu supporter comme lui une solitude aussi prolongée. Daignez bénir, Revme Père, les nouveaux et les vieux missionnaires.   14

9. Les débuts à Mardine

Immédiatement arrivés à Mardine, les deux jeunes prêtres se mettent à l’œuvre avec ardeur. Conformément à la coutume capucine qui prescrivait à chaque missionnaire d’envoyer, au Nouvel An, un rapport au P. Général à Rome, sur ses activités, ils présentèrent, chacun séparément, le compte rendu de leur travail. P. Léonard écrivit :

Revme P. Général

À la réception de l’obédience de Votre Paternité Revme pour me rendre en Mésopotamie, je partis immédiatement de Boudja pour le Liban où, sur l’ordre du TRP Lino, je passais quelque temps parmi mes chers parents et amis. De là, je partis à l’instant pour ma mission.

Arrivé à Ourfa, la première station de notre Mission, le RP Préfet m’ordonna de m’arrêter en cet endroit pour attendre ma destination. Après environ un mois, il me fût ordonné de me rendre à Mardine. J’inclinai la tête et remerciai Dieu le Seigneur pour ma présente nouvelle destination. Je suis arrivé à Mardine vers le début de septembre, après un voyage assez long et non moins fatiguant.

De suite, j’ai pu commencer le Saint Ministère grâce à la langue arabe. Le RP Préfet m’a chargé des travaux suivants: directeur du Tiers-Ordre, qui est très florissant et compte de très nombreux membres; directeur de la congrégation dite “La Garde d’Honneur du Sacré Cœur”; directeur de notre nombreuse école, avec des cours de français et de musique; chaque mois je dois donner deux conférences aux dites congrégations. De temps en temps je prêche aussi à l’église. De plus, les confessions sont très nombreuses, parce que les orientaux catholiques sont nombreux et préfèrent notre église à la leur. Je suis très occupé, pourtant j’en suis très content et je jouis d’une très bonne santé.

Voici Revme Père, en bref, l’état dans lequel je me trouve. Il y a ici aussi un certain P. Daniel, président de l’hospice, et mon compagnon le RP Thomas. Enfin, Revme Père, veuillez agréer mes félicitations sincères et cordiales pour le nouvel an. En demandant humblement votre sainte bénédiction, je me déclare votre très humble fils.   15

Le P. Général ne pouvait que se féliciter de l’activité débordante du nouveau missionnaire. Il lui fit part de sa satisfaction et l’encouragea à continuer dans cette ligne. 16

Quant au P. Thomas, il écrivit en latin la lettre suivante :

Revme Père

Conformément aux Statuts de la Mission, je vous écris cette première lettre. Ayant reçu l’obédience et le Décret de la Sacré Congrégation de la Propagande de la Foi, j’ai quitté Boudja, qui est près de Smyrne, au mois de mai, en compagnie du P. Léonard de Baabdath.

Quand nous sommes arrivés à la Mission de Mésopotamie que la Divine Providence a voulu nous donner pour notre bonheur, c’est aussitôt que nous avons pu nous dédier au Ministère, car la langue arabe ne nous était pas inconnue.

Ici à Mardine, il y a depuis plusieurs années, des missionnaires d’une secte protestante avec ses confréries. Nous devons et nous tâchons souvent de nous attaquer à eux, avec les meilleurs moyens, c’est-à-dire dévoiler leur fausseté et leurs mensonges, comme l’exigent la fidélité dans la foi et leur salut éternel. Il est vrai d’ailleurs que les protestants ne peuvent pas arriver à un bon résultat avec ces fidèles en engageant avec eux des discussions vouées à l’échec, cependant ils ne manquent pas de hargne pour les vexer, et tendre leurs pièges à ce peuple indigent pour se les attirer grâce à la profusion des largesses et des très grandes dépenses qu’ils fournissent pour les écoles où ils ont des auditeurs et des filles studieuses.

