Théophil Joseph Rabbani (Mgr. Mikhaïl Aljamil, Assalasel Attarikhya – Les chaînes de l’Histoire, Beyrouth, 2003)
Sermon de Mgr. Joseph Rabbani, dans la cathédrale S. Georges des syriaques catholiques à Beyrouth, en 1938
Abd-el-Ahad Rabbani est né à Mossoul (Irak) en 1889 d’une famille syriaque catholique et mort au Liban (couvent du Christ Roi) le 2 mai 1973. Il fut ordonné prêtre le 11 mai 1913 sous le nom de Joseph et fut envoyé immédiatement à Mardine, sous le service de Mgr. Tappouni, qui lui confia la direction des 2 écoles, celle des garçons et celle des filles. Déporté avec le second convoi des condamnés à mort, le 15 juin 1915, comptant 266 Chrétiens, il assiste au massacre du tiers d’entre eux, quand des cavaliers, accourus de Diarbakr, annoncent le « Afou » (Pardon) du Sultan. Il fut sauvé de justesse et revint à Mardine avec les deux tiers épargnés. 1
Eglise Patriarcale S. George des Syriaques catholiques à Ghandak-al-Ghamik, Beyrouth : Facade extérieure (Ishac Armalé, Mar Ephrem, Beyrouth, 1952)
Sacré évêque de Homs et Hama, le 29/1/1928, en la cathédrale syriaque catholique de Khandak-al-Ghamik à Beyrouth, il se distingua par l’éloquence de ses sermons et par sa stricte observance des règles cléricales.
En 1938, à l’occasion du souvenir annuel des martyrs de Mardine, une cérémonie eu lieu dans la cathédrale, en présence de S. B. Mgr. Grégoire-Pierre Agagianian 2 , Patriarche des Arméniens catholiques, dans laquelle Mgr. Rabbani eut droit à la parole pour donner son témoignage, dont l’importance réside dans la proposition qu’il a faite, la première à notre connaissance, d’introduire la cause de béatification de tous ceux qui ont été massacrés à Mardine en 1915. Le texte officiel est en arabe. Nous le reproduisons ci-dessous, traduit en français, comme il a été remis par Mgr. Rabbani à la Commission d’enquête du procès diocésain de Mgr. Ignace Maloyan.
Béatitude, Excellence Revme, mes chers frères,
Je ne veux pas, en ce jour, me tenir devant vous en orateur, car il y a des solennités commémoratives imposantes, comme celle d’aujourd’hui, qui n’ont pas besoin de plusieurs orateurs. Par leur splendeur, leur grandiosité, les sublimes significations et le sentiment fin qu’elles contiennent, les nobles buts, les religieux enseignements auxquels elles tendent, le souvenir à la fois douloureux et heureux qu’elles suscitent dans les âmes, elles deviennent à elles-mêmes seules un éloquent discours qui va directement aux cœurs et effectue son œuvre admirable.
Eglise Patriarcale S. George des Syriaques catholiques à Ghandak-al-Ghamik, Beyrouth : Autel principal (Ishac Armalé, Mar Ephrem, Beyrouth, 1952)
C’est pourquoi, il fallait se contenter de ce que le Rev. Père, le zélé prédicateur, P. Andraos Ahmarani a dit : c’est une parole emmenée d’un cœur sensible, inondé par un pieux sentiment et une foi vive. Ce n’est pas étonnant que sa parole fut bien agréée et toucha profondément nos âmes. Notre vénérable orateur est un digne fils de Mardine : la ville empourprée par le sang des martyrs, appelée à bon droit la ville de la foi, et ce pour les faits de foi solide et inébranlable que nous y avons vus, entendus et constatés. Ceci nous rappelle la foi des premiers Chrétiens des trois premiers siècles. Mardine, en effet, a donné à l’Église des Saints et des Martyrs ; ceux-ci même dont, en notre réunion d’aujourd’hui, nous commémorons le glorieux martyre, subi avec les autres martyrs dont se glorifient les villes d’Ourfa, de Diarbakr, de Seert, d’Arménie, de la Mésopotamie et d’autres villes.