Quant à nous, nous exhortons toujours ces gens imprudents pour qu’ils connaissent et craignent ces protestants, même s’ils leur offraient beaucoup de dons.   17

Cette attitude ne doit pas nous étonner de la part d’un Baabdathien qui a suivi la lutte mouvementée menée dans son village natal par les « Friends » de Broummana qui avaient cueilli les membres de sa famille. D’ailleurs, partout en Orient, surtout au Liban, en Arménie et en Mésopotamie, c’était une âpre lutte entre les missionnaires catholiques et les protestants. Les Capucins, comme toutes les autres forces catholiques, s’étaient fait un devoir de maintenir leur peuple dans la foi véritable et la fidélité à l’Église romaine. P. Ludovic d’Eurre écrivait déjà :

Malgré la concurrence acharnée que les protestants nous ont faite jusqu’à ce jour, ils ne sont pas encore arrivés à faire diminuer le nombre de nos élèves. Ici, comme partout ailleurs du reste, nous avons l’estime et la confiance des parents, ce qui manque un peu, pour ne pas dire tout à fait à ces Messieurs. Malgré l’or et l’argent jetés à pleines mains, ils n’ont eu jusqu’ici que de piètres résultats. Ils mettent leur confiance dans les ressources pécuniaires, nous la mettons en Dieu ; voilà ce qui fait notre force.   18

La force des Capucins était consolidée par la présence et l’activité des Sœurs de Lons-le-Saunier, comme le présente aussi le Père Ludovic :

Le nombre des jeunes filles qui fréquentent nos écoles dépasse 400. Nos sœurs franciscaines de Lons-le-Saunier, qui en ont la direction, s’appliquent surtout à faire de ces enfants de braves et bonnes chrétiennes. Elles doivent se hâter de donner à leurs élèves quelques notions d’histoire, de géographie et d’arithmétique, car à douze ans ces demoiselles les quittent pour s’engager dans les liens du mariage, déplorable coutume contre laquelle on ne saurait trop s’élever. Cependant, sorties de l’école et lancées dans le monde, elles n’oublient pas ces bonnes sœurs qu’elles ont appris à connaître et à aimer. Aux jours de la peine et de la tribulation, elles viennent chercher près d’elles ce que la charité évangélique peut seule faire naître dans les cœurs : la consolation et la résignation à la volonté de Dieu.   19

10. Description du Poste de Mardine

P. Attale de S. Etienne, dans ses « Souvenirs », décrit le poste de la Mission à Mardine, là où il a séjourné et travaillé :

Le couvent des Pères Capucins à Mardine (Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban)
Le couvent des Pères Capucins à Mardine (Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban)


À côté de la résidence des Pères et de leurs écoles, il y avait les Sœurs Franciscaines au service de la Mission, avec l’asile, l’école et l’ouvroir. L’établissement des Sœurs groupait, en effet, le plus de monde possible dans le moindre espace.

Dans l’asile d’abord, garçons et fillettes groupaient deux divisions d’une centaine chacune. L’école des filles ensuite comptait cinq classes de quarante à cinquante élèves chacune ; plusieurs même, les classes inférieures surtout, en avaient de quatre vingt à cent.

Deux grandes salles enfin, étaient pour l’ouvroir. Près de quatre cents jeunes filles ou jeunes femmes  venaient prendre du travail de dentelle, quelques-unes repartaient aussitôt l’achever à la maison, la plupart restaient auprès de la Sœur et, sous sa direction, se formaient à cet art si délicat, ou bien achevaient de se perfectionner. Cet ouvroir était une bénédiction pour la ville. Les fines dentelles se vendaient bien en Europe ; c’était donc une ressource appréciée pour les ouvrières. Mais, en même temps, elles retrouvaient à l’ouvroir un milieu favorable pour continuer leur éducation chrétienne.