Ayant été un témoin oculaire d’une partie de cet effroyable carnage d’êtres humains, qui força la porte du ciel, l’ouvrant à des milliers de tout âge, sexe, communauté et classe, la divine Providence m’a accordé, aujourd’hui, à mon insu, l’honneur de participer à cette imposante solennité, qui, naturellement, ranima en moi le souvenir de ces jours-là que je ne saurais comment nommer. Quoique noirs par leur atrocité, ils restent rouges par le sang des martyrs et blancs par leurs lumineuses conséquences. C’étaient des jours dont, une fois passés, n’apprécient la précieuse valeur que les enfants de la Foi, qui contemplent le divin Crucifié qui a dit : « Pour moi, une fois élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes » (Jean 12:32).En évoquant ce vif souvenir que le cours des jours ne peut effacer, devant cet imposant et vénérable public, rassemblé ici pour rendre gloire aux martyrs du Christ, je ne puis garder le silence, d’autant plus que j’ai connu plusieurs de ces martyrs et les ai accompagnés jusqu’à leur dernière étape. Ils furent des fruits mûrs, dignes d’être servis à la table de l’Agneau Divin. Quant aux autres, ils furent rejetés et retournèrent à la terre, confus par la déception, après avoir touché le ciel ; ils retournèrent à la terre avec grand regret, une douleur et une exaspération dans le cœur, déplorant leur mauvais sort, et enviant le bonheur de ceux qui les ont devancés dans le champ du combat.
Eh oui ! C’est une commémoration glorieuse ; l’honorable comité eut raison de la ranimer chaque année ; il est digne de louange et d’appréciation pour cette juste pensée qui dénote un profond sentiment religieux.
Le comité a bien fait aussi de choisir le temps opportun pour cette commémoration entre la Fête-Dieu et la fête du Sacré-Cœur, en souvenir de celle durant laquelle eut lieu la première et la seconde déportation à Mardine. Comme si le Seigneur, dans sa Divine Bonté, a voulu choisir les hommes du premier convoi, capturés le jour de la Fête-Dieu, pour en faire des holocaustes sanglants pour vénérer le sacrifice de la messe, et ceux du deuxième, capturés le jour de la fête du Sacré-Cœur, pour en faire des victimes d’amour à la gloire du Divin Cœur.
Ils furent, en effet, dignes de cet heureux choix par leur foi solide, leur espérance forte et leur amour ardent. Le temps me manque pour rappeler de nombreux actes d’héroïsme et de vertus sublimes, exercés par nos héroïques martyrs, par lesquels ils furent un exemple et un modèle. Je me contente, à titre d’exemple, de rappeler la nuit historique que nous avons passée à Cheikhane. Cette étroite grotte, où nous avons été entassés, s’est transformée en un nouveau Cénacle de Sion d’où montait l’encens des prières et des invocations, et où la foi vive a poussé plusieurs à chercher les reliques de la Sainte Croix que quelques uns portaient, à les partager entre eux et en communier avec foi et recueillement, comme s’ils communiaient au pain de salut. Exaltés par l’amour du Ciel, ils se mirent tous à chanter l’hymne : « Nous obtiendrons, nous obtiendrons notre récompense au ciel », à tel point que les soldats chargés de notre garde s’émerveillèrent, et l’un d’eux s’approcha du prêtre et lui dit : « Comment pouvez-vous vous réjouir et chanter ainsi, sachant que les supplices et la mort vous attendent » ? Le prêtre lui répondit : « C’est un jour de noces pour nous et non de souffrance et de mort ».
Que dirai-je au sujet de l’heure effroyable quand les balles se déversaient sur nous comme une abondante pluie et quand, ligotés et brûlés par le soleil, nous nous penchions sur le canal passant par la rue pour boire ? Tous sursautaient au retentissement des balles, et chacun de nous levait la tête attendant, avec calme et fermeté son tour heureux. Les prêtres donnèrent la dernière absolution et encouragèrent à rester fidèles dans la Foi jusqu’au dernier soupir. Ce fut alors attendrissant, quand un des diacres se mit à chanter : « Saint ! Saint ! Saint ! » comme si, à l’instar de S. Etienne, il voyait par les yeux de la foi le ciel ouvert et le Fils de Dieu le regardait tenant dans ses mains la couronne de palmier ! Tous, transportés par l’esprit, persévérant dans la foi, oubliant tout, sauf le ciel et ne désirant que Dieu et la mort pour le Christ, l’écoutant ; de sorte que, quand l’amnistie pour les restants fut annoncée, l’on ne voyait que des visages assombris, des cœurs contractés et des âmes tristes, à tel point que l’un d’eux ne pouvant se retenir, cria avec regret : « C’est ainsi, donc, que nous retournons à la terre, quand il ne restait que peu entre nous et le ciel » ? !
Quelle est grandiose la religion chrétienne ! Qui donne une telle admirable force à l’homme qu’ordinairement au moment de l’épreuve, nous voyons faible, comme un roseau secoué par le vent, mais qui, par la force de la grâce, dans de tels moments heureux, devient solide comme une montagne, ferme comme un roc que les forces de l’enfer n’ébranlent pas !Et vous, ô héroïques bienheureux martyrs dont nous célébrons aujourd’hui la mémoire de votre glorieuse victoire, ô nos pères, nos enfants, nos frères, nos parents et nos amis bien aimés, qui nous avez précédés à la Patrie Céleste, soyez bienheureux et bénies soient vos âmes glorifiées. Vous avez méprisé cette vie périssable, qui n’est qu’une mort continuelle, pour gagner une vie éternelle et impérissable !
Certes, nous n’avons pas le droit de devancer le jugement de notre Mère la Sainte Église et de vous béatifier comme martyrs du Christ. Avec désir et impatience, nous attendons le jour heureux où l’Église de Dieu vous élèvera sur les autels. Mais en cette heureuse commémoration, nous sommes en droit de profiter des enseignements sublimes que votre sacrifice nous donne, et lever nos regards, nos esprits et nos cœurs vers le Très-Haut, nous détachant des choses d’ici-bas, et méditant par les yeux de la Foi, les biens éternels et durables. Nous comprendrons alors la parole du Sauveur : « Qui perd sa vie à cause de moi la retrouvera » ( Matthieu 16:25), et cette autre parole : « C’est Marie qui a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée » (Luc 10:42). L’heureux est celui qui choisit Dieu comme sa part et son sort, Lui seul est notre part, car il est pour nous le Tout.Oui ! Dieu est pour nous le Tout et tout ce qui est en dehors de Dieu n’est rien, et même moins que rien.
Et nous, frères des Saints et enfants des Martyrs, quand nous sera-t-il donné de comprendre cette vérité fondamentale à laquelle nous croyons, à savoir: Nous sommes pour Dieu et nos âmes ne trouvent le repos qu’en Dieu. C’est une vérité gravée dans nos esprits. Nous la répétons et nous y croyons tous ; mais notre foi est théorique et stérile, ballottée par les vicissitudes du siècle et les soucis matériels, étranglée par les épines de la richesse et des plaisirs terrestres. Nous vivons comme si nous n’avons pas la Foi. Nous croyons que tout en dehors de Dieu est périssable, et notre conduite est celle de celui qui s’attache au périssable et abandonne Dieu ! En ce jour de la commémoration de nos saints martyrs, renouvelons notre vive foi dans le Christ Seigneur, dans ses salutaires enseignements et dans son Église. S’il ne nous est pas donné de subir la mort des martyrs, en versant notre sang, que notre vie, au moins, soit un martyre chaque jour, en combattant les ennemis de notre salut, le monde, le corps et le diable. Acceptons ce martyre continuel par lequel seulement nous forçons le royaume des cieux. Acceptons-le avec joie et persévérance, sachant que la religion chrétienne a été fondée sur le Golgotha, sur la Croix, sur le sacrifice et les souffrances. Tout Chrétien, dans sa vie, doit avoir un Golgotha, une Croix, un sacrifice pour frayer son chemin vers le bonheur éternel et la vie immortelle au ciel.