Durant de longues heures, chaque jour, elles entendaient de bonnes lectures, elles chantaient et priaient en même temps qu’elles travaillaient. L’ennui n’avait pas de place dans cette variété, et les heures de récréation étaient plus animées, après que les heures de travail avaient été, de la sorte, doublement occupées.

Dans les écoles des Sœurs et dans l’ouvroir, le missionnaire trouvait encore un large champ d’apostolat. Les Sœurs préparaient bien le terrain : quand le prêtre venait chaque semaine expliquer le catéchisme, en classe, aux élèves, ou bien à la chapelle, aux ouvrières, les esprits et les cœurs étaient ouverts pour recevoir avec avidité la Parole de Dieu.

Pourtant le ministère des âmes n’était qu’ébauché à l’école ; c’est à l’église qu’il avait son centre et son achèvement. L’église de la Mission avait la forme d’une croix : au dessus du croisement des deux branches s’élevait une large coupole. Chaque jour les élèves, garçons et filles assistaient à la messe, un bon nombre y communiait. Des femmes, des jeunes gens, des hommes se rendant au travail, venaient aussi se joindre aux prières matinales des enfants. Le dimanche, l’église ne cessait de s’emplir, dans un va et vient continu de fidèles, dont la plupart assistaient à plusieurs messes et communiaient. On comptait en moyenne trente mille communions par an.

La mission de Mardine était vraiment un foyer de vie chrétienne, de vraie piété. On le sentait à la manière dont les foules priaient, ou à la manière de chanter des enfants : on y trouvait quelque chose de la ferveur des premiers chrétiens des populations nouvellement converties.   20

11. Programme unique dans toutes les stations

La vie missionnaire dans les écoles était organisée d’une façon merveilleuse par un supérieur de la Mission vigilant, organisateur et prévoyant, le P. Raphaël des Estables qui avait fait adopter les mêmes programmes et les mêmes méthodes dans les trois postes relevant de lui, ceux d’Ourfa, de Diarbakr et de Mardine. Ce qui était valable dans une école, l’était forcément dans l’autre. Ces extraits d’une lettre du P. Bonaventure, qui vivait précisément avec le P. Raphaël à Ourfa, nous donnent une idée des directives appliquées partout :

Le premier point respecté scrupuleusement est l’harmonie indispensable entre les dirigeants. Ici nous ne pouvons souhaiter meilleure compagnie. Encore jeune, je sens le besoin d’être guidé, conseillé et encouragé. Tout se passe avec une délicate Prudence et une charité vraiment fraternelle. Je peux dire qu’ici une charité fraternelle règne parmi nous… Le Supérieur est vraiment mon idéal… Pour le reste, tout étant bien organisé, chacun a son travail journalier déterminé, soit à l’église, soit dans les écoles, dans les asiles d’enfants ou dans les laboratoires… Pour moi, je prêche de temps en temps en arabe, je fais le catéchisme dans cette même langue, mais ma charge principale est celle de directeur et surveillant de l’école de garçons qui compte environ 80 élèves. Ils ne sont pas vraiment méchants mais légers, dissipés, ils se permettent de fréquentes escapades. Mais pour eux le silence est insupportable, même pendant les heures de classe…

L’école est divisée en plusieurs cours, nous y enseignons la religion, l’histoire, la géographie, la calligraphie, le dessin et 4 langues: l’arabe, l’arménien, le turc et le français. Avant le début des cours, les élèves (les chrétiens seuls) assistent le matin à la messe, et font leur prière en commun. Puis, à la fin de l’école, vers le soir, tous se rendent de nouveau à l’église pour réciter le Saint Rosaire, alternativement avec les élèves de nos sœurs franciscaines.

… Bref, je me déclare très content ici du bien qui se fait pour le salut des âmes, pour l’éducation de la jeunesse, pour le soulagement des pauvres, pour l’accroissement de la piété, par l’affluence à nos très belles cérémonies à l’église, soutenues par une chorale de jeunes qui chantent merveilleusement. Si je n’étais pas venu dans cette mission si bien organisée et si prometteuse pour l’avenir, j’aurais demandé avec insistance d’y venir.   21

12. Satisfaction du Supérieur de la Mission

La situation était la même à Mardine, comme le constate le Supérieur de la Mission :

L’année 1906 a été une année de bénédiction pour les missions. Cinq nouveaux missionnaires prêtres, jeunes et zélés, sont venus combler nos vides. Pères et frères sont unis entre eux par les liens de la plus étroite charité. Tous travaillent avec zèle et dévouement. Nos œuvres prospèrent, nos écoles sont bien fréquentées. Le niveau des études est supérieur à celui de toutes les écoles similaires, mais elles nous occasionnent de fortes dépenses. Et cependant ces écoles sont nécessaires. Sans elles, nous ne ferions aucun bien ici.

Le P. Léonard de Baabdath a pris la direction de celle de Mardine et elle progresse. Ci-inclus le bulletin trimestriel   que nous envoyons aux parents des élèves, soit ici soit à Mardine. Toutes les écoles de garçons de la Mission sont organisées de manière à ce que les élèves qui veulent suivre les cours de notre collège de Mamouret-oul-aziz puissent entrer en troisième. De la quatrième à la huitième, les programmes sont les mêmes.   22

13. Fruits de la première année

Le P. Léonard se donne de tout cœur à son école, et il est heureux, à la fin de l’année, d’informer le Supérieur Général des résultats de son activité scolaire et pastorale :

Revme P. Général

Voilà presqu’un an d’écoulé que je suis en mission; naturellement, les difficultés n’ont pas manqué comme elles ne manquent point à tout missionnaire; mais grâce à Dieu, j’ai pu les surmonter.

Mes occupations sont les mêmes, c’est-à-dire je m’occupe de l’école, des tertiaires et de la Garde d’Honneur. J’ai aussi prêché à l’église tous les dimanches de mai.

Le 29-31 juillet et le 1er août, ont eu lieu les examens de notre école. Le 4 août, nous avons lu les notes des enfants, et nous avons distribué un bulletin du trimestre passé dans lequel sont mentionnées les notes des enfants. Après tout cela, eut lieu une petite représentation. Douze enfants ont récité des discours, louant la lumière, le télégraphe, le chemin de fer, la médecine, la chirurgie, le progrès…

La cour de notre église fut magnifiquement ornée et là les examens eurent lieu en public. Dominant le tout, un beau portrait du glorieux Pie X fut exposé avec les écussons apostoliques. Étaient invités les évêques arménien, chaldéen et deux évêques syriens, les prêtres, les notables, en même temps avec les parents de nos nombreux élèves. Est accourue aussi une extraordinaire multitude de chrétiens et de musulmans. Grâce à Dieu, les examens ont bien réussi et furent un coup solennel pour les protestants et les jacobites, parce qu’ils se figuraient qu’à Mardine, il n’y avait point d’école à part les leurs. Les protestants, comme aussi les Jacobites, craignent de faire les examens de leurs écoles en public. Mais seulement 4 ou 5 enfants récitent des discours copiés dans les livres et appris par cœur, et chantent un peu. Voilà en quoi consistent les examens de leur haute et évangélique école. Comme je l’ai dit, ils furent très mortifiés, car ils ne se figuraient jamais que nous aurions l’audace de faire nos examens en public. Quelques catholiques, qui avaient des enfants chez les protestants et les Jacobites ont fait venir leurs enfants chez nous. De plus, quelques jacobites même ont fait venir leurs fils chez nous.

Après la fête de l’Assomption, nous ferons une comédie. À Pâques, j’ai fait faire un uniforme à nos enfants. Ils le portent actuellement pour les dimanches et jours de fête seulement. Cela aussi fut un coup pour les protestants et les Jacobites.