Et maintenant, avant de clôturer cette brève parole, je n’ai qu’à exprimer, respectueusement, ma vive gratitude à Votre Béatitude, qui, par votre assistance à cette solennité, avez voulu manifester les expressions d’admiration, d’appréciation et de vénération envers nos martyrs, dont votre cœur paternel, tendre et sensible, est pénétré. Ceci n’est pas étonnant; parmi eux se trouve un bon nombre de vos enfants, devenus une fierté et un orgueil pour la chère Communauté Arménienne qui met de grands espoirs en vos notables qualités, votre haute sollicitude et votre zèle . Vous avez reçu un précieux patrimoine et des reliques sacrées qui sont les dépouilles de ces martyrs. Qui sait, si ce n’est pas par leurs prières agréables à Dieu, que vous avez été établi pasteur de cette communauté éprouvée, pour la rassembler et lui rendre ses anciennes gloires !?
Si, aujourd’hui, nous avons une supplique à adresser à Votre Béatitude, à S. Em. le cardinal notre bien aimé Patriarche, et à S. B. le Patriarche Chaldéen, constitués par le Seigneur comme chefs de ces trois Communautés éprouvées, dont les âmes des martyrs furent embrassées par le tranchant des glaives, et le sang des Arméniens fut mélangé avec celui des Syriens et des Chaldéens, pour en faire de vrais frères ou plutôt une seule nation pour le Christ ; si nous avons, dis-je, une supplique à Vous adresser, c’est de travailler, Vous tous, en usant de l’influence et de l’estime dont Vous jouissez auprès du Siège Apostolique, pour introduire la cause de béatification de nos martyrs et de leur élévation à la vénération et aux honneurs sur les autels de Dieu.
Oui ! Il nous plaît de voir, un jour, nos Communautés Orientales lever la tête, se vantant de ses martyrs et de ses saints. Il nous plaît de vénérer, un jour, sur les autels, celui qui nous a été un frère, un père, un ami, et qui est devenu pour nous un Patron et un Avocat au ciel.Sans aucun doute, Sa Sainteté le Pape Pie X I, célèbre par son affection paternelle envers l’Orient et les Orientaux, accueillera avec plaisir cette supplique et aplanira tous les obstacles. Plaise à Dieu que soient cumulés les efforts et les forces pour former un Comité commun à ces trois communautés pour cette noble fin, sous la haute surveillance de Votre Béatitude, et ce pour la gloire de Dieu, la vénération de nos martyrs, le triomphe de l’Église et la réanimation de la Foi dans les cœurs des fidèles. Ceci n’est pas difficile. Dieu fasse que nos espoirs se réalisent !
1 Jacques Rhétoré, Les Chrétiens aux bêtes, Cerf, Paris, 2005, p. 72 ; Hyacinthe Simon, Mardine la ville héroïque, Maison Naaman pour la culture, Jounieh, Liban, 1991, p. 70 ; Ishac Armalé, Al-Qouçara fi nakabat annaçara, 1919, p. 207-225.
2 Grégoire Agagianian est né en 1895. Décédé à Rome, en 1971, il fut enterré dans l'église arménienne de Saint-Nicolas. Élu patriarche de l'Église catholique arménienne en 1937 sous le nom de Grégoire Pierre XV, il occupa ce poste jusqu'en 1962. Crée cardinal par le pape Pie X II, en 1946, il fut nommé préfet de la Congrégation pour la propagation de la foi à Rome en 1958, et il y resta jusqu'en 1970. Linguiste éminent, il aurait été aussi « le cardinal le plus influent de la Curie romaine » et « l’Arménien catholique le plus célèbre de l'histoire » et « un savant excellent avec une présence distinguée ». Il était considéré comme un des favoris pour être élu pape, lors du conclave de 1958 qui a élu Jean XXIII, et lors du conclave de 1963 qui a élu Paul VI. Le synode arménien catholique, tenu à Bzommar (Liban) en septembre 2019, a demandé l'ouverture de la Cause de béatification du cardinal Agagianian.