C’est vraiment une chose belle et unique en cette partie de la Mésopotamie de voir tant d’enfants vêtus d’un bel uniforme, assister à toutes les fonctions religieuses dans notre église, s’approcher tous ensemble de la table des anges lors de toutes les fêtes. Veuillez, Revme Père, bénir cette nombreuse jeunesse, pour qu’ils soient toujours forts contre nos implacables ennemis…

P.S. En ces jours, est apparue une comète, elle ne fut visible que vers les trois heures après minuit, et resta jusqu’au matin; elle est bien visible, spécialement sa longue queue, qui semble composée de longs rayons lumineux.   23

14. Léonard responsable de 400 Tertiaires

Le Tiers-Ordre franciscain était très florissant à Mardine. Le P. Célestin de Désio, nommé provisoirement comme Supérieur, le confirme et parle de la bonne marche de l’école, grâce aux efforts déployés par le P. Léonard, dans cette lettre au P. Général :

Nous pouvons vous assurer que nous n’avons pas perdu notre temps. La Parole de Dieu, grâce à la coopération des excellents Pères Basile de Diarbakr et Léonard de Baabdath, fut administrée en quelque sorte sans interruption. Dans l’espace de quinze ans, notre église n’a jamais accueilli tant de monde aux grandes fêtes, spécialement celles que nous avons célébrées avec la plus grande pompe et au cours des mois de mai, juin et octobre. Confessions sans nombre. Plusieurs fois j’ai dû faire appel à des prêtres pour nous aider.

Les plus belles solennités qui nous ont le plus consolés furent celles de la Première Communion administrée à 110 enfants, garçons et filles, avec 3 discours de circonstance.

Le jour de la Fête-Dieu, près de six mille personnes ont assisté à la procession. Ensuite nous avons fait le Triduum pour célébrer le septième centenaire de la fondation du Tiers-Ordre de Saint François. Ce fut pour nous un vrai triomphe. Non, Mardine n’oubliera pas de sitôt ces jours du 19, 20, 21 novembre. Ce Triduum, peut-on dire, fut parfait. Je n’ai jamais vu une aussi grande affluence de gens. Jamais autant de communions. Sur mon invitation, un prêtre de chaque rite est venu célébrer la sainte messe et nous aider à entendre les confessions.

Le dimanche, à la messe solennelle que j’ai célébrée avec l’assistance de Mgr. Hanna Maamarbachi, archevêque et vicaire du Patriarche syrien, avec tous les chefs des autres Eglises, arménienne et chaldéenne, de tous les moines du couvent de Saint Ephrem, et de nombreux prêtres, le Supérieur de ce vénérable couvent a prononcé un discours sur la mission de Saint François, discours qui nous a fait un grand honneur à nous et un grand bien à la population de Mardine, qui depuis longtemps se nomme « cité franciscaine ».

Le soir, avec la même assistance, furent chantées, pour la première fois, les vêpres solennelles, suivies de la bénédiction du Très Saint Sacrement. Puis à une heure de la nuit eurent lieu les feux d’artifice.

En cette année, le RP Léonard à qui j’avais confié la direction du Tiers-Ordre, a donné l’habit à 40 nouveaux inscrits de sorte que la Congrégation de Mardine compte environ 400 Tertiaires, hommes et femmes. Au P. Basile j’ai confié la direction de celle du Sacré Cœur. L’un et l’autre sont fidèles à donner les conférences aux hommes. Cette année nous avons eu plus de mille élèves, garçons et filles: à l’école des garçons 180, à l’école des filles 500, à l’asile 200, à l’ouvroir 130. À l’école des garçons, le catéchisme a été expliqué par le P. Léonard. Je l’ai expliqué à l’école des filles.

Comme vous voyez Reverendissime Père, ici le travail ne manque pas et le bien se fait en grande quantité.   24

Trois ans plus tard, P. Attale de S. Etienne présente les activités des Tertiaires. Il apparaît que leur nombre a diminué ? Il passe de 400 à 250 ! Est-ce à cause du départ de P. Léonard vers le Liban ? Ou bien à cause du climat agité qui régnait avant le début officiel de la Première Guerre mondiale ? Quelque soit la cause, la mission des Capucins persévère :

Mais que dire de la ferveur des Tertiaires de S. François ? Il y avait là une fraternité d’une cinquantaine d’hommes environ et une fraternité de femmes de plus de deux cents membres. Chaque dimanche, après le salut du Saint Sacrement, l’après-midi, les Frères se réunissaient dans leur chapelle et chantaient en arabe, vêpres et complies de la Ste Vierge : ce chant des Psaumes et des Hymnes était impressionnant. Plusieurs savaient l’Office de mémoire, et volontiers, les enfants et les jeunes gens futurs tertiaires venaient mêler leur voix claire à celle plus grave des hommes. Ces réunions dominicales étaient libres et cependant bien fréquentées. À la réunion du mois, bien peu de Frères ou de Sœurs manquaient à l’appel.

C’était un réel bonheur au missionnaire de parler alors à cette élite – élite d’âmes, de cœur et de piété – Comme plusieurs d’entre eux, sous un extérieur simple et modeste avaient l’âme haute et noble ! Les choses de la terre aussi bien que celles de l’autre monde, comme ils en jugeaient bien des hauteurs de la foi !

Dans la chapelle de la fraternité, chapelle petite mais bien capucine, en retrait de la grande église, l’exhortation séraphique du missionnaire réchauffait son cœur en même temps que celui de ses tertiaires. En les voyant si avides de la parole de Dieu il trouvait déjà la récompense de la peine prise pour apprendre leur langue.

Quelques fêtes venaient varier la vie de la Fraternité. Telle la fête de l’Immaculée Conception. Ce jour là, devant le S. Sacrement exposé, les Tertiaires, en grand habit franciscain, chantèrent tout l’office de la Ste Vierge, le matin, matines, laudes, prime et tierce ; l’après-midi, sexte, none, vêpres et complies. De plus, d’heure en heure, ils se relevèrent de faction devant leur Roi bien-aimé.

Il en fut de même pour la cérémonie des quarante heures. La nuit du Jeudi Saint au Vendredi Saint fut une nuit de prière et de réparation. Plusieurs Tertiaires avaient eux-mêmes manifesté le désir de cette veillée nocturne. Elle passa rapidement, presque sans fatigue, en des heures d’adoration, de lectures et de chants devant le reposoir, entremêlées de quelques moments de repos et de saintes conversations dans une salle contiguë. Il y eut même un délassement original. Le voici. Plusieurs se réunissaient, puis se comptaient par ordre. On commençait ensuite ! Le premier citait un texte de la Sainte Écriture à volonté ; le deuxième devait en citer un autre, commençant par la dernière lettre du texte précédent ; et, ainsi de suite, chacun à tour de rôle. À qui ne trouvait pas de texte, c’était un point perdu, tandis que c’était un point gagné pour qui en trouvait un à sa place. Plusieurs excellaient en ce jeu ; l’un d’eux particulièrement, il savait si bien les Psaumes et Evangiles, en particulier, qu’il trouvait toujours le texte à propos selon la lettre demandée.

En dehors de ces manifestations religieuses, les Tertiaires n’agissaient pas moins sur le terrain social. Les femmes surtout, tandis qu’elles avaient moins à paraître à l’église, dans les cérémonies du culte, se trouvaient dans leur élément pour la visite aux pauvres et aux malades, pour l’aide par le travail et l’aumône aux nécessiteux de toute sorte.

Cette vie intense de la Mission à l’église et dans la Fraternité était le résultat béni des efforts de plusieurs générations de missionnaires.  25

15. Léonard instruit les enfants

À la fin de cette même année 1909, le P. Léonard, lui aussi, présente son rapport :

Revme Père Général

Par la présente, j’ai l’honneur de vous offrir mes plus respectueux et sincères vœux pour la nouvelle année 1910.

Je vous souhaite une année heureuse, une année qui apporte toutes les bénédictions du ciel. Que le Seigneur vous concède généreusement ses grâces, vous aide dans toutes les nécessités et spécialement dans le suprême gouvernement de l’Ordre entier.

Nous tous, Revme Père, nous devons vous remercier infiniment pour votre rare sollicitude vraiment paternelle que vous manifestez pour l’Ordre en entier, et pour chacun de nous en particulier. Nous vous devons des remerciements infinis parce que vous êtes ce Père amoureux, ce Père vigilant et toujours soucieux de vos brebis. Il n’y a pas de doute que notre Ordre, guidé par un chef si habile et si avisé, moyennant l’assistance de notre séraphique Père, soit prospère et donne de copieux et très bons fruits.

Comme par le passé, je m’occupe du Saint ministère et de l’instruction des enfants qui, très nombreux, fréquentent nos écoles. Nos élèves, tant garçons que filles, arrivent au beau chiffre d’environ un millier.

Je prêche souvent au peuple, je fais les conférences mensuelles à nos tertiaires qui sont plus de 400, et les dimanches et jours de fêtes, je passe des heures au confessionnal. Tout notre ministère est presque en entier consacré aux catholiques orientaux —Arméniens, Syriens, Chaldéens— qui fréquentent en grand nombre et très volontiers notre église.

Le retard de notre Père Préfet est d’une grande peine. Je vous prie donc Revme Père de vouloir l’envoyer très vite  26 et je suis sûr que ceci est le vœu de tous les confrères missionnaires… 27 >

16. Léonard demande au P. Provincial de Lyon des souvenirs de piété

Le P. Léonard avait précédé son rapport en italien au P. Général à Rome par une lettre en français au P. Provincial de Lyon dans laquelle il présente avec fierté les 432 Tertiaires dont il a la charge et demande pour eux du matérial de dévotion. 28

17. Rapport du P. Raphaël

Au début de l’année suivante, 1910, le P. Raphaël écrit :

Nos élèves ont augmenté, surtout ici et à Mardine. Dans cette dernière ville, nos sœurs franciscaines ont ouvert un ouvroir de jeunes filles catholiques pour les empêcher d’aller travailler chez les protestants américains qui nous font partout une rude concurrence. On enseigne à ces filles la couture, la broderie, le catéchisme, et on leur fait de pieuses lectures. Elles sont de 120 à 130. 29

18. Bilan des trois premières années

La vie d’enseignement que S. Jean-Baptiste de La Salle appelle « le terrible quotidien » fut celle de P. Léonard durant ses trois premières années de mission. Elles étaient bien plus dures que celles du Fondateur des Frères des Écoles Chrétiennes. Du moins, elles étaient portées avec fidélité et amour.

Le Bienheureux Antoine Chevrier (1826-1879), fondateur du Prado, disait : « Le prêtre est un homme mangé ». Le P. Léonard le fut aussi. Davantage même, il sera un homme « rongé ». Sa santé en reçut un choc qui faillit briser sa vie apostolique si les Supérieurs n’avaient décidé de le retirer de Mardine pour l’envoyer à Maamouret-el-Aziz, en 1910. De son côté, le P. Thomas fut muté à Kharpout, dès 1908, pour passer à Diarbakr, en 1910. Le P. Bonaventure resta à Ourfa.

1 Lamberto Vannutelli, Anatolia Meridionale e Mesopotamia, Roma, 1911, p. 331.

2 Le nom de Jacobite fut donné autrefois aux disciples de l’évêque syriaque Jacques Baradée (VIème siècle). Vu le progrès œucuménique, Les Jacobites d’antan sont maintenant les Syriaques orthodoxes.

3     Hyacinthe Simon, Mardine la ville héroïque , Maison Naaman pour la culture, Jounieh, Liban, 1991, p. 45.

4     Ibrahim Kaspo, Mardine telle que je la connus , Studia Orientalia Christiana, Collectanea, No. 29-30, Franciscan Centre of Christian Oriental Studies, Le Caire, 1998, p. 37-38.

5 P. Clemente da Terzorio, Le Missioni dei Minori Cappuccini, 1913, Vol. VI, Ch. X & XI.

6  Ibid. n.d.l.r. Mgr. Zacharie de Catignano mourut à Mardine, en 1873, où il fut envoyé comme Délégué Apostolique extraordinaire de Mésopotamie, à l’âge de 62 ans, après 32 ans de vie missionnaire, 16 ans comme curé de S. Louis et 2 ans d’épiscopat. (Album du Centenaire de la Cathédrale S. Louis 1868-1968)  7  Revue Les Mission Catholiques , No. 1444, 5 février 1897, p. 63.

8 Rapport du P. Raphaël des Estables au P. Général, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Acta Ordinis, 1900-1909, N° 9.

9 Le P. Jean-Antoine fait allusion au sinistre Décret de la séparation de l’Église et de l’État en France, en 1905, après celui de l’expulsion des religieux.

10 Lettre du P. Jean-Antoine de Milan au P. Général, Boudja, 3 mai 1906, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Littere Superiorum 66bis.

11 Lettre du P. Raphaël des Estables au P. Général, Maamouret-el-Aziz, 28 avril 1905, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Littere Superiorum 53.

12 Lettre du P. Général, Rome, 19 mai 1905, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Littere Superiorum 53.

13 Lettre du P. Jean-Antoine de Milan au P. Général, Ourfa, 15 juin 1906, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Littere Superiorum 68 .

14 Lettre du P. Jean-Antoine de Milan au P. Général, Ourfa, 17 juin 1906, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Littere Superiorum 67.

15   Lettre du P. Léonard au P. Général, Mardine , 11 décembre 1906 , Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Privati 86.

16 Lettre du P. Général, 4 janvier 1907, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Privati 86.

17 Lettre du P. Thomas au P. Général, Mardine, 12 décembre 1906, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Privati 89.

18 Analecta, 1896, p. 86.

19 Analecta, 1904, p. 265.

20   F. Laurentin,  Souvenirs , 25 août 1928, Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban, p. 25 – 26.

21 Lettre du P. Bonaventure de Baabdath au P. Général, Ourfa, 27 janvier 1907, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Privati 84.

22 Lettre du P. Raphaël des Estables au P. Général, Maamouret-el-Aziz, 10 janvier 1907, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Littere Superiorum 70.

23   Lettre du P. Léonard au P. Général, Mardine , 7 août 1907 ,  Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Privati 96.

24 Lettre du P. Célestin de Desio au P. Général, Mardine, 16 décembre 1909, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Privati 4.

25   F. Laurentin,  Souvenirs , 25 août 1928, Archives de la Vice-Province des Capucins au Proche-Orient, Maison S. François, Mteyleb, Liban, p. 26 – 27.

26 Le P. Raphaël, Préfet, était partie en France pour essayer de trouver de l’argent pour payer les dettes de la Mission et tardait à revenir.

27   Lettre du P. Léonard au P. Général, Mardine , 29 décembre 1909 , Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Privati 6.

28   Lettre du P. Léonard au P. Provincial, Mardine , 14 décembre 1909 , Archives des Capucins à Lyon.

29 Lettre du P. Raphaël des Estables au P. Général, Maamouret-el-Aziz, 3 janvier 1910, Archives Générales des Capucins à Rome, Fonds H72, Acta Ordinis 2.

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...et, une fois de plus, la bure franciscaine fut teinte du sang des martyrs...
LeonardMelki
© Farés Melki 2